Chapitre 19

De rien.

Tout d'abord je crus que j'avais mal lu sur ses lèvres. Peut-être avait-elle dit complètement le contraire et que j'avais mal compris ?

S'apercevant de mon trouble et mettant définitivement fin à mes divagations, elle me saisit par les épaules et me mit sur mes pieds. Je me raidis, tétanisée par la surprise.

- Mais... mais Nala... réussis-je à balbutier.

- Il n'y a pas de « mais, mais Nala » qui tienne ! Tu t'attendais à quoi ? Tu l'as voulu ce rendez-vous, tu l'as ! Tu l'as attendu ce message ? C'est bon aussi. Alors tu ne vas pas tout gâcher en jouant la mijaurée ! Il est dix-huit heures trente, tu as rendez-vous dans une heure, et il faut bien un quart d'heure pour aller à Bègles. Il faut que tu sois partie à pile, grand max.

J'ouvris la bouche pour protester, mais elle était déjà à l'autre bout de ma chambre et se mit à farfouiller dans mon dressing. Elle marmonnait toute seule dans sa barbe, et je dus me mettre en face d'elle pour comprendre ce qu'elle disait :

- Non pas celui- là... celui-ci non plus. A voilà, ça c'est parfait.

Elle sortit un jean slim d'une étagère ainsi qu'un petit top blanc en soie.

- Voilà, ce n'est pas trop habillé, mais c'est aussi chic. Comme ça tu seras classe tout en jouant la carte de l'indifférence. Il ne faut pas l'effaroucher, le mignon.

Elle se déplaça à la vitesse de la lumière et attrapa ma trousse de maquillage qui trônait sur une étagère. Je sentis l'excitation et l'adrénaline se mêler tout à coup à la tension.

- Une douche n'aurait pas été du luxe mais on n'a visiblement pas le temps et puis ça éveillerait l'attention de tes parents... tes parents ! Par tous les saints du paradis, j'ai failli oublier.

Elle me poussa sans ménagement vers la porte de ma chambre. Elle se plaça finalement devant moi pour que je puisse lire sur ses lèvres.

- On ne peut pas te maquiller et t'habiller tout de suite ! Tu vas d'abord descendre et tu vas leur dire que tu ne veux pas être dérangée.

- Mais... mais quelle excuse je leur donne ?

Elle chassa ma question d'un geste de la main.

- Je n'en sais rien, moi ! Dis-leur que tu as des nausées, que tu as tes règles ou que tu as décidé de dormir à poil, que sais-je ! Débrouille-toi juste pour qu'il ne monte pas te dire bonne nuit !

Elle me poussa et je dévalai l'escalier, me demandant dans quel pétrin j'étais en train de me fourrer.

Mes parents étaient en train de regarder la télévision et le son devait être assez fort parce qu'ils n'avaient pas entendu ma dégringolade. J'inspirai profondément et m'avançai dans le salon en ménageant un sourire contrit. Mes parents se tournèrent en même temps vers moi, la même expression inquiète peinte sur le visage.

Ils se levèrent aussitôt.

- Boucle d'Or, ça va ? Tu ne te sens pas bien ?

Ma mère avait l'air vraiment inquiète et je m'en voulus d'avance pour le mensonge que j'allais leur servir.

- Non, non, je vais bien mais je...

- Tu ne devrais pas descendre les escaliers toute seule, Boucle d'Or, m'interrompit mon père. Tu es encore faible. Où est Lionne Noire ? Elle aurait pu t'aider.

Je cherchai rapidement une excuse.

- Je... elle est partie.

Ma mère haussa les sourcils de surprise.

- Sans nous dire au revoir ?

- Elle... Elle ne voulait pas vous déranger. Ecoutez, je suis descendue pour vous dire bonne nuit.

Le visage de mes parents se radoucit et ma culpabilité monta en intensité.

- Mais ma chérie, il ne fallait pas, on serait monté nous-même !

Il fallait que je trouve une excuse, et vite !

- Je ne voulais pas vous déranger. En plus je suis très fatiguée et je vais me coucher tout de suite. Donc je ne voulais pas que vous montiez et que vous me réveilliez sans le faire exprès. C'est tout.

Ma mère hocha la tête.

- Je comprends. Je vais t'accompagner à l'étage pour ne pas que tu tombes.

- Non !

Mon exclamation nous étonna tous les trois. Je me repris rapidement.

- Je veux dire, non c'est bon, je peux y arriver toute seule, je suis une grande fille.

Je leur fis mon plus beau sourire, les embrassai rapidement, sans leur laisser le temps de protester et fis volte-face, courant presque dans ma fuite.

J'atteignis le haut des escaliers et me retournai. Ils ne m'avaient pas suivi. Je soupirai de soulagement et ouvris la porte de ma chambre.

Nala attendait en trépignant d'impatience.

- Oh là là, on n'est pas passé loin de la catastrophe ! Bon, assez parlé, enfile-moi ça et silencieusement, je te prie.

J'obtempérai et m'habillai rapidement. Nala faisait les cent pas dans la chambre, continuant à parler en langue des signes, pensive.

- Un taxi t'attend au coin de la rue. Je lui ai donné l'adresse et lui ai demandé de t'attendre un peu si besoin. Bien sûr il va te falloir peut-être être patiente, la ponctualité n'est pas toujours le fort d'un garçon. Si jamais il met plus de temps à arriver que prévu, tu m'envoies un texto et Dylan viendra te chercher. Il ne sera pas content de sortir de chez lui à cette heure-là, ce gros flemmard, mais après tout on ne lui demande pas son avis. Moi je continuerai à monter la garde ici.

Elle se retourna vers moi quand elle s'aperçut que j'avais fini d'enfiler mes vêtements. Elle me jaugea d'un œil expert et approuva d'un signe de tête.

- Bien. On va te coiffer, maintenant. Une queue de cheval fera très bien l'affaire. Ce n'est pas formel, mais en même temps les gars adorent ça. Un peu de mascara, pas la peine de te tartiner un pot de peinture sur la figure, et on a fini. Qu'est-ce que t'attends, bourrique ? Assis-toi que je puisse te la faire, cette queue de cheval !

Je m'assis immédiatement, complètement dépassée par les évènements. Qu'est-ce qui lui prenait à être excitée comme ça ?

Elle me coiffa puis me maquilla avec un lance-pierre, en arrivant par je ne sais quelle magie Nalienne à ne pas me faire ressembler à une clocharde.

- Voilààààààà ! Maintenant tu ressembles plus à Alice au pays des merveilles, qu'à Alice au pays des Zombies. Bien.

Elle me prit par le bras et me tira vers le fond de ma chambre. Je freinai des quatre fers.

- Mais je vais sortir comment ? Mes parents doivent être à l'affut du moindre bruit !

Elle me regarda comme si j'étais demeurée.

- Par la fenêtre, pardi ! Tu ne comptes quand même pas t'échapper par la porte d'entrée !

Non c'est vrai que ça paraissait tellement anormal...

J'enjambai le cadre en essayant de ne pas penser à ce que j'étais en train de faire. Nala me tint par les poignets et je me laissai tomber dans le vide.

- Mais... et toi, qu'est-ce que tu vas faire ?

- Moi je vais... pfff ! me mettre sous la... pfff ! couette et mimer une Louanne profondément... pfff ! endormie.

Je plongeai mon regard dans le sien et j'espérai qu'elle y verrai toute la reconnaissance que je ressentais à ce moment-là.

- Et, Louanne ?

- Oui ?

- Ne lui rend pas la tâche trop facile, d'accord ?

C'est là que je compris. Nala n'avait aucune envie de me laisser partir seule. Elle n'avait pas envie de me laisser aller à ce rendez-vous. Elle ne voulait pas m'abandonner comme ça. Mais elle ne se laissait pas le choix. Elle savait que j'avais besoin de m'émanciper et de trouver ma place dans ce bas-monde et elle reconnaissait enfin que je n'y arriverais jamais si elle était toujours derrière moi pour me protéger.

Je lui souris, essayant d'exprimer dans ce simple geste tout l'amour et le respect que je ressentais pour elle et murmurai, la voix brisée par l'émotion.

- Compte sur moi.

Ma meilleure amie, mon âme sœur, cette jeune femme que j'aimais le plus au monde me sourit en retour et lâcha mes mains, laissant la nuit et le froid m'engouffrer toute entière.

***

J'atterris lourdement sur le sol en grimaçant. Il avait plu toute la journée heureusement et le contact avec la pelouse spongieuse ne fut pas trop douloureux. Néanmoins, mes ballerines étaient à présent trempées.

Je me mis à galoper à travers le jardin en priant pour que cet atterrissage brutal n'ait pas fait trop de bruit et n'ait attiré l'attention de mes parents. S'ils me découvraient toute seule dehors, en train de prendre la poudre d'escampette, il est certain que je finirais ma vie dans le Sanctuaire. Et même si j'adorais ma chambre, cette idée ne me ravissait pas.

J'atteignis le portillon en fer et grimpai par-dessus avant de retomber de l'autre côté, manquant de manger les gravillons. Il était hors de question que je l'ouvre, de toute façon. Mes parents étaient toujours en train de se plaindre qu'il grince épouvantablement. Je n'allais pas prendre ce risque.

Une fois en sécurité de l'autre côté, et sachant que j'étais à présent hors de vue, les volets du côté rue étant à présent fermés, je me dirigeai à pas mesurés vers l'angle de mon quartier. Il faisait déjà nuit, le jour tombant rapidement en cette saison. Mes jambes me semblaient toujours faibles, mais un puissant courant d'adrénaline courrait dans mes veines et m'empêchait de chanceler. J'étais excitée comme une puce, mais me forçait à garder mon calme. Cela me faisait bizarre de parcourir mon quartier de nuit, et surtout de le parcourir seule. Cet endroit que je connaissais si bien me semblait à présent étranger, comme si j'avais atterri dans un monde parallèle, plus sauvage et mystérieux que le précédent.

Je hâtai le pas.

En arrivant au coin de la rue, je découvris un taxi qui attendait sagement, garé au bord du trottoir. Je m'avançai vers la vitre côté conducteur et toquait doucement contre le carreau. Le chauffeur sursauta et leva la tête de son téléphone portable. Il baissa la vitre et me regarda avec interrogation.

- Euh... hésitai-je, c'est vous pour Bègles ?

Cette question était complètement stupide, me rendis-je compte. Combien de taxis garés y avait-il dans le quartier ?

S'apercevant de mon malaise, le chauffeur me lança un regard amical.

- Oui mademoiselle, c'est bien moi. Vous n'avez qu'à vous installer à l'arrière et je vous conduis là-bas.

Je m'exécutai, soulagée d'avoir réussi à arriver jusque-là.

Le taxi démarra et je regardai distraitement le paysage défiler devant mes yeux.je pensai à Théo, forcément. Qu'allai-je lui dire ? Qu'allai-je faire ? Et s'il arrivait les mains dans les poches et la bouche en cœur, me proposant simplement d'aller regarder un film, sans s'excuser ? Comment allai-je réagir ? Est-ce que je l'enverrai paître ou, trop heureuse de l'avoir enfin retrouvé je le suivrai sans faire d'histoire ? Je me rappelais tout à coup la promesse faite à Nala :

« Ne lui rend pas la tâche trop facile, d'accord ? »

Je croisai les bras. Compte sur moi, pensai-je avec fermeté. Quoiqu'il advienne, cela ne se passerait pas sans une petite explication.

Je me rendis tout à coup compte que le chauffeur était en train de me parler. Je me concentrai alors sur lui tandis qu'il se retournait en attendant qu'un feu passe au vert.

- Dites-donc ma p'tite dame, vous êtes sourde ou ça ne vous intéresse pas ce que je raconte ?


Il y a six mois de cela, cette remarque m'aurait fait frémir et je n'aurais su quoi répondre. Là je ne fis que sourire, amusée. Je ne comptais plus le nombre de fois où on m'avait posé cette question.

- Oui, je suis sourde, en effet, veuillez m'excuser, je ne m'étais pas rendu compte que vous me parliez.

Je le vis blanchir et ne put m'empêcher de rire.

- Ne vous inquiétez pas, je suis habituée, ce n'est pas la première fois qu'on me le fait remarquer.

Il parut se détendre un peu et redémarra en vitesse lorsqu'il remarqua que le feu était passé au vert. Ou alors quelqu'un avait klaxonné, je ne pourrais dire. Je me retrouvai plaquée à mon siège et sans m'en rendre compte, je replongeai dans mes pensées.

Le trajet dut être moins long que prévu ou alors je ne me rendis pas compte du temps qui passa, mais le chauffeur finit par s'arrêter devant la façade colorée du cinéma étrange de Bègles. Je fixai cette devanture hors du commun en déglutissant, plus aussi sûre de moi, tout à coup.

Est-ce que j'étais prête à assumer mes décisions ? Je descendis du taxi et payai le chauffeur.

Il me sourit avec amabilité et je lui demandai s'il pouvait attendre quelques minutes, disons jusqu'à moins le quart. Il accepta et je me dirigeai vers l'entrée du cinéma. Je me positionnai devant et laissai le vent courir sur ma peau un peu trop chaude à mon goût. J'avais l'impression d'étouffer et pourtant il ne faisait pas chaud à l'extérieur...

Tout à coup une pensée terrifiante s'imposa à moi : et s'il ne venait pas? Perdue dans toute cette incertitude, je n'avais même pas pensé à lui répondre. Et s'il prenait cette absence de nouvelles pour un non ? Et s'il pensait que je ne viendrais pas ? J'aurais pris tous ces risques pour rien. Et je perdrai à jamais l'occasion de le revoir et de m'expliquer avec lui. Parce qu'il est clair que je n'aurais jamais assez de courage et de détermination pour le recontacter par moi-même.

Des voitures passaient à intervalles réguliers et à chaque fois mon cœur bondissait dans ma poitrine avant de se flétrir à nouveau. Ce n'était pas lui.

Une vieille Mercedes s'arrêta tout à coup devant moi et la vitre teintée côté passager s'ouvrit lentement. Je fis un pas en avant, pensant qu'il s'agissait de Théo, mais m'arrêtai rapidement. Un jeune homme typé me regardait, ses yeux luisants et pétillants de malice. Il y avait quelque chose derrière ce regard aussi, comme de la... prédation. Je reculai précipitamment, sentant mon sang refluer de mon visage.

Le jeune homme ouvrit la bouche et c'est à ce moment que je remarquai qu'il n'était pas seul dans la voiture.

- On peut te conduire quelque part, mad'moiselle ?

Je secouai énergiquement la tête mais il insista.

- Allez quoi, c'est parce que je suis arabe ? Tu sais on n'est pas tous des terroristes. Promis on sera sage.

Je déglutis, complètement paniquée. Comment allais-je réussir à me sortir de ce pétrin ?

Soudain je me rendis compte qu'une autre émotion que la peur commençait à grandir en moi. Je mis un moment à l'identifier. De la colère.

Je serrai les poings.

Et puis tout à coup j'eus une idée de génie. Je me mis à signer. A signer n'importe quoi mais à signer quand même. Je leur dis qu'ils étaient tous les deux des imbéciles, que s'ils ne me laissaient pas tranquille j'allais devoir appeler leurs parents, n'importe quoi.

Le jeune homme me regarda avec des yeux ronds et la bouche grande ouverte. Son ami lui dit quelque chose que je ne pus déchiffrer et il acquiesça, sans cesser de me regarder avec son air ahuri.

- T'as raison, elle est complètement folle, on se tire.

Je les regardai partir en secouant la tête. Voilà comment le commun des mortels me voyait. Une folle. Je ne parlais pas la même langue qu'eux, j'étais différente, et c'était le seul qualificatif qu'ils me trouvaient. Une folle. Cela me désolait pour eux, mais ne me blessait plus. C'était eux les idiots, pas moi.

Une grosse moto sportive noire s'arrêta à son tour devant moi. Je soupirai et m'apprêtai à réitérer mon exploit quand le motard releva sa visière et que je croisai son regard vert émeraude.

Mon cœur s'arrêta dans ma poitrine. Ma gorge se serra et je sentis une énorme bouffée de chaleur prendre d'assaut mon visage.

Théo. C'était Théo. J'aurais reconnu ces yeux entre mille.

Il coupa le contact de sa moto et en descendit, juste après avoir calé l'engin avec son énorme béquille. Il retira son casque et ses longues dreadlocks tombèrent en cascade sur ses épaules. Il portait une veste de motard en cuir et un jean délavé. Il avait de gros rangers qui lui montaient jusqu'aux mollets.

Il était à tomber.

Nous nous observâmes en chiens de faïence, aucun des deux ne prenant la parole. Finalement, son beau regard s'adoucit et il me sourit doucement.

- Bonjour, Louanne.

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