Chapitre 21
Interdite, je ne répondis rien. Je ne pouvais nier la ressemblance entre eux. La même couleur de peau, les mêmes yeux, le même sourire doux. J'essayai d'estimer son âge. Vingt-cinq ? vingt-huit ans ? Pas plus en tout cas. Elle respirait avec difficulté, sa poitrine se soulevant par à-coups. Elle avait un tuyau transparent dans chaque narine qui était reliés à une petite bonbonne.
De gros cernes noirs assombrissaient son visage. Elle n'avait pas bonne mine du tout. Pourtant, elle avait l'air vraiment heureuse de me rencontrer.
C'est à ce moment-là que je me rendis compte que ce que je faisais était très impoli. Je secouai la tête pour reprendre mes esprits et m'avançai vers elle en souriant aimablement. Je lui tendis ma main et elle la prit, la serrant faiblement dans la sienne.
- Enchantée, Morah. Je suis très heureuse de vous rencontrer. Je ne savais pas que Théo avait une sœur...
Elle lança un regard courroucé à son frère.
- Il ne t'avait jamais parlé de moi ? Le goujat ! Lui qui n'arrête pas de me bassiner les oreilles avec sa Louanne depuis bien six mois...
Je regardai Théo d'un air interloqué. Il lui avait parlé de moi ? Depuis six mois ?! Ce dernier rougissait jusqu'aux oreilles et il fusilla sa sœur du regard.
- Ne raconte pas n'importe quoi, Morah, lui dit-il en lui faisant les gros yeux. Je t'ai parlé d'elle une fois ou deux peut-être.
Morah sourit d'un air jubilatoire. Elle avait l'air de trouver la situation follement amusante. Moi j'étais partagée entre le fait de me sentir super méga heureuse qu'il ait parlé de moi à sa sœur de nombreuses fois et la déception qu'il cherche à s'en cacher. Je me dis qu'il s'agissait purement de fierté masculine.
Morah hocha la tête d'un air dubitatif.
- Hum hum, tu m'en diras tant. (Elle se tourna vers moi) Dis-moi, Louanne, qu'est-ce qui te plaît tant chez mon tête en l'air de frère ?
Si Théo continuait à rougir ainsi, il allait bientôt se transformer en poivron rouge. Et moi j'en prenais le chemin.
- J'ai... ce n'est pas qu'il me plaît... mentis-je. Je le trouve gentil, c'est tout. Il ne me regarde pas comme le font habituellement les gens. Il est... sincère.
J'avais sorti cette phrase à toute allure de peur de la regretter par la suite, ce que je commençais à faire. Théo me fixait à présent. Il donnait l'impression d'être touché. Morah nous observait, la bouche en cœur et un trop plein d'espièglerie dans les yeux.
- Je vois, je vois. Louanne, vient t'asseoir à côté de moi que je puisse parler sans hausser la voix, si tu veux bien. M'époumoner me fatigue énormément et je n'ai déjà pas beaucoup de souffle...
J'obtempérai avec précipitation et m'assis près de ses genoux. Je n'osai pas lui dire que s'époumoner avec moi ne servait à rien de toute façon, puisque j'étais sourde. Je lisais parfaitement sur ses lèvres de là où j'étais. Mais je pense qu'elle cherchait une excuse pour me voir de plus près. Et puis, peut-être que Théo ne l'avait pas averti de ma surdité... Elle me prit la main. Son regard brillait d'excitation.
- Alors, qu'est-ce que tu fais dans la vie ?
Surprise par le changement de conversation je haussai les sourcils.
- Eh bien, je suis au lycée. Je suis en Terminale L. Je suis passionnée de dessin et je...
- De dessin ! m'interrompit-elle en ouvrant grand les yeux. Comme Théo ! Décidément, quelles coïncidences ! Pourrais-tu me montrer ce que tu fais ?
Elle se mit à rire sans me laisser le temps de répondre.
- Moi j'en suis restée à l'étape bâtons pour dessiner un bonhomme. Si tu voyais ce que mon frère sait faire... c'est sublime. Mais ! J'y pense ! J'ai bien une de ses œuvres dans ma valise. Théo, veux-tu bien me l'attraper, je te prie ? Elle est dans une petite pochette en carton.
Théo pinça les lèvres et secoua frénétiquement la tête.
- Morah, non.
- Dépêche-toi, insista-t-elle, ou je demande à Louanne de le faire à ta place...
Il la fusilla du regard pour la deuxième fois de la soirée mais se résigna à obéir. Il alla farfouiller dans la valise de sa sœur pendant que cette dernière me parlait avec entrain.
- Il dessine des paysages magnifiques. Mais son plus grand talent, ce sont les portraits. Je n'ai jamais vu quelqu'un retranscrire avec autant de réalisme les émotions qui se peignent sur le visage des gens. C'est extraordinaire. Un jour il a peint un vieux monsieur tout ridé qu'il avait rencontré dans la rue. On pouvait lire sur son visage la sagesse des jours mais aussi la faiblesse et la peur. C'était hallucinant, je m'en souviendrais toute ma vie. Bon tu le trouves ce dessin ou je dois appeler les renforts ?
Théo dût lui rétorquer quelque chose d'assez acerbe parce qu'elle porta une main à sa bouche.
- Grossier personnage ! La prochaine fois je te lave la bouche avec du savon. Ça va te faire bizarre.
J'étais assez surprise d'apprendre que Théo était un dessinateur de portrait. Il m'avait pourtant dit qu'il n'aimait pas trop en dessiner et qu'il était plus dans l'abstrait et les mangas que dans le réalisme.
Il se retourna enfin avec la pochette en question.
- Pour ça il faudrait déjà que tu m'attrapes. Et tu sais très bien que j'ai toujours été le plus rapide.
Elle chassa sa remarque d'un geste de la main.
- Tais-toi et apporte-moi ça.
Il s'approcha et lui tendit le fichier en carton à contrecœur.
Morah se débattit quelques instants avec l'élastique qui me maintenait fermé. Elle avait vraiment l'air faible physiquement. Et pourtant, elle débordait d'une telle énergie mentale qu'elle irradiait la pièce.
- Bon elle va s'ouvrir cette fichue pochette ? Ah ! Voilà.
Elle sortit un portrait de son étui, me le tendit et je manquai de défaillir. Théo avait dessiné au fusain une jeune fille aux cheveux longs et à la peau pâle. Elle avait la tête baissée et regardait quelque chose qui n'était pas dans le cadre du portrait. Des mèches de ses cheveux lui tombaient sur les joues et elle souriait avec douceur. Ses yeux étaient plissés dans une expression si puissante qu'elle en était presque indéchiffrable. Dans son regard se mêlaient la douceur, la gentillesse et la compassion. Mais on pouvait aussi y lire une force peu commune et une détermination sans borne.
Jamais, jamais le reflet que je voyais dans le miroir ne m'avait renvoyé une telle image. Parce que la jeune fille sur le portrait, c'était moi.
***
Je dus retenir les larmes qui menaçaient de couler. Je ne voulais pas passer pour une chochotte. Mais la façon dont Théo me voyait était si... incroyable que je me sentais touchée en plein cœur. Je n'osai pas le regarder et préférai m'adresser à Morah à la place.
- C'est vraiment magnifique. Je n'ai jamais vu autant de sentiment dans un tableau. Vous aviez raison, Morah.
Elle me fixa d'un air réprobateur.
- Je t'en prie ne me vouvoie pas, j'ai l'impression d'avoir soixante ans ! Mais tu as raison. Ce portrait est vraiment magnifique. Mon frère sait vraiment lire dans les gens comme dans un livre ouvert, n'est-ce pas Théodore ?
Je me tournai vers lui, légèrement surprise. Théodore ?
Il avait les mains dans les poches et portait un masque impénétrable. Impossible de savoir ce qu'il pensait.
- Je t'ai déjà dit mille fois de ne plus m'appeler comme ça, Momo.
Sa sœur fit mine d'être choquée.
- Je t'interdis d'utiliser ce surnom ! Il est abominable.
Elle se tourna vers moi.
- Pour en revenir au dessin, je trouve personnellement que la jeune fille te ressemble énormément. Je me demande même...
Elle n'eut pas le temps de finir car Théo s'interposa et lui arracha le papier des mains. Il le rangea à nouveau dans sa pochette et sourit à sa sœur avec malice.
- C'est l'heure de dormir, grande sœur. Tu sais bien que les docteurs me laissent te visiter le soir à condition que je ne te fatigue pas trop et que je ne reste pas longtemps. Je crois que nous avons franchi les deux limites ce soir.
Morah parut déçue.
- Mais vous êtes là depuis à peine dix minutes. Vous pouvez rester, je ne suis pas fatiguée...
Elle se mit tout à coup à tousser. Je ne pouvais pas entendre, forcément, mais vu la façon dont tout son corps se secouait, cela devait être assez violent.
Je fis un pas en avant mais Théo fut plus rapide que moi. Il attrapa le masque qu'il y avait posé sur la table de chevet à côté du lit et appuya sur un bouton de la machine auquel il était relié.
- Là, voilà. Respire tranquillement, Morah. Doucement, inspire profondément. Le produit va faire son effet et ouvrir tes bronches. Tranquillise-toi.
Je restai là, pétrifiée par l'inquiétude. Au bout de cinq minutes, la crise passa. Théo se concentra sur moi.
- Tu veux bien nous laisser un instant, Louanne ? Je n'en ai que pour une minute.
Je hochai la tête et sourit à une Morah épuisée.
- Ce fut un plaisir, Morah. Vous... tu es vraiment adorable.
Je lui tendis la main. Elle la prit mais au lieu de la serrer elle m'attira brusquement vers elle et me prit dans ses bras. Je n'osai plus bouger, surprise par ce soudain contact.
Puis elle me lâcha et me tint par les épaules afin que je puisse lire sur ses lèvres. Elle savait, pour ma surdité.
- Ce fut un plaisir aussi, Louanne. Reviens me voir... quand tu veux. Normalement je suis... encore à l'hôpital pendant... pendant une semaine.
- D'acc... d'accord, bafouillai-je, rouge comme une écrevisse.
Je lui fis un petit signe de la main et sortit de la pièce. Je fermai la porte derrière moi et attendis patiemment que Théo sorte. Je profitai de son absence pour essayer de faire le point mais mes pensées partaient dans tous les sens et n'avait ni queue ni tête. J'étais bien trop secouée par tous les événements qui venaient de se dérouler pour penser correctement. Pourtant, une idée se distinguait nettement des autres.
Il m'a dessiné. Et sur ce dessin, je suis magnifique.
J'étais dos à la porte, en train de tenter de chercher un sens à ce qui n'en avait pas forcément quand une pression légère comme une plume se fit sentir sur mon épaule. Je sursautai néanmoins et fis volte-face.
Théo était devant moi, plus détendu que dans la chambre et souriant.
- Tu es prête ? Tu veux que je te ramène ou tu as encore du temps ?
Sans vraiment réfléchir à ce que je lui disais, je répondis sans une hésitation :
- J'ai encore le temps.
Il haussa les sourcils.
- Tes parents ne vont pas s'inquiéter au moins ?
Je réussis à retenir un reniflement ironique.
- Non, ça ne risque pas.
Je préférai ne pas lui dire qu'ils n'étaient pas au courant de ma venue ici. Il pourrait croire que je ne voulais pas que mes parents sachent que je sortais avec lui. Au sens strictement littéral du terme, bien sûr.
Nous repartîmes lentement vers le parking, sans dire un mot. Finalement, en arrivant devant sa moto, je n'y tins plus. Je me tournai vers lui et croisai les bras.
- Théo, pourquoi m'avoir amené ici ? Pourquoi m'avoir donné rendez-vous devant le festival pour ensuite me conduire jusqu'au CHU voir ta sœur ?
Il haussa les sourcils.
- Parce que tu serais venue si je t'avais donné rendez-vous devant l'hôpital ? Un peu bizarre comme rencart, tu ne trouves pas ?
Touché...
- -Oui, mais alors pourquoi m'avoir amené voir ta sœur ? Je veux dire, Morah est adorable, je l'aime beaucoup, même si je ne la connais pas. Mais je ne comprends pas. Qu'est-ce que toute cette situation à avoir avec moi ? Avec le fait que tu as mis tout ce temps pour me recontacter ?
Il s'adossa à sa moto et leva la tête vers le ciel. La nuit était claire et on pouvait facilement voir les étoiles, malgré les lumières de la ville.
Théo soupira.
- Ma sœur... Morah est atteinte de la mucoviscidose. C'est une maladie génétique létale. Un trop plein de mucus s'accumule dans les poumons et dans les organes intestinaux. Ça entraîne généralement la mort du malade par une infection pulmonaire. Et malheureusement, Morah en fait très régulièrement.
Mon cœur se serra dans ma poitrine, pourtant je ne dis rien et le laissai continuer.
- Jusqu'à il y a quelques années, elle le vivait plutôt bien. Elle avait une vie normale, mis à part le fait qu'elle devait prendre beaucoup de médicament, voir tous les jours un spécialiste pour des séances de kiné respiratoire, et qu'elle ne pouvait pas faire beaucoup d'effort. Mais elle allait bien. Et puis son état s'est soudainement dégradé. Elle toussait beaucoup plus, ne pouvait presque plus bouger, ni faire un quelconque effort sans être essoufflée. Elle enchaînait les séjours à l'hôpital parce qu'elle faisait régulièrement des infections pulmonaires. Dans son malheur, elle a tout de même la chance de ne pas avoir trop de problème du côté intestinal. Ce sont ses poumons qui sont le plus atteints. Il y a deux semaines, juste après que je t'ai quitté, on m'a appelé pour me dire de venir en urgence à l'hôpital. Ils étaient en train de la perdre, qu'ils m'ont dit. Je suis arrivé, complètement paniqué et quand je l'ai vu, je peux te dire que...
Son regard se troubla et il dut se taire quelques instants pour se reprendre.
- Elle était si pâle... ses yeux sortaient de leur orbite et elle avait des convulsions. Quand elle m'a vu elle s'est mise à pleurer. Comme si le fait de s'étouffer n'était pas déjà assez pour elle ! J'ai vraiment cru... vraiment cru que j'allais la perdre. Elle n'a que vingt-huit ans. Elle devrait pouvoir vivre encore de nombreuses années. Malheureusement, si elle ne trouve pas rapidement un donneur pour ses poumons...
Il s'interrompit, perdu dans ses pensées.
Moi je m'en voulais d'avoir été aussi égocentrique. Je m'avançai et posai une main sur son épaule.
- Elle le mérite, en effet. C'est vraiment une chouette personne. Elle me fait beaucoup penser à ma meilleure amie.
Il me lança un regard sceptique. Je ris.
- Si, si. Je t'assure. Elles sont aussi enjouées l'une que l'autre.
Je redevins sérieuse.
- Elle est sur liste d'attente ?
Théo hocha la tête.
- Oui. Elle est même en tête de liste. Mais elle a un groupe sanguin assez rare alors...
Je lui souris avec bienveillance.
- Alors rien n'est perdu. Je suis sûre qu'elle va bientôt trouver un donneur.
Il me regarda, une lueur d'espièglerie dans les yeux.
- Ce n'est pas bien de souhaiter la mort de quelqu'un, mademoiselle Louanne, on ne te l'a jamais dit ?
Je rougis et tentai de me rattraper.
- Je... non. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je...
Il se mit à rire, sa bonne humeur retrouvée.
- Je t'embête.
Je le poussai doucement en riant.
- Assez parlé de mes problèmes de famille. Tu veux aller quelque part ?
- Sur les quais et le miroir d'eau. J'adore cet endroit. Surtout de nuit. J'ai l'impression qu'en sautant à pieds joints dans l'eau je pourrais la traverser et passer dans un autre monde. Un monde parallèle peuplé de trolls et de fée. Et de lutins farceurs.
Il me tendit le casque et enfourcha son engin.
- Ça marche. On est partis pour le miroir d'eau, alors. Il me tarde de voir ce que ce monde parallèle a à nous offrir.
Je l'imitai en souriant et m'accrochai à nouveau à son torse, heureuse de pouvoir encore une fois profiter de cette proximité entre nous.
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