Chapitre 1

Chapitre 1 corrigé ! (du moins, au niveau du scénario, il doit certainement rester des coquilles!)


Je n'étais pas née sourde.

J'avais vécu mes trois premières années comme une enfant normale. J'avais répondu « oui » quand ma mère m'appelait, j'avais ri en entendant mon père éternuer. J'avais peut-être pleuré pendant les orages.

Mais vers l'âge de trois ans et demi, un évènement tragique avait bouleversé ma vie, à jamais. Il y avait eu une épidémie de méningite bactérienne, cette année-là. Beaucoup d'enfants l'avaient attrapée, et certains s'en étaient très bien tirés. D'autres n'étaient plus là pour en parler.

C'était l'infection invasive à Haemophilus Influenzae qui nous avait attaqués. C'était important, pour moi, de nommer précisément l'être vivant qui avait tenté de me tuer. Qui avait fait des victimes de mon âge. Qui s'était plu à frapper la plus innocente et la plus vulnérable tranche de vie d'un être humain. Qui m'avait arraché pour toujours un de mes sens. Après tout, on révélait bien l'identité des meurtriers dans la presse. Je trouvais normal de faire pareil avec cette bactérie.

Mon ouïe avait été gravement endommagée. Je n'entendais plus aucun son au-dessous de 100 dB. Cela signifiait que les seuls bruits que j'étais à même de percevoir, bien que très faiblement, étaient ceux des avions au décollage, des marteaux piqueurs, si je me tenais à proximité, et ceux des concerts de heavy métal. La jouissance absolue, en somme.

J'avais été vaccinée, pourtant. Mais la bactérie avait quand même réussi à détruire 97 % d'une partie très importante de mon existence.

Mes parents n'avaient pas chômé. Ils m'avaient placée dans une école spécialisée et nous avions appris la langue des signes ensemble. J'y étais restée jusqu'à l'âge de dix ans, puis j'avais rejoint une classe de CM2 « normale ». C'est là que j'avais rencontré ma meilleure amie, Nala. J'étais nouvelle et déboussolée et Nala m'avait aidée à prendre mes marques. Sa mère était malentendante et elle signait couramment.

Nous étions vite devenues inséparables et j'avais compris que tout irait bien tant qu'elle serait à mes côtés.

Je parlais très bien, jusqu'alors. J'avais eu très tôt des rendez-vous réguliers avec une orthophoniste, j'avais appris à articuler ces syllabes que je ne percevais pas. Je n'étais pas complexée, je ne me posais pas de questions. Pour moi, mon élocution était la même que celle d'une personne dite « normale ». Et puis, inévitablement, les brimades avaient commencé. Doucement d'abord, quand mes nouveaux camarades avaient vu débarquer une fille bizarre dans leur classe, qui ne répondait pas quand on l'appelait, qui fixait votre bouche lorsque vous lui adressiez la parole. Et qui, malheureusement, n'articulait pas les mots comme tout le monde. Le fait que j'étais très bonne élève et que j'avais pour amie une lionne au caractère bien trempé ne m'avait pas épargné. À force de surprendre les autres en train de ricaner, j'avais fini par me taire.

Un jour, une camarade s'était montrée plus cruelle qu'à son habitude, et quelque chose dans mon cœur s'était scellé. À double tour. Je n'avais plus jamais parlé à voix haute. Mes parents et Nala avaient tenté de réparer le tort, en vain. Je n'avais plus le désir de faire d'efforts pour des gens qui ne me récompenseraient qu'en se moquant.

Ma vie s'était pourtant révélée très satisfaisante. J'avais eu des amis fidèles, une famille aimante, des passions, des raisons de rire, des raisons de pleurer. Je pouvais toujours lire, tous mes muscles étaient fonctionnels, et j'étais parfaitement indépendante.

Mais ça aurait été mentir que d'affirmer que je n'étais pas frustrée, parfois. Frustrée de ne pas chanter avec Nala, quand elle entendait sa musique préférée. Frustrée de ne pas pouvoir profiter de plaisirs simples que beaucoup de gens ne remarquaient plus, comme la mélodie d'une mésange au printemps, le bruit de la pluie qui ruisselle dans les gouttières, celui du vent lors d'une tempête ou du tonnerre pendant l'orage. De ne pas comprendre pourquoi mes parents sursautaient violemment au cours d'un repas, avant de m'expliquer que le détecteur de fumée venait de se déclencher. Ou qu'une porte avait claqué. Ou que quelqu'un avait sonné.

Et même si parfois c'était dur, je m'étais toujours efforcée de ne pas y penser. Je ne voulais pas regretter quelque chose que je ne pourrais jamais récupérer.

Jusqu'à ce matin-là, en tout cas.

Parce qu'alors que mon sauveur me fixait de ses yeux verts, les sourcils haussés dans une expression incrédule, j'aurais donné n'importe quoi comprendre ce qu'il venait de me crier.

Pour entendre sa voix.

Le jeune homme me toisa d'un air méfiant, ses deux mains toujours solidement arrimées à mes épaules.

— C'est une blague, hein ? parvins-je à déchiffrer sur ses lèvres.

Le temps, qui semblait s'être cristallisé, vola en un millier d'éclats. Je recouvris mes esprits et secouai énergiquement la tête, les joues en feu. Je ne savais pas quoi faire d'autre. Je me sentais impuissante.

Le jeune homme me considéra d'un œil circonspect quelques secondes encore puis, tout à coup, il pivota sur le côté. Lorsque je suivis la direction qu'avait prise son regard, je repérai à mon tour la fille qui courrait à notre rencontre, l'horreur peinte sur son beau visage.

Je l'aurais reconnue même si elle s'était trouvée à cent mètres de nous. C'était Nala, ma meilleure amie. Ou Lionne Noire, pour moi.

Elle nous rejoignit à une vitesse défiant les lois de la physique et franchit la distance qui nous séparait en un bond vertigineux. Elle atterrit lourdement dans mes bras et je chancelai sous l'impact, presque aussi mortel que celui que je venais d'éviter.

Je tentai péniblement de m'écarter d'elle pour apercevoir ses lèvres, mais lorsque j'y parvins, je compris qu'elle ne débitait qu'une litanie de mots sans queue ni tête.

— ... Dieu, mon Dieu ! J'ai vu tout ce qui s'est passé, Lou ça va ? Tu n'as rien ? Tu es blessée ? J'ai eu tellement peur !

Elle avait effectivement le visage crispé par la terreur, ce qui la rendait presque méconnaissable.

— Je t'ai répété un millier de fois de faire attention en traversant ! Tu n'es jamais distraite d'habitude, qu'est-ce qui t'arrive ? Mon Dieu j'ai eu si peur ! Quand j'ai vu ce tramway... et puis...

Elle me serra à nouveau dans une étreinte sauvage sans prendre la peine de terminer sa phrase. J'entourai sa taille de mes bras, honteuse de lui avoir causé un tel choc et en profitai pour jeter un rapide coup d'œil par-dessus son épaule.

Le jeune homme s'était éloigné et nous regardait maintenant avec un certain ébahissement.

Je ne l'avais même pas remercié.

Je me dépêtrai tant bien que mal de Nala, et lui fis signe de m'attendre. J'esquissai un pas dans la direction de mon sauveur, coinçant nerveusement une mèche de cheveux derrière mon oreille, mais trébuchai sur quelque chose que je n'avais pas vu. C'était un casque audio. Le genre de fioriture dont je n'aurais jamais l'usage.

Je ramassai le précieux objet avec délicatesse, tout en priant silencieusement pour qu'il ne soit pas endommagé. Le jeune homme avait dû le faire tomber en me poussant.

Il s'avança vers moi lorsqu'il reconnut l'appareil que je serrais entre mes doigts, et je le lui tendis avec précipitation, craignant tout à coup qu'il ne me prenne pour une voleuse. Ce qui était idiot mais, pour ma défense, je n'étais pas dans mon état normal. Il saisit son bien et le rangea dans son sac sans s'assurer qu'il fonctionnait toujours. Enfin, il m'examina à nouveau, sans animosité cette fois.

J'avalai ma salive et signai le mot « merci », tout en l'articulant silencieusement. J'espérais qu'il comprendrait.

Il se contenta de m'observer avec attention, puis hocha la tête avant de se détourner. J'étais un peu déçue, mais il se ravisa soudain et planta ses yeux dans les miens.

— Fais gaffe la prochaine fois, OK ?

Il s'éloigna alors d'une démarche souple.

Je restai plantée là un bon moment, à observer l'endroit où il avait disparu. Mon esprit était plus vide que le vide lui-même. C'est la sensation désagréable qu'on creusait deux trous fumants dans mon dos qui me fit émerger de ma transe.

Lorsque je jetai un œil par-dessus mon épaule, je constatai que Nana me fixait avec des yeux exorbités par la stupeur. Elle ouvrit la bouche à s'en décrocher la mâchoire et je compris que ça allait être ma fête.

Un sourire féroce se dessina sur ses lèvres parfaites et elle leva un doigt menaçant dans ma direction.

— Louanne Adélaïde Charpentier ! Toi et moi, il faut qu'on parle.

Je devinai à l'expression des gens qui nous croisaient qu'elle avait parlé fort. Très fort.

Lionne Noire...

Je n'eus pas vraiment le temps de signer davantage. En une seconde elle était sur moi et elle s'agrippait à mon bras avec la puissance d'un boa constrictor ; ses prunelles pétillaient de malice.

— Dites-moi que je rêve, dites-moi que je rêêêêêve ! scandait-elle en sautillant sur place. QUI EST-CE ?

Elle avait vraisemblablement oublié que je venais d'échapper à la mort. Maintenant, la totalité de ses capacités de concentration était focalisée sur...

C'est à ce moment-là que je réalisai. Je ne connaissais même pas le prénom du garçon qui avait empêché que je finisse en compote humaine sur la voie du tramway. J'en frémis d'horreur. Le choc de l'incident me frappa de plein fouet et je titubai, nauséeuse.

Nala s'aperçut que j'étais au bord du malaise vagal et sa peau sombre blêmit sous l'effet de la peur.

— Lou ça va ? Oh là, là ! Je suis désolée, je suis une meilleure amie abominable ! Tu dois être bouleversée, et moi je te bombarde de questions inutiles ! Viens, suis-moi.

Elle n'attendit pas que j'approuve et m'entraîna vers un banc. Elle adressa la parole à un jeune homme et celui-ci s'empressa de se lever pour m'offrir sa place. Je ne savais pas quel boniment elle lui avait servi, mais je n'étais pas surprise de le voir obéir aussi promptement.

C'est ce que j'admirais le plus chez Nala : sa faculté d'adaptation. Un peu à la manière d'un caméléon. D'un caméléon carnivore et venimeux, si cela existait. Elle n'avait jamais peur de dire ce qu'elle pensait aux gens, que son interlocuteur soit un géant de deux mètres ou un enfant de sept ans.

Elle pouvait parfois paraître superficielle, mais il ne fallait pas s'y tromper. Nous étions amies depuis le CM2, et j'avais rapidement compris qu'elle obtenait toujours ce qu'elle désirait. Et qu'elle pouvait être très, très intimidante du haut de son mètre cinquante-sept.

Je remerciai d'un sourire contrit le jeune homme qui m'avait cédé sa place et m'assis avec soulagement. Nala s'installa à côté de moi, contraignant les dix personnes qui occupaient déjà le banc à se serrer comme des sardines.

Les regards assassins dont elle écopa en conséquence ne semblèrent pas l'émouvoir outre mesure. Elle posa une main rassurante sur mon épaule. Je m'obligeai à garder les yeux rivés sur mes pieds, afin de ne pas voir ses lèvres. Je n'avais pas envie de parler.

Eh oui. Être sourde présentait parfois des avantages.

Je me sentais mal physiquement, j'avais des nausées et des vertiges. Mais le pire était l'état dans lequel se trouvait mon cerveau.

J'avais des sanglots coincés dans la gorge. Était-ce en raison de la gravité de la situation ? Ou plutôt parce que, pour la première fois de ma vie, je regrettai de ne pas avoir fait preuve d'audace ? Je souhaitais tout à coup avoir eu le cran de retenir ce jeune homme. De lui avoir demandé son prénom. Ou même d'avoir amorcé une conversation ! J'aurais pu savoir s'il habitait dans le coin !

Mais pourquoi en avais-je autant envie ?

Cette question me tourmentait. Je ne le connaissais ni d'Ève ni d'Adam et nous avions passé à peine cinq minutes en compagnie l'un de l'autre, si on comptait l'intervention explosive de Nala. Pouvait-on tomber amoureuse en cinq minutes ? À mon avis oui, mais les coups de foudre étaient aussi violents qu'éphémères, me rappelai-je. J'étais déboussolée, après tout. Et traumatisée. D'ici une semaine, j'aurais oublié le bel inconnu.

Je me forçai à prendre de profondes inspirations et, au bout d'un moment, je retrouvai le contrôle de moi-même. Lorsque notre tramway s'arrêta devant nous, j'étais de nouveau capable de tenir sur mes jambes sans que mes genoux s'entrechoquent.

Je m'engageai dans la rame et m'installai sur un strapontin. Nala me rejoignit aussitôt, l'air soucieux.

Je me tournai vers elle en souriant le plus sincèrement possible.

Ne t'inquiète pas, Lionne Noire, je vais bien, juste un peu secouée, mais c'est normal. Dès qu'on sera au lycée, ça ira mieux.

Je discutais toujours avec Nala en langue des signes, puisqu'elle la comprenait parfaitement. Mais quand elle s'adressait à moi, elle me parlait à voix haute, comme si je pouvais l'entendre. Je lui en étais reconnaissante, parce que, lorsque nous étions en pleine conversation, je ne me souvenais presque plus que j'étais différente.

Nala acquiesça lentement, visiblement peu convaincue par ma piètre tentative d'apaisement.

— Tu vas le dire à tes parents ?

J'ouvris mes yeux en grand, paniquée. Mes parents ! Comment avais-je pu les oublier ? Les pauvres, si j'étais réellement morte sur ces rails, ils ne s'en seraient jamais remis.

Encore quelque chose que je devais au jeune inconnu. Je plantai mes yeux dans ceux de Nala.

Lionne Noire, promets-moi de ne rien leur dire ! S'ils l'apprennent tu peux être sûre que je n'aurais plus jamais le droit de sortir de chez moi.

Elle leva les bras en signe d'apaisement.

— Hé ! Tu sais que tu peux me faire confiance, tu me connais, quand même !

J'acquiesçai, soulagée d'un poids.

Nala fixa son regard sur le paysage urbain qui défilait derrière la fenêtre et j'en profitai pour la détailler sous toutes les coutures. Elle détestait me voir faire ça, alors je m'arrangeais pour qu'elle ne s'en aperçoive pas.

On ne pouvait pas vraiment me blâmer de me servir de ma vue à outrance. Lorsqu'un de vos sens est défectueux, les quatre autres sont décuplés. Mon sens le plus développé était la vue. Je me surprenais parfois à toiser des personnes de haut en bas, et à en tirer des conclusions sur leur personnalité. La façon dont ils s'habillaient ou se coiffaient en disait plus sur eux que n'importe quel long discours.

Bref, Nala était perdue dans ses pensées, et moi je l'épiais sans vergogne.

Ma meilleure amie était sans aucun doute une des plus belles femmes que je connaissais. Elle avait la peau chocolat, de longs cils recourbés, un petit nez fin et des cheveux frisés qu'elle faisait régulièrement lisser par un coiffeur. Elle était très fine et avait des formes qui auraient fait rougir d'envie Jennifer Lopez. Elle avait fait du mannequinat toute sa vie et commençait à avoir des contrats sérieux avec des marques renommées. Je ne doutais pas de son succès dans le milieu. Mais son rêve à elle, c'était de suivre des études de médecine pour devenir, selon ses dires, la plus grande ORL au monde et celle qui révolutionnerait les implants cochléaires. Je n'avais aucun doute sur sa volonté de réussir, aussi je m'efforçais de l'encourager vers cette voie.

Il n'y avait pas plus opposé que Nala et moi.

Elle était brune, j'étais blonde. Elle avait des yeux noisette, je les avais bleu. Elle était petite, je mesurais 1m70. Elle avait la peau noire et la mienne était d'une pâleur peu commune.

Mon corps évoquait particulièrement bien la forme d'un coton-tige, et ce n'étaient pas les formes qui allaient causer ma perte. Le manque de forme peut-être, oui, contrairement à Nala.

Je possédais en revanche une magnifique chevelure blonde que j'aimais mettre en valeur, et des yeux bleus pales qu'on disait doux et sensibles. Ma peau blanche n'était heureusement pas recouverte de boutons d'acné mais de taches de rousseur. Elles s'étalaient sur l'arrête de mon nez et sur mes pommettes, finissant par s'estomper complètement en haut de mon front et sur ma mâchoire. Elles faisaient régulièrement de moi un objet de railleries mais je n'arrivais pas à les détester. Elles créaient un motif sur mon visage qui me rendait aussi unique que les constellations du ciel.

Pour en revenir à Nala et moi, nos caractères étaient tout aussi éloignés l'un de l'autre que nos physiques. Nala n'avait pas peur de dire ce qu'elle pensait au gens, quitte à les blesser profondément. En ce qui me concernait, je n'osais même pas dire à ma mère que je détestais ses gâteaux au chocolat et que je manquais de m'étouffer dès que j'en avalais un morceau. Bien au contraire, je mettais un point d'honneur à me resservir. Et pourtant, je n'avais pas de tendance masochiste.

Nala était le contraire vivant de la timidité. Elle n'hésitait pas à parler ouvertement de tout, à n'importe quel moment, en n'importe quel lieu. Et lorsqu'elle agissait ainsi, j'avais envie de m'enterrer à dix mille pieds sous terre. Une fois, elle avait croisé une de nos anciennes camarades de classe, dans le couloir du lycée. Cette fille avait eu la mauvaise idée de répandre de fausses rumeurs sur Nala, sans que cette dernière n'en paraisse particulièrement affectée, sur le moment. Je pensais alors qu'elle s'était contentée de tourner la page mais, ce jour-là, alors que nous croisions la malheureuse, Nala lui avait servi un sourire féroce et j'avais compris que ça allait être sa fête.

— C'est vrai ce qu'on dit, Clémence ? avait-elle lancé très fort, sur un ton venimeux. Que tu as laissé tomber les cours parce qu'on t'a mise en cloque ? Pas de bol. Tu veux que je te file des tuyaux sur la contraception ? Ah mais non, c'est trop tard, maintenant.

Clémence avait blêmi et instinctivement posé les mains sur son ventre avant de se rendre compte de son geste et de les laisser tomber à ses côtés. Nala n'avait pas attendu qu'elle se justifie. Elle avait ricané et s'était éloignée sans rien ajouter d'autre, satisfaite d'avoir publiquement humilié son ennemie au beau milieu de son ancien terrain de jeu. Mon cœur s'était serré pour Clémence, malade pour elle. Même si elle avait fait du mal à Nala par le passé, elle ne méritait pas un tel traitement. J'avais vertement houspillé Nala une fois que nous nous étions retrouvées seules, mais elle avait chassé mes remontrances d'un haussement d'épaules.

— Dans la vie, Louanne, c'est bouffer ou être bouffée. Tu devrais prendre exemple sur moi, au lieu de m'engueuler.

Je n'avais rien trouvé à redire. Contrairement à ma meilleure amie, je n'avais aucune répartie.

Nous n'avions plus jamais vu Clémence au lycée, après cela.

Nala pouvait être franchement cruelle avec les autres, mais elle ne l'était jamais avec moi. Quand elle s'adressait à moi, elle n'était ni blessante ni méchante. Elle mesurait toujours la portée de ses paroles et réfléchissait à quelles répercussions elles auraient sur moi. J'avais compris dès le début qu'elle n'agissait ainsi qu'avec les personnes qu'elle aimait et respectait. Autant dire que je pouvais les compter sur les doigts d'une main.

En l'occurrence, même son copain n'avait pas droit à ce traitement de faveur. C'était un basketteur amateur d'un mètre quatre-vingt-dix-neuf, qui étudiait le droit à l'Université de Bordeaux, et il était bon dans son domaine. Bon, et indécemment canon. Ça n'empêchait pas Nala de le rudoyer verbalement dès qu'elle le jugeait nécessaire. Ce qui était assez souvent. Mais Dylan, le petit copain en question, adorait lui rendre la pareille.

Ils étaient toujours en train de se crêper le chignon, ce qui était passablement drôle. Dire que Nala était abominable avec lui aurait été un bel euphémisme. Pourtant, leur couple tenait bon. Mieux que cela, même : leur complicité ne cessait de grandir. Ils étaient inséparables et ne sortaient jamais l'un sans l'autre. Cela faisait deux ans qu'ils étaient ensemble et ils partageaient le même appartement depuis presque dix mois.

L'immeuble tenait toujours debout, jusqu'à présent.

En ce qui me concernait, je n'étais pas très familiarisée avec le concept de relations amoureuses. J'avais embrassé un seul garçon en seize ans et ça n'avait pas été une réussite. En fait, je n'avais plus jamais voulu recommencer. L'expérience ne m'avait pas transcendé et je ne voulais pas faire souffrir d'autre personne que le pauvre bougre que j'avais finalement éconduit.

Je restai donc loin des garçons depuis ce moment-là, sauf de Dylan et de mon père, forcément.

Pour le premier, je n'avais jamais vraiment eu le choix puisque, dès le début de leur relation, Dylan et Nala m'avait traînée dans toutes leurs sorties. Il était hors de question aux yeux de ma meilleure amie de me laisser de côté, alors qu'elle s'amusait. De prime abord, la perspective de tenir la chandelle ne m'avait pas particulièrement emballée, mais Nala ne m'avait pas laissé voix au chapitre. Dylan aussi avait eu l'air ennuyé, au début, mais nous étions rapidement devenus amis et il en devenait même plus protecteur que Nala. Je le considérais comme ce qui s'approche le plus d'un frère. Et j'avais la chance d'avoir une meilleure amie qui avait une telle confiance en moi qu'elle n'éprouvait pas la moindre jalousie.

Ils essayaient régulièrement de me caser avec un de leur copain respectif, mais j'avais remarqué que mon handicap refroidissait très souvent les ardeurs de leurs victimes. Quand ce n'était pas le cas, c'était moi qui ne voulais pas apprendre à connaître davantage le jeune homme qu'ils me collaient dans les pattes. Je n'avais aucune envie de rajouter à ma vie, déjà passablement complexe, un petit-ami qui ne m'intéressait pas. Je ne voulais pas sortir avec quelqu'un juste pour dire que je n'étais plus célibataire. J'étais peut-être un peu trop fleur bleue, comme aimait à me le rappeler Nala, mais si je devais me caser avec un garçon, ce serait par amour, pas par dépit.

— Ouhou ! Louanne !

La main que Nala agitait sous mon nez finit par me sortir de ma rêverie. Je clignai plusieurs fois des yeux et me retint de rire quand j'aperçus son expression.

— T'étais encore en train de me fixer avec ton air d'Hannibal Lecter. Et je peux te dire que c'est carrément flippant. Tu pourrais arrêter de faire ça, s'il te plaît ?

Je m'esclaffai de bon cœur et elle m'imita quelques secondes plus tard.

By the way, comme dirait Morticia, le prochain arrêt est le nôtre.

Je laissai un léger sourire étirer un coin de mes lèvres à la mention de notre professeure d'anglais, que nous avions affectueusement (ou pas) rebaptisé à l'effigie de la mère Addams. Ce n'était pas tant son look que la façon qu'elle avait de se déplacer et la manière dont elle toisait ses élèves de son regard perçant, qui lui avait valu ce charmant sobriquet.

De quoi vous filer les jetons pour le reste de la journée, assurément.

Cependant, en descendant du tram, je ne pensais déjà plus à Morticia, que nous allions avoir la joie d'avoir en première heure, en section européenne. Je sentis mon esprit s'envoler loin, loin du lycée.

Je me connaissais assez bien pour savoir que la journée allait être folklorique. Je venais de subir un choc émotionnel fort et je savais que j'aurais la tête dans les nuages un bon bout de temps. Ce qui, généralement d'ailleurs, amenait au genre d'incident que je venais d'éviter.

Il n'y avait plus qu'à espérer que le sort ne me réservait pas de nouveau piège mortel. Sinon, je risquais de tomber les deux pieds dedans.

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