Chapitre 5

Ça n'allait pas du tout, du tout.

C'était même une situation catastrophique.

J'étais allongée sur un fauteuil, en maillot de bain, devant le type qui m'avait sauvée la vie quelques mois plus tôt, et qui allait maintenant me tatouer la peau.

Et pour couronner le tout, Nala venait de le reconnaître.

-Hé, commença-t-elle en montrant Théo du doigt. Ça serait pas le type qui...

Je me mis à tousser bruyamment. Si je ne pouvais pas parler, je pouvais toujours émettre des sons. Et là je ne m'en privai pas.

Elle tourna la tête vers moi, interloquée, et je lui fis les gros yeux, lui signifiant de la boucler. Elle comprit le message et s'assit sur le genou de Dylan, que j'occupais un peu plus tôt. Elle sourit et observa la scène, comme s'il lui tardait de voir jusqu'à quel point ça allait dégénérer.

Théo, quand à lui, n'avait pas posé un seul regard dans ma direction. Il s'affairait avec les produits, les aiguilles, le front plissé par la concentration, les traits figés dans un masque impassible.

Je ne savais absolument pas s'il m'avait reconnu, ou s'il m'avait seulement jeté un malheureux coup d'œil.

D'un côté j'étais rassurée, puisqu'il ne semblait pas remarquer mon état de presque nudité, mais d'un autre côté, il allait bientôt me faire un tatouage alors... ça n'allait pas durer éternellement.

Et une petite partie de moi protestait en voyant qu'il était aussi détaché.

J'en profitai pour l'observer. Bon Dieu qu'il était beau ! Dix fois plus beau que dans mon souvenir. Et pourtant, je peux vous assurer que je m'en étais fait un très joli souvenir.

Il était habillé d'un marcel marron qui laissait apparaître la musculature sèche de ses bras. Il portait un pantalon baggy kaki qui tombait bas sur ses hanches. Un tatouage s'enroulait autour de son biceps droit, un serpent, me sembla -t-il. Il avait d'autres tatouages : des anneaux autour des doigts, des lettres sur les phalanges, et j'aperçus entre les bretelles de son marcel un motif sur sa clavicule droite.

Ses cheveux étaient lâchés et ses dreadlocks lui tombaient jusque sur les pectoraux. Son oreille gauche était percée d'un clou sur la partie supérieure, pas sur le lobe.

Autour de son cou, le casque audio de notre première rencontre était accroché là, comme s'il faisait entièrement parti de son corps.

Il leva subitement les yeux vers moi et ils se plantèrent dans les miens.

Ça va peut-être paraître totalement surfait, mais je crus que j'allais défaillir. Ce qui est sûr, c'est que je rougis jusqu'à la racine des cheveux. Pourtant, je ne pus détacher mon regard du sien.

Je crus lire de la surprise, puis de l'incertitude dans ses yeux verts, comme s'il ne savait pas de quelle façon il devait réagir. Néanmoins, ces expressions disparurent aussi vite qu'elles étaient venues et il retrouva son impassibilité. J'en vins même à me demander si je ne les avais pas imaginés.

Théo ouvrit la bouche et je retins mon souffle.

-Alors, qu'est-ce que tu voudrais comme tatouage ?

Oh, bon sang, qu'est-ce que j'aurais aimé entendre le son de sa voix ! J'étais sûre qu'il avait une voix posée et mâture. Comme décrite dans les livres.

Ses yeux étaient empreints d'une douceur peu commune, et je compris pourquoi mes entrailles chauffaient étrangement : il avait le même regard que celui du portrait.

Je me souvins tout d'un coup qu'il m'avait posé une question, et pas moyen de me rappeler quoi.

Je jetai un regard paniqué à Nala qui luttait pour conserver son sérieux.

-Elle voudrait le même que le mien, c'est celui-ci, du catalogue.

Elle désigna le tatouage en question à Théo, mais il ne lui jeta même pas un regard. Il avait croisé les bras et continuait à me fixer, d'un air serein, attendant quelque chose.

Je compris à cet instant qu'il m'avait reconnue. Il n'avait pas demandé à Nala pourquoi est-ce que je ne lui répondais pas, il n'avait même pas eu l'air surpris. Comme s'il savait. Et évidemment qu'il savait. C'est même moi qui le lui avait dit.

Je déglutis et hochai la tête, pour approuver ce que venait de dire Nala. Il acquiesça à son tour, lentement, et pris le catalogue des mains de Nala, sans le lui arracher, mais fermement. Il le mit devant mon nez et haussa les sourcils.

J'ouvris de grands yeux et désignai d'une main fébrile le colibri.

Il hocha de nouveau la tête, avec détermination cette fois, et un très léger sourire naquit sur ses lèvres, ce qui eut pour résultat de faire apparaître une étrange chaleur au creux de mon estomac.

Il enfila des gants et prépara l'instrument et l'aiguille.

Je jetai un regard interloqué à Nala. Elle avait la bouche grande ouverte dans une mimique de protestation et semblait vexée à un degré faramineux. Elle posa son regard sur moi et secoua la tête d'indignation.

Elle signa :

« Non, mais t'as vu ça ? Il ne m'a même pas adressé un coup d'œil alors que je lui parlais ! C'est super malpoli quand même ! »

Dylan embrassa le cou de Nala en souriant.

« Tu vois bébé, on ne peut pas plaire à tout le monde, lui chuchota-t-il à l'oreille. Moi je l'aime bien ce gars.

-Gna gna gna ! Lui répondit Nala en lui faisant une grimace. Forcément, t'aime bien tous les homos parce qu'ils ne me regardent pas, » dit-elle en croisant les bras d'un ait boudeur.

Théo ne semblait pas avoir surpris leur échange de messes basses, et j'espérais que ce soit le cas, car il aurait pu ne pas apprécier de se faire traiter de gay.

En même temps, je ne pouvais pas en être sûre à 100 %. Depuis qu'il était entré dans cette cabine, ses traits étaient dépourvus de la moindre expression. Impassibles.
 Seuls ses yeux exprimaient quelque chose. Il en émanait une chaleur, une impression de douceur naturelle.

J'aurais pu me perdre, dans ce regard.

Il prit un feutre et s'approcha de moi. Franchement, je n'aurais su décrire l'embarras dans lequel je me trouvais à ce moment. J'aurais voulu m'enterrer si profondément que j'aurais certainement atterris en Chine.

-Où veux-tu ce tatouage ?

Après avoir observé ses lèvres bouger, comme une demeurée, je clignai plusieurs fois des yeux et tapotai la partie juste au-dessus de mon maillot.

Il fit une grimace.

-Aïe, la peau est drôlement fine à cet endroit, tu risques de le sentir passer.

J'aurais voulu lui répondre que ça n'était pas grave. J'aurais même voulu essayer de plaisanter, en lui disant que je le savais déjà par exemple, à cause des gémissements de ma meilleure amie. Mais faute de moyen de communication, je me contentai de hausser les épaules, lui signifiant qu'il pouvait y aller quand même.

Il riva ses yeux dans les miens, un cours instant. Mon cœur bondit dans ma poitrine.

Puis, comme si de rien n'était, il désinfecta la partie à tatouer, décapuchonna son feutre et commença à dessiner sur mon ventre.

Ce n'est pas le froid du stylo qui me tira un tressaillement, mais la main qu'il avait posé à plat, juste sur mon nombril.

Il ne sembla pas le remarquer, Dieu merci, et continua à dessiner, les sourcils froncés, mordillant sa lèvre inférieure avec concentration.

Il se releva brusquement.

-OK, ça devrait le faire. On va commencer de suite.

Oh, non. C'était vraiment gênant au-delà du supportable. Je ne savais pas comment j'allais pouvoir subir ce malaise pendant une heure et demi.

Mais je ne saurais dire pourquoi, ce n'est pas spécialement le fait d'être à moitié à poil devant lui, alors qu'il avait sa main sur mon ventre, qui me rendait mal à l'aise, mais plutôt le fait que Dylan et Nala nous dévisageaient avec avidité, comme si nous étions sur le point de nous sauter dessus, ou je ne sais quoi.

Je posai une main timide sur le bras de Théo, attirant son attention. Il fit volte-face, alors qu'il trifouillait l'espèce de pistolet à aiguille.

J'avais dû le surprendre.

Je lui fis signe avec le plus de clarté possible de patienter « deux secondes ». Je me levai et m'assis en face de Nala et Dylan.

« Lionne Noire, est-ce que Beau et toi vous pourriez aller au mobile home me chercher mon portable ? J'ai un appel super important à passer et je l'ai oublié. »

Nala me considéra avec suspicion.

-Un appel important ? T'essaie de m'entuber, là, non ? Je te rappel que t'es sourde, comment tu comptes t'y prendre au juste ? Et ça veut dire quoi, ça 'un appel important' ? t'as un rencard avec le Président ou quoi ? On ne va pas te laisser toute seule te faire tatouer, ça craint !

J'ouvris grands mes yeux, en essayant d'y faire passer toutes les insinuations possibles.

« S'il-te-plaît, Lionne Noire. »

Elle parut profondément blessée par ma demande, mais tira Dylan par la main, qui ne comprenait pas ce qui se déroulait.

Elle secoua la tête une dernière fois avant de quitter la cabine, pour bien me montrer à quel point j'avais baissé dans son estime.

J'avoue que ça me déchirait le cœur de lui faire un coup pareille, mais franchement, c'était vraiment trop gênant de les savoir en train de me reluquer de la sorte.

Une fois seule avec Théo, qui me regardait avec curiosité, le pistolet à la main, le dermographe, devrais-je apprendre plus tard, je me rallongeai sur le fauteuil, plus très sûre que ce soit une bonne idée.

Je tendis la main vers mon jean et attrapai mon téléphone portable qui n'était absolument pas resté dans le mobile home.

Un coin de la bouche à Théo se retroussa en un sourire amusé.

-J'ai cru comprendre que tu venais de demander à ta copine d'aller chercher ton portable, non ?

Je tapai rapidement sur l'écran tactile et lui fis lire ma réponse, en essayant de rougir le moins possible.

« Oui, je sais. Mais elle me stressait à me regarder comme si j'étais sur le point d'être exécutée. »

Je lui fis un sourire contrit.

Il me répondit par un très léger sourire.

-Bon, je vais commencer, si tu veux que j'arrête parce que ça fait trop mal, fais-moi signe, d'accord ? »

Il articulait lentement, en détachant chaque syllabe, pour que je le comprenne facilement. C'était totalement inutile, puisque je lisais parfaitement bien sur les lèvres. Mais sa considération me toucha.

Je hochai la tête, puis la posai sur l'appuie-tête.

Je ne sais pas si Nala avait exagéré ou si le fait d'avoir Théo si proche de moi me distrayait, mais les piqûres me semblèrent très supportables. Je m'attendais à dix fois pire.

La main de Théo s'était reposée sur mon nombril, et cette sensation produisait de drôles de fourmillements dans mon estomac.

Le fait que nous ne parlions pas ne me dérangea pas. Je pouvais l'observer tout mon soul alors qu'il était concentré sur le dessin qui s'épanouissait sur ma peau.

Il se releva et changea la couleur de l'encre.

Il me jeta un coup d'œil et je rougis en comprenant qu'il avait remarqué que je le détaillais.

-Ça va ? Tu tiens le coup ?

J'attrapai mon portable et tapai rapidement une réponse.

« Oui, ça n'est pas aussi terrible que je le pensais. »

Ce moyen de communication étrange ne semblait pas le déstabiliser. Il lisait avec application mes messages, et répondais avec autant de sérieux.

-Oui, je pense que ta copine exagérait un peu. J'écarquillai les yeux.

« Tu l'as entendu ? »

Il eut un rire bref et la chaleur qui était née dans mon estomac se répandit dans tout mon corps.

-Tout le salon a pu en profiter, je te le dis.

Je ris aussi et il me lança une œillade où se mêlaient surprise et satisfaction.

-Je peux te poser une question ?

Je hochai la tête, curieuse et nerveuse à la fois.

-Depuis combien de temps es-tu sourde ?

Une petite partie de moi fut déçue par sa question, mais la grande partie qui restait se retint de sauter de joie quand je vis qu'il s'intéressait à moi.

Il recommença à tatouer, tout en attendant ma réponse.

« Depuis mes deux ans. J'ai attrapé la méningite bactérienne et la maladie a détruit mes nerfs auditifs »

Il s'interrompit un moment afin de lire ma réponse avec intérêt puis se remit à l'ouvrage.

-Et tu communiques toujours avec ton téléphone portable ?

« Non, avec Nala, ma meilleure amie, je parle en langue des signes et elle me répond en parlant normalement. Avec ceux qui connaissent la langue, je communique en signe. Avec les autres j'utilise mon portable. »

Je lus un intérêt sincère dans ses yeux vert alors qu'il concentrait à nouveau son attention sur mon ventre.

-C'est marrant, je me suis toujours demandé comment est-ce que vous faisiez pour signer les prénoms.

J'écrivis la réponse sur mon clavier, heureuse de voir qu'il s'intéressait sincèrement à la question.

« Eh bien c'est très simple on épelle les prénoms. Par exemple, Théo se signe ainsi : »

Il lut mon message puis leva vivement les yeux afin de voir mes mains. Je signai lentement le T, le H, le E et le O.

Il parut très impressionné. Je continuai sur ma lancée :

« Mais je n'appelle jamais les gens par leur vrai prénom. Ceux qui parlent la langue des signes utilisent toujours des « noms-signés » lorsqu'ils veulent nommer quelqu'un. Ce sont des prénoms qui sont attribués grâce à des caractéristiques physiques ou morales, pour la vie la plupart du temps. Ainsi, je n'appelle jamais Nala 'Nala', mais littéralement 'Lionne Noire'. »

Il ouvrit de grands yeux ébahis. À ce rythme-là, mon tatouage ne serait pas fini avant 9 heures du soir. Mais je m'en moquais.

-C'est super drôle ! Mais ça n'est pas mal vue par les autres de se faire appeler par des caractéristiques physiques ? Et pourquoi Lionne ?

Je souris devant sa curiosité. Le masque impassible qui le faisait paraître si froid un peu plus tôt était tombé lorsque Nala avait quitté la pièce.

« Ces prénoms sont loin d'être péjoratifs, mes parents m'appellent 'Boucle d'or' depuis qu'ils ont appris la langue des signes, il y a de cela des années. C'est autant mon prénom que 'Louanne'. La première fois que j'ai rencontré Nala, elle était avec sa mère et celle-ci est sourde. Elle nommait déjà sa fille ainsi, à cause du dessin animé je crois. Et puis ça correspond parfaitement à son caractère ».

Il hocha la tête et se remit à tatouer. A l'étincelle qui brillait sans ses prunelles, je compris qu'il avait envie de me poser d'autres questions, mais il s'abstint.

Le silence éternel qui m'entourait se remplit de concentration. Après une bonne heure et demie de piqûres, Théo se redressa.

-Voilà, j'ai fini. Tu peux aller voir le résultat dans la glace, si tu veux.

Plus pour lui faire plaisir que par réelle nécessité, j'y jetai un vague coup d'œil.

La peau était toute rouge autour et j'étais plus pressée de lui parler que d'admirer son ouvrage.

« Merci, il est vraiment très beau. »

Il hocha la tête en retour.

À ce moment précis, comme si elle avait l'oreille collée au rideau depuis une éternité, Nala entra en trombe dans la cabine.

-Ah ben quand même ! J'ai cru que ça ne se terminerait jamais.

Je plissai les yeux.

-Attends, ça fait combien de temps que tu es là ?

-Beaucoup trop longtemps, répondit-elle avec humeur.

Je revins vers le fauteuil en secouant la tête. Théo appliqua la pommade et le pansement et je pus me rhabiller.

Nala tapait du pied avec impatience, la mine renfrognée. Elle m'en voulait de lui avoir demandé de quitter la pièce. Et je la comprenais parfaitement.

Une fois prête, elle me prit par la main et me tira hors de la cabine. J'eus à peine le temps de faire un signe à Théo. Il avait le dos tourné, et s'affairait avec le dermographe.

Sa silhouette disparut derrière le rideau.

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