Chapitre 2


Chapitre corrigé ! Encore une fois, n'hésitez pas à relever les coquilles, si vous en trouvez !

À une cinquantaine de mètres de l'arrêt de Tram, se trouvait le lycée Michel-Montaigne, l'établissement que nous fréquentions, Nala et moi. C'était une grande institution où se côtoyaient un lycée d'enseignement général et des cours préparatoires aux enseignements supérieurs.

J'étais en première L, et Nala en première S.

Au début, Nala avait tenu à me suivre en L, parce qu'elle ne voulait pas se séparer de moi, ne serait-ce que le temps des cours. Mais je l'en avais dissuadée. Je savais à quel point elle tenait à son rêve de devenir chirurgienne. Je n'aurais jamais pu supporter le fait de lui fermer les portes du futur qu'elle envisageait sous le prétexte idiot que je ne voulais pas me retrouver seule en classe. Ça m'avait terrifié, évidemment. Nala et moi n'avions jamais été séparées depuis la primaire, et si j'avais eu d'assez bonnes notes en math je l'aurais moi-même suivi dans la filière scientifique, mais ça n'était pas le cas. De toute façon, son absence n'avait pas été aussi insupportable que prévu. Je n'avais pas d'autres amis, à proprement parlé, mais j'avais de bonnes notes et on pouvait très facilement échanger avec moi. Mes camarades de classe m'aimaient bien, visiblement. Quand il s'agissait de se mettre en groupe ou en binôme, j'étais toujours l'élève que les autres s'arrachaient.

Et puis, Nala et moi nous retrouvions toujours après les courts et pendant les pauses. Nous avions même un court en commun, celui de Morticia, puisqu'elle avait pris anglais en option, et que moi aussi.

Contrairement à moi, Nala s'était fait plein d'amis dans sa nouvelle classe. Je la voyais constamment sortir des salles entourée d'un amas de groupies excités, tous empressés d'obtenir ses faveurs, quand moi je la rejoignais seule. Ça devait être ça, la popularité. En attendant, Nala laissait invariablement derrière elle ses fans et nous nous retrouvions finalement seules pendant les pauses et le déjeuner, comme au bon vieux temps. Elle n'avait pas changé d'un iota, et ça me rassurait.

Nous nous approchâmes de l'entrée du lycée, où un groupe faramineux d'élèves étaient rassemblés et bavardait en petits ou grands comités. Certains fumaient, et à l'odeur, je pouvais affirmer qu'il n'y avait pas que des du tabac, dans certaines des rouleaux.

L'année précédente, j'aurais certainement baissé la tête pour fixer mes chaussures, me coupant totalement du reste du monde. C'était un des avantages à être sourde. Si j'examinais mes pieds en marchant, je pouvais oblitérer tout ce qui m'entourait, y compris les hypothétiques chuchotements que ma présence pouvait déclencher ou le poids du regard des autres. Or, je m'étais finalement aperçu que mon handicap ne perturbait plus personne. Cela faisait longtemps que les ragots avaient trouvé d'autres cibles que ma surdité, et la plupart des élèves ne faisaient même plus attention à moi, quand je les croisais. Mieux encore, ceux de ma classe et de celle de Nala me saluaient avec chaleur. J'avais trouvé un réconfort immense en m'apercevant que j'avais été acceptée telle que j'étais, et qu'on ne me jugeait pas.

Ou qu'on ne me jugeait plus, dans tous les cas.

Nala n'avait jamais eu de tels états d'âmes, évidemment. Elle marchait toujours la tête haute, comme à cet instant, et se délectait de l'attention que son arrivée ne manquait pas de soulever. Elle enfilait toujours un masque arrogant quand nous nous trouvions parmi nos paires, comme si elle aimait à rappeler aux autres que c'était elle, la star du lycée. Ma meilleure amie aimait faire forte impression. Je ne comprenais pas cette différence de comportement. La douceur et la bienveillance qu'elle manifestait envers moi, et l'orgueil méprisant qu'elle déployait devant les autres.

Un garçon la regarda passer, ses mains figées dans un geste interrompu, sa cigarette immobile coincée entre ses lèvres. Sa copine, une fois hors de l'angle de vue de Nala, le frappa sur le bras du plat de la main.

Alors que nous nous approchions de la grande porte en bois, en forme d'ogive, je surpris Nala à plisser les yeux dans une expression qui aurait fait fuir Chuck Norris en personne.

Je plaignis immédiatement le pauvre bougre à qui était destiné ce regard.

Lorsque je suivis la même direction qu'avaient pris ses yeux, j'aperçus un jeune homme adossé au bâtiment de l'entrée, un sourire malicieux sur les lèvres.


Dylan.

Nala redémarra vitesse grand V et je soupirai déjà à la perspective de la « petite » altercation qui allait suivre. Je dirigeai toute mon attention vers Nala et lui, histoire de ne pas en perdre une miette.

Ma meilleure amie s'arrêta à cinq centimètres de son amoureux, de sorte qu'elle devait lever la tête à s'en tordre le cou pour le regarder dans les yeux. Leur différence de taille était presque indécente. Elle si petite et menue, lui si grand et musclé. On aurait dit la définition vivante de l'oxymore.

Dyla conserva son petit sourire, sa lèvre étirée sur le côté, ce qui creusait une merveilleuse fossette sur sa joue gauche, malgré l'air passablement mécontent de sa petite copine.

Comment Nala pouvait-elle lui résister ?

— Dylan, je t'ai déjà répété un million cinquante-six mille trois cent cinquante-neuf fois de ne pas venir au lycée, cracha-t-elle entre ses dents.

Dylan se contenta d'élargir son sourire et j'observai intensément Nala, curieuse de voir sa réaction. Elle semblait bouillir intérieurement. Dylan se concentra finalement sur moi, ce qui m'obligea à m'arracher à la contemplation de l'arme de destruction massive qui se trouvait à ma droite.

— Hey beauté, ça va ?

Il me fit la bise et je lui répondis avec un petit clin d'œil.

Dylan m'adorait, mais il adorait encore plus faire enrager l'amour de sa vie. Et moi il était vrai que, de temps en temps, j'aimais bien lui donner un coup de main. Histoire de rendre à Nala la monnaie de sa pièce. Après tout, elle se montrait tellement garce avec tout le monde qu'il fallait bien que moi, sa meilleure amie, je rétablisse une forme d'équilibre...

— Dylan ! siffla Nala pour attirer l'attention de son petit-ami. Je suis sérieuse ! La dernière fois que tu es venu, non seulement le lycée n'a parlé que de ça pendant une semaine...

— Je croyais que tu adorais être au centre de l'attention ?

— ... mais en plus j'ai été obligée de botter le train à toutes les nanas qui gloussaient à qui mieux mieux en bavant sur tes abdos. Qu'elles n'avaient pas vus, d'ailleurs.

— Ce qui te donne un avantage sur elles.

Les regarder se disputer, c'était comme observer un match de ping-pong : impossible de savoir qui allait finir par faire un smash.

Avec un rapide coup d'œil autour de moi, je remarquai que la quasi-totalité du lycée écoutait la conversation comme s'il était devant la dernière émission de télé-réalité à la mode. Sauf que je suppose que le silence qui s'était installé alerta Nala, parce qu'elle se retourna brusquement, ses yeux lançant des éclairs qui auraient fait la fierté de Zeus, j'en suis sûre.

Instantanément, toutes les têtes se détournèrent et tout un chacun sembla engagé dans une conversation d'ordre existentielle. Nala se reconcentra sur Dylan et je compris que la suite allait être interminable tout en ayant une issue des plus prévisibles : baisers langoureux en perspective, auxquels je ne préférais pas assister.

Je m'éclipsai donc et marchai tranquillement vers la porte du bâtiment.

Je me repassai leur dispute en tête, amusée, lorsque mon regard tomba sur un groupe de garçons agglutinés devant l'entrée.

Mon sang ne fit qu'un tour.

Oh non...

Je priai déjà pour qu'ils ne m'aient pas remarquée, lorsque le chef de la bande, un certain Maxime, planta son regard bleu acier sur moi.

Il donna un coup de coude à un de ses copains à sa gauche et se dirigea vers moi avec un sourire de prédateur. Je me retournai, paniquée, dans l'intention de rejoindre mes deux amis, mais un des acolytes de Maxime était passé derrière moi et me barrait le passage.

Je regardai à nouveau Maxime et déglutit avec difficulté. Je savais que j'avais exactement la même tête que la gazelle, lorsque le lion est en train de l'étrangler. Une expression de désespoir et de panique la plus totale. Et c'est ça qu'il aimait. Me terroriser.

Je reculai jusqu'à effleurer le torse de celui qui me bloquait le passage. Maxime pencha la tête sur le côté, un sourire amusé sur les lèvres. Il me rejoint en roulant des épaules et posa un regard inquisiteur sur moi. Je me sentis blêmir.

— Hé ! Est-ce que ça ne serait pas ma petite malentendante préférée ?

Paralysée, je sentis mon sang se glacer dans mes veines.

— J'aurais vraiment besoin de ton aide pour résoudre un exercice de maths qui me donne un peu de fil à retordre, a-t-il musé avec un sourire en coin, le genre à faire craquer les filles.

Mais je savais ce que cachait ce sourire. C'était juste un joli masque qui dissimulait la noirceur de cœur de celui qui le portait.

Maxime était un Terminal S, blond aux yeux bleus. Il n'était pas moche, mais son regard me donnait la nausée. Il avait passé la quasi-totalité de son temps depuis que j'étais arrivée au lycée à trouver de nouvelles façons de me persécuter. Et depuis qu'il savait que j'étais bonne élève, il me rackettait dès que l'occasion se présentait en me forçant à faire ses devoirs. Ou plutôt, dès que Nala n'était pas dans les parages.

Le manège avait duré quelques semaines avant que ma meilleure amie ne découvre le pot aux roses. Elle m'avait traînée jusque chez le proviseur sans écouter mes protestations et m'avait quasiment menacée de mort lente et douloureuse si je ne lui racontais pas ce que je vivais depuis plusieurs mois. Du coup, j'avais raconté, et Nala avait traduit. Avec quelques fioritures de son cru, à mon avis, parce que Maxime avait carrément eu l'interdiction de m'approcher. Et Nala en avait rajouté une couche en menaçant mon bourreau de « lui casser la gueule » si jamais il m'adressait à nouveau la parole.

Ce qui ne l'avait pas arrêté, vraisemblablement. À croire que j'étais une tentation bien trop grande pour qu'il y résiste, telle un moustique attiré par une lampe électrique. Malheureusement, je n'avais pas le pouvoir de l'électrocuter, moi.

J'avais vécu un véritable cauchemar, à faire des crises d'angoisse avant de venir au lycée, mais ce matin je n'avais même pas pensé à lui. D'abord trop de bonne humeur, puis trop choqué. Et je n'avais pensé qu'au jeune homme du tramway. Et à présent, je devais me débrouiller seule pour me débarrasser de ce nuisible.

Je le fusillai du regard, arborant mon expression la plus menaçante et fis un pas sur le côté pour le contourner, ignorant volontairement sa présence, ses mots, et la peur qu'il m'inspirait. Je n'avais pas fait quatre pas qu'une main s'abattait sur mon épaule et me faisait faire volte-face. Je poussai un cri, effrayée, et me recroquevillai sous l'expression ahurie et menaçante de Maxime.

— Depuis quand tu me tournes le dos, toi ?

Les larmes commençaient à envahir mes yeux mais je les refoulai avec énergie. Je ne pouvais pas laisser ce pervers constater à quel point il me terrifiait. C'était lui donner une emprise sur ma vie et je ne pouvais pas le permettre.

— Je ne suis pas... ton... esclave !

J'avais prononcé ces six petits mots avec lenteur, en articulant au mieux, mais je n'avais pas parlé depuis des années et j'étais carrément rouillée. Ça a au moins eu l'avantage de décontenancer Maxime au plus haut point. Il n'avait jamais entendu le son de ma voix et il resta bête un bon moment avant de reprendre contenance

Un sourire moqueur s'étira finalement sur ses lèvres et il éclata de rire. Il se tourna vers ses acolytes, hilare.

— Vous avez compris quelque chose ?

Les autres rirent à leur tour en me regardant comme si j'étais un déchet. Comme si j'étais écœurante. Je sentis ma colère et mon courage fondre comme neige au soleil. ma détermination me quitter.

Maxime s'appuya négligemment sur un arbre, à proximité.

— Si je peux te donner un conseil, tu devrais éviter d'essayer de t'exprimer oralement. Les sons qui sortent de ta bouche ne font pas très... humain. On dirait que tu es attardée. Et ça ruine tout ton sex-appeal. Après je dis ça pour te rendre service, hein ?

J'eus la sensation qu'on me poignardait en plein cœur. C'était exactement à cause de paroles telles que celles qu'il venait de prononcer que j'avais arrêté de parler. Comment pouvait-il se montrer aussi cruel ? Qu'est-ce que ça lui apportait ? Que lui avais-je fait pour mériter ça ?

— Bon écoute, je ne vais pas te mentir, j'ai vraiment besoin d'avoir une bonne note avec ce DM. Alors je te propose un truc : on se retrouve dans un café, tu m'aides à faire le devoir et qui sait ? On pourra peut-être même joindre l'utile à l'agréable !

Il me fit un clin d'œil et je dus retenir un haut-le-cœur. J'étais coincée, pétrifiée, même. Je n'osais ni répondre ni bouger. Je me sentais anéantie à l'intérieur, faible et sans défense. Je dus baisser les yeux pour ne pas que mon persécuteur y décèle les larmes qu'il y avait fait naître. Un pouvoir qu'il avait sur moi et que je n'étais pas assez forte pour combattre.

Au travers du brouillard de ma vue, j'aperçus un mouvement brusque, juste à l'endroit où se tenait Maxime quelques secondes plus tôt. Je levai la tête et posai mes yeux sur son visage. Maxime était devenu aussi blanc que son T-shirt.

Je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule et retint un hoquet de soulagement en découvrant un Dylan furieux se diriger dans notre direction, Nala sur les talons. Ils avaient tous les deux l'air de vouloir tuer quelqu'un. J'avais comme une idée sur l'identité de leur imminente victime.

Dylan me dépassa sans s'arrêter et empoigna Maxime par son éclatant T-Shirt. Celui-ci leva les bras en signe de paix, ne cherchant même pas à se dégager. Nala poussa violemment un des acolytes de Maxime en le fusillant du regard et passa son bras autour de mes épaules, l'air plus furieux que jamais. Dylan et Maxime étaient de profil, mais j'arrivais à lire sur les lèvres de mon ami alors qu'il crachait au visage de mon bourreau.

— Écoute-moi espèce d'enfoiré, la première fois, on a été sympa. On t'a juste dénoncé au principal. T'as le droit à une seconde chance aujourd'hui. Mais je te jure mon pote que si j'apprends que t'as ne serait-ce que posé les yeux sur Louanne d'une façon qui l'indispose, ça ne sera pas au lycée que je viendrai te demander des comptes, d'accord ? Et tu ne te retrouveras pas simplement avec un T-Shirt minable au col froissé. Je me suis bien fait comprendre ou faut que je te fasse un dessin ?

Il secoua violemment Maxime une fois et celui-ci répondit très rapidement :

— OK, OK, mec. Calme-toi. On est cool.

— Non, nous on est cool, ducon. Toi t'es l'équivalent d'un moustique dans cette société : tout juste bon à nourrir les piafs ou à être écrasé contre un mur. Maintenant tire-toi avant que je décide que ça vaut plus le coup de te démolir sur place.

Dylan lâcha Maxime d'une secousse et ce dernier se redressa en défroissant son vêtement d'un air vexé. Il nous jeta un dernier coup d'œil, à Nala et moi et fit demi-tour en secouant la tête quand ma meilleure amie le salua avec un doigt d'honneur. Ses amis le suivirent de près et nous nous retrouvâmes soudain seuls dans ce coin du lycée.

Dylan se rapprocha de moi, toute trace de colère disparue, arborant un masque d'inquiétude.

— Ça va ma belle ?

J'acquiesçai, même si ce n'était pas vrai. Non, ça n'allait pas.

Alors que Dylan nous disait au revoir et demandait à Nala de surveiller Maxime, une petite voix intérieure me souffla qu'il en serait toujours ainsi : je ne serais jamais autre chose que la petite sourde incapable de se défendre sans l'aide de ses amis.

Qu'une couarde. Qu'une handicapée.

Dépendante des autres, pour le restant de ses jours.

***

Ce soir-là, lorsque je rentrai chez moi, harassée, je trouvai la maison vide.

J'inspectai toutes les pièces du rez-de-chaussée et découvris un petit mot sur la table de la cuisine :

« Nous sommes chez Mamou, elle nous a invités à manger, ce soir. Rejoins-nous quand tu veux. Je t'aime, maman. »

J'observai le bout de papier un moment, les yeux dans le vague.

Mamou était ma voisine. C'était aussi ma Grand-mère. Une petite femme toute en rondeurs, en apparence revêche, mais qui en réalité avait le cœur sur la main. Comme toutes les grands-mères dignes de ce nom, elle nous concoctait de délicieux petits plats et des gâteaux au chocolat merveilleux (bien meilleurs que ceux de sa fille), lorsque nous allions lui rendre visite. Elle s'arrangeait toujours pour me donner de l'argent de poche lorsque je la croisais. Ça me mettait relativement mal à l'aise étant donné qu'elle n'était pas aussi riche que nous, mais elle ne voulait rien savoir.

Je restai devant la table de la cuisine quelques secondes, mon esprit vagabondant, puis secouai la tête et me dirigeai à l'étage, vers ma chambre. Tout bien réfléchi, c'était une bonne chose que la maison soit vidée de ses occupants. Je n'avais pas ainsi à feindre la bonne humeur. Ou la joie. J'aurais juste à aller m'installer devant mon chevalet et à évacuer l'énorme boule coincée dans mon œsophage en déversant ma peinture sur la toile.

Mon téléphone vibra dans ma poche, me faisant faire un bond, et je me mis à fouiller frénétiquement pour l'attraper.

C'était un texto de Nala. Je le lis et levai les yeux au ciel :

« Tu devrais VRAIMENT dénoncer cet abruti. Ça lui ferait les pieds. »

Je fourrai mon portable dans ma poche en secouant la tête. Il était HORS DE QUESTION que je dénonce qui que ce soit à la police, surtout pour une histoire aussi débile. Maxime était certainement un garçon mal dans sa peau et malheureux chez lui, et je n'avais pas envie d'aggraver sa situation et la mienne en même temps. Nala allait devoir vivre avec.

Mon portable vibra de nouveau, et je m'arrêtai une nouvelle fois dans mon élan. Je le sortis en soupirant et lut le nouveau message de ma meilleure amie :

« Maxime est un sale riche pourris-gâté par des parents qui doivent penser qu'il est la huitième merveille du monde. Un procès aux fesses ne lui fera pas de mal. »

Je secouai la tête, désabusée. Parfois je me demandai si Nala n'avait pas implanté une puce espionne dans mon cerveau pour pouvoir lire dans mes pensées.

Je lui répondis, sachant qu'autrement je n'aurais jamais la paix :

« Je n'ai pas envie de parler de ça ce soir, je suis fatiguée et je vais me coucher. On en discutera peut-être demain. »

Je mis mon portable en mode silencieux, le rangeai définitivement dans ma poche et montai les escaliers. Je changeai de direction au dernier moment et partit prendre une douche chaude. J'avais besoin d'être réchauffée. La maison me paraissait étrangement froide.

Sous le jet d'eau chaude, alors que je fixai la mosaïque du mur, je me repassai ma journée en accéléré, distraite malgré moi. Mon humeur n'avait pas été au beau fixe, aujourd'hui. Nala avait bien tenté de me remonter le moral, mais j'avais subi beaucoup trop d'émotions fortes -négatives- pour les oublier aussi vite, comme on essuie les inscriptions sur un tableau d'un coup d'éponge. Je me sentais épuisée, autant physiquement que moralement. Je savais que ça passerait, mais il y avait des jours où je ne pouvais pas m'empêcher de penser que ce monde n'était pas fait pour moi. Pas forcément parce que j'étais sourde, même si c'était dur de vivre dans un monde fait pour être entendu. Non, surtout parce que je n'y trouvais pas ma place. Je m'en sentais étrangère, rien que par ma façon de voir les choses, de les percevoir, comme si j'étais une extra-terrestre qui ne parvenait pas à s'adapter à la planète Terre.

Je ne me sentais pas la force de le combattre. J'étais dépendante des autres et, malgré ma forte envie de me libérer de ces murs derrière lesquels je m'étais moi-même enfermée, je n'arrivais pas à les faire tomber.

Lorsque je me rendis compte que mon corps se métamorphosait en pruneau, je pris la décision courageuse de m'aventurer hors de la cabine de douche. Rester une demi-heure sous le jet d'eau bouillante m'avait un peu revigorée et m'avait donné la motivation nécessaire pour me plonger à corps perdu dans mon plus grand exutoire.

J'enfilai rapidement mon pyjama et courus m'enfermer dans le Sanctuaire.

C'est ainsi que je nommai affectueusement ma chambre. Mon havre de paix. Mon atelier, là où mes rêves les plus fous se réalisaient, là où, de la pointe de mon crayon pouvait naître un nouveau monde. Rien que pour moi.

C'était une pièce rectangulaire qui abritait mon lit, mon dressing, ma coiffeuse et tout mon matériel de peintre. J'avais transformé les quatre murs en une scène dans la jungle, avec des oiseaux et des fleurs multicolores, des ruines cambodgiennes en arrière-plan et un jaguar à demi-dissimulé derrière la végétation luxuriante, si bien que, quand j'entrais dans le Sanctuaire, j'avais l'impression de pénétrer dans un autre monde.

Mon monde à moi.

Je fermai la porte derrière moi et ressentis un frisson d'excitation à l'idée de me poster devant mon chevalet et de me jeter à corps perdu dans ma passion. J'éprouvais toujours un grand plaisir et une forme d'euphorie lorsque je m'apprêtais à créer. Des sensations que seule la peinture me procurait.

Ce soir-là j'étais encore plus enthousiaste qu'à l'accoutumée. J'avais vraiment besoin de m'extirper du monde cruel que j'étais obligée d'arpenter en journée et de me plonger dans le mien. Mais plus encore, je voulais poser un visage bien particulier sur ma toile. Faute de pouvoir le toucher, je devais le recréer.

Je stationnai quelques secondes devant ma table sur trépied, où se disputait gouache, peinture à l'eau, peinture à l'huile, fusain, crayon à papier gras et moins gras, pinceaux de toutes tailles en poil synthétique, animal...

Je me demandai quel matériel j'allais utiliser pour le représenter. De l'aquarelle ? Non, trop onirique. Je ne voulais pas faire de mon sauveur, qui me semblait déjà presque sortir d'un rêve, une apparition encore plus lointaine qu'il ne l'était déjà. Pas de peinture à l'huile non plus...

Je saisis un fusain d'une main hésitante, mais aussitôt coincé entre mes doigts, je sus que c'était la bonne décision. Je fermai les yeux quelques secondes afin de me remémorer avec précisions le visage du jeune homme et m'abandonnai complètement à mon art.

Les sourcils froncés, tout à ma tâche, je me laissai emporter. Lorsque je peignais, la réalité n'existais plus. Je ne permettais même plus aux pensées cohérentes de se frayer un chemin dans mon esprit. Je ne donnais l'accès à cet univers qu'aux émotions brutes, les laissais me guider, presque dans une transe, vers le résultat que je recherchais. J'étais en train de créer un univers parallèle. Le mien. Celui dans lequel le garçon inconnu serait représenté à ma façon, tel que je le voyais. Cet univers-là, c'était moi qui le contrôlais. Personne d'autre n'avait de prise dessus.

Le plus simple fut de dessiner ses cheveux. Grâce à des fusains de différentes épaisseurs, je réussis à transmettre cette impression de masse. De longues et fines dreadlocks rassemblées en queue de cheval basse. J'esquissai ensuite son nez, légèrement busqué. Puis ses lèvres. Celle inférieure étant plus pleine que la supérieure. Des pommettes saillantes, des sourcils épais, mais bien dessinés pour un homme. Le plus dur, ce fut l'expression de son regard.

C'était toujours le plus dur. Mais là, je me retrouvai face à un défi de taille : retranscrire avec précision cet instant fugace où il s'était retourné, juste avant de partir pour de bon, et m'avait demandé de faire attention à moi. Cette fraction de seconde où de petites rides avaient adouci le coin de ses yeux et que ses prunelles avaient brillé. À la fin, je rajoutai une touche de vert dans ses iris, deux émeraudes dans cet océan anthracite.

Une fois la toile terminée, je me frottai les yeux et fixai un long moment mon lit à baldaquin beige. J'avais besoin de sortir son image de mon esprit, afin de me faire une opinion le plus neutre possible. Mais je n'arrivais plus à décrocher mon attention du meuble. Je me sentais tout à coup effrayée de jeter un regard final à mon œuvre. Presque voyeuse. Intrusive.

Je rassemblai mon courage et laissai finalement mes yeux dériver vers mon chevalet. Je restai immobile un long moment à contempler ma toile, le cœur battant.

Pas de doute, c'était bien lui. Exactement comme je le voyais dans mon souvenir. Sauf qu'il n'y avait que maintenant que j'avais son portrait sous les yeux que je prenais réellement conscience du charme émanant de ses traits. Mon Dieu, qu'il était beau ! L'avais-je idéalisé ou étais-je simplement plus calme à cet instant, ce qui me permettait de le réaliser ? Après tout, j'avais manqué d'être percutée par un tramway lors de notre rencontre. Je n'avais pas vraiment songé à m'attarder sur son charme...

Mes doigts se levèrent d'eux-mêmes et vinrent effleurer la pommette de mon modèle. J'avais réussi à retranscrire son expression avec une précision époustouflante et je me sentais partagée entre fierté et gêne. Avais-je le droit de croquer ainsi un parfait inconnu, sans son aval et surtout de contempler son portrait aussi longtemps ?

Je haussai les épaules. De toute façon, je ne recroiserais jamais mon sauveur. Je pouvais bien me garder un souvenir à chérir. Il ne pourrait pas le savoir et ne m'en voudrait pas pour cet écart de conduite. Écart de conduite qui n'en était pas vraiment un, d'ailleurs, puisqu'il m'arrivait assez souvent de dessiner ou peindre des inconnus croisés dans la rue.

D'habitude, je ne m'en sentais pas gênée. Mais là, j'avais la sensation étrange d'outrepasser mes droits.

Je soupirai et laissai la toile sur le chevalet, me sentant vide, tout à coup. Je la rangerai avec les autres le lendemain, dans mon grand carton.

Je m'enfouis sous les couvertures et, pourtant, mon regard vint se poser de lui-même sur la toile, éclairée par le clair de lune. Le jeune homme semblait plus mystérieux avec les quelques rayons de lune jouant avec les deux émeraudes de ses yeux.

De là où je me trouvais, il paraissait sur le point de s'animer et de sortir de la toile, plus vivant encore que dans mon souvenir.

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