Chapitre 22
Nous marchions sur les quais en direction du miroir d'eau. Aucun de nous deux ne parlait, mais ce silence n'était pas inconfortable. Je crois que nous étions tous les deux perdus dans nos pensées. Nous ne nous tenions pas la main, à mon grand désarroi. Je ne savais pas trop quoi penser de la situation. Amie ? Amoureuse ? Petite amie ? Rien du tout ? Qu'étais-je au juste pour lui ?
Et puis une autre question me turlupinait. Où étaient ses parents ? Pourquoi avait-il été seul à s'occuper de Morah quand elle avait rechuté il y a deux semaines de cela ? Pourquoi ne s'était-il pas reposé sur eux ?
Je me décidai à lui poser la question. Il eut un rire bref. On pouvait lire toute la tristesse du monde sur son visage.
- Mes parents sont morts dans un accident de voiture quand j'avais douze ans.
Je portai une main à ma bouche.
- Oh mon Dieu... je suis... je suis tellement désolée.
Il me sourit avec bienveillance.
- Tu ne pouvais pas savoir. Heureusement, Morah en avait dix-huit quand c'est arrivé. Elle s'est battue bec et ongles pour obtenir ma garde et que je ne termine pas dans une famille d'accueil.
Ses yeux s'adoucirent et son visage s'attendrit.
- Elle s'est occupée de moi comme si j'étais son fils, tout en restant la grande sœur dont j'avais besoin. Elle allait à tous mes rendez-vous parents- profs, m'aidait à faire mes devoirs, bossait comme une malade la journée pour avoir de quoi me nourrir et me loger. Dès qu'elle le pouvait elle nous amenait en vacances et m'achetait toujours mes accessoires pour que je puisse continuer à dessiner. Elle a été pour moi comme une deuxième maman.
Ses yeux se perdirent dans le vague et il retrouva un air grave.
- Je ne sais pas ce que je vais devenir, murmura-t-il, quand... si elle disparaît.
Je posai une main sur son épaule.
- Rien n'est acquis. Il ne faut pas que tu perdes espoir.
- Ce n'est pas facile, tu sais. Je n'ai personne d'autre à qui me raccrocher. Je n'ai plus de famille, pas d'oncle, pas de tante, pas de grands-parents. Personne. Seulement la grande sœur qui est un peu tout pour moi. Une mère. Un père. Une sœur. Une amie. Une confidente.
Sans une hésitation je lui répondis :
- Tu m'as moi.
Surpris il se tourna vers moi. Nous nous regardâmes quelques secondes sans rien dire, lui remarquant le sérieux dans mes yeux et moi essayant de déchiffrer les siens.
Je détournai finalement le regard et fit mine de remarquer pour la première fois que nous étions arrivés devant le miroir d'eau.
- Oh regarde, on est arrivés !
Quand je le fixai à nouveau il était tout près de moi et j'eus un mouvement de recul, surprise. Il se pencha vers moi et murmura :
- Merci, Louanne.
Son regard me troubla et je rougis comme une écrevisse, mon cœur battant si vite qu'il me semblait sur le point d'exploser.
- Je... c'est...
Je me repris et plongeai mon regard dans le sien.
- Je suis sincère. Si tu as besoin de quoique ce soit, sache que je serais toujours là.
Il me sourit.
Mon cœur fondit.
Sachant que j'allais très certainement devenir cinglée si je continuais à le regarder, je me détournai et me dirigeai à pas lent vers le miroir d'eau. La surface limpide brillait sous les lampadaires et je me perdis dans sa contemplation.
Théo me rejoignit quelques secondes plus tard et posa une main sur mon épaule pour que je le regarde.
- Alors, où sont-ils, ces lutins ?
Je lui lançai une œillade espiègle.
- Ils ne se montrent qu'à ceux qui le méritent réellement. et puis seulement les soirs de pleine lune, lorsqu'il n'y a plus personne autour du miroir.
Théo regarda autour de lui en grimaçant. Le miroir, malgré la saison et l'heure, était bondé de monde.
- Ça ne doit pas arriver souvent, à mon avis.
Je lui fis un clin d'œil.
- C'est pour ça qu'ils sont mystérieux, tu ne crois pas ? Si on pouvait les voir n'importe quand, n'importe comment, où serait la magie ?
Il éclata de rire. Mon cœur bondit dans ma poitrine. J'adorais cette vision.
- Tu as trop regardé de films, toi.
Je fis une grimace, tentant de me remettre de mes émotions.
- Détrompe-toi. Je n'aime pas du tout le cinéma.
Il se tourna vers moi et m'observa comme si j'étais un spécimen rare et étrange.
- Sans rire !
- Sans rire.
Il secoua la tête.
- Mais le cinéma c'est génial. Ça te fait voyager, te fais découvrir des choses...
Je ris à mon tour.
- Non, ce sont les livres qui font ça. Les films t'abrutissent et te transforment en zombie avant même que tu t'en aperçoives.
- Si tu regardes le journal de Dorothée non-stop je veux bien mais quand même... je crois que je ne pourrais jamais me passer d'un film. Au moins de temps en temps.
Je souris et nous observâmes en silence la surface ondulée du miroir. Mes pensées partaient en tous sens, voletaient autour de lui en un amas confus de joie, d'adrénaline et de sérénité. Je me disais que, peu importe ce qu'il ressentait pour moi, j'étais heureuse, là, en ce moment, à ces côtés. Je savais que j'avais une place dans sa vie, et cela me suffisait amplement.
Je pensai tout à coup à Nala. A contre cœur je sortis mon portable et regardai l'heure.
Je soupirai de tristesse.
- Je pense que je devrais rentrer, lui dis-je d'un ton déçu. Mes parents vont se demander ce que je fais.
S'ils se rendaient compte que je n'étais plus là... et la pauvre Nala qui attendait patiemment dans ma chambre pour couvrir ma fugue. Non, il valait vraiment mieux que je rentre.
Théo hocha la tête et nous repartîmes en direction de sa moto.
Le trajet du retour fut trop court à mon goût. Je lui dis de se garer devant la maison de mes voisins pour ne pas attirer l'attention de mes parents.
Je descendis de l'engin en essayant de ne pas avoir l'air trop déçue. Pas parce qu'il ne m'avait pas avoué ses sentiments –si sentiments il y avait- ou quelque chose comme ça, non. J'étais vraiment déçue de le quitter là, maintenant, alors que je passais un si bon moment en sa compagnie.
Je retirai son casque et le lui tendis. Il l'accepta sans mot dire et continua à m'observer de son regard impénétrable.
Je m'apprêtais à faire volte-face, sans savoir comment lui dire au revoir, quand je pris mon courage à deux mains. C'était le moment ou jamais de lui montrer ce que je ressentais.
Je fouillai dans ma besace et en sortis une chemise verte que je lui tendis, mon cœur palpitant dans ma poitrine.
Il fronça les sourcils.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Ouvre-la, et tu sauras.
Il m'observa quelques secondes avant d'obtempérer. Il ouvrit le dossier et se figea quand il aperçut un morceau de la toile qu'il y avait à l'intérieur. Il me jeta un bref coup d'œil incrédule puis en sortit le premier portrait que j'avais fait de lui. Portrait que j'avais eu la présence d'esprit de glisser dans mon sac avant de quitter la maison. Il le détailla plusieurs secondes, la stupeur et l'émotion se peignant peu à peu sur son visage.
- Il faut que tu saches que j'ai fait cette aquarelle le soir de notre première rencontre, la fois où j'ai failli me faire renverser par un tramway. Tu as hanté mes pensées toute cette journée et une bonne partie de toutes celles qui ont suivies. Je ne le savais pas encore, mais j'étais...
J'inspirai profondément et plantai mon regard dans le sien. Il avait cessé de regarder le portrait. Toute son attention était maintenant focalisée sur moi et sur les mots que je m'apprêtais à prononcer.
- ... J'étais désespérément, irrémédiablement tombée amoureuse de toi.
Voilà, c'était dit. Je n'arrivais pas à croire que je lui avais fait cet aveu. Je continuai sur ma lancée, incapable à présent de me taire.
- Tu m'as tellement apportée, Théo. Tu m'as aidé à avoir plus confiance en moi, et surtout à refaire confiance aux autres. J'ai réussi à prendre la résolution de me remettre à parler, parce que je savais que dans ce monde, il y avait au moins un entendant qui le méritait : toi. Tu m'as permis d'atteindre des objectifs que je pensais inaccessibles jusqu'alors et j'ai maintenant une toute autre vision de l'avenir. Je le vois avec plus d'optimisme, j'ai confiance en mes capacités.
Je baissai le regard en poussant un rire gêné.
- Je sais que ça peut paraître dingue, alors qu'on ne s'est jamais croisés bien longtemps, encore moins adressé la parole sur une longue durée mais... je voulais que tu saches que tu as fait tout ça pour moi.
Je relevai la tête et déglutis. Théo n'avait pas bougé d'un centimètre et il me regardait avec une expression si profonde que j'avais l'impression qu'il voyait jusqu'au plus profond de mon âme. Je ne savais plus où me mettre et pourtant je ne serais revenue en arrière pour rien au monde.
Je me dandinai d'un pied sur l'autre et montrai ma maison du doigt.
- Je dois rentrer, on m'attend à l'intérieur. Je ne vais pas te dire que je suis désolée pour la tirade que je viens de te faire, parce que ce serait faux. Je pensais chacun des mots que j'ai prononcés. J'espère... J'espère que j'aurais l'occasion de te revoir.
J'allais me retourner quand il m'attrapa par la main et me tira doucement vers lui. Le cœur battant la chamade je le laissai m'attirer contre son torse puissant. Il posa avec une douceur infinie sa main calleuse contre ma joue et releva mon menton. A ce stade, je n'étais plus qu'une masse gélatineuse prête à s'écrouler sur elle-même.
- Il faut que je te dise quelque chose, Louanne.
A la façon dont ses lèvres bougeaient, je compris qu'il chuchotait. Son souffle chaud chatouillait ma bouche, faisant naître des sensations que je n'avais jamais ressenties auparavant.
De sa main libre il glissa une mèche de cheveux derrière mon oreille et son demi-sourire, celui qui me faisait fondre, apparut comme par enchantement.
- Je ne vais pas te dire que je trouve que tu es la fille la plus extraordinaire que je connaisse. Ça, j'espère que tu le sais déjà. Je vais me contenter de te dire que le jour où je t'ai vu, tétanisée sur ces rails, j'ai compris que ma vie allait changer. Et quand tu as prononcé cette petite phrase, j'ai senti mon monde s'ébranler sur ses fondations. Je ne suis pas bon pour les discours, Lou. Je ne l'ai jamais été. J'ai juste envie de te dire quelque chose.
Il recula, me lâchant tout à coup. Je restai pantoise, le souffle court et les joues rouges.
Et il me le dit. Les deux plus beaux mots au monde. Les deux plus beaux gestes au monde.
Théo me dit qu'il m'aimait, et il me le dit en langue des signes.
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