"Je tombe le masque..."
Je... je ne sais pas comment cela a pu se produire... mais ça s'est produit... Je... J'ai perdu... tout perdu... Je n'ai plus ma place en ce monde... Je ne vaux plus rien... Je ne valais déjà plus rien... Ma vie... mon âme... mon cœur... mon corps... sont si las sans lui... sans toi... Pardonne-moi... pardonne-moi... J... John... je t'... Non. Je ne m'aime plus.
Un silence.
Un silence précédant le sang et les sanglots. Longs, lascifs, monocordes. Un silence ayant pour compagnie intime l'estafilade au creux d'une peau de plus en plus en lambeaux. Un mal qui aiguisait sa fine lame, à la fois tranchante et accablante de superficialité, autour d'une poitrine aux mouvements dolents. Un mal qui le heurtait aux confins de l'irréel, éperdu entre l'imaginaire empirique et la vraie vie fictive. Ce mal s'était finalement épris des larmes fugitives, des assauts clandestins, sillonnant à quai le feu et l'acier, fendant les flots de l'amour et de la mort sempiternelle.
Une rose. C'était tout ce qu'il restait au beau milieu de cette baignoire autrefois accompagnée d'un couple partageant monts et merveilles. Une rose : celle que son amant lui avait offerte lors de la Saint-Valentin, et dont il avait réprouvé l'attention en prétextant que le charmant docteur se comportait bien trop en éternel sentimental. Une véritable fleur bleue, qui s'encombrait de bagatelles. Une rose à laquelle chaque pétale ensanglanté, nageant dans de l'eau impure, représentait toutes les infimes parcelles de son cœur flétri par l'absence, l'abstinence et la nuisance. Rien qu'une rose. Une misérable rose fanée. Des épines qui le cisaillaient jusqu'au plus profond de ses entrailles, des tiges qui étouffaient sa gorge — il en vomissait —, des poumons assaillis par un bourgeon à peine éclos.
Malade.
Il devait se l'avouer avant d'oublier à tout jamais : il n'était qu'un monstre. Un monstre, dont une myriade de scarifications ornait son bras droit devenu chétif, exsangue — certaines cicatrices blanchâtres semblaient plus anciennes que d'autres, signe que ce n'était pas la première fois —, dont des traces de piqûre de la couleur du ciel, de la couleur de ses yeux, trônaient çà et là sur un bras gauche osseux, blafard, amaigri. L'entièreté de sa silhouette se dépeignait comme squelettique, à la limite de l'anorexie. Sauf que cette limite, il l'avait déjà franchie depuis bien longtemps...
Le Monstre de Baker Street. Je suis le Monstre de Baker Street.
Voilà ce qu'il pensait au fond de lui. Voilà ce que spéculait le grand Sherlock Holmes in petto. Bien plus qu'une épave enfermée au sein d'une décharge, il s'engouffrait, telle une loque, dans les tréfonds d'une bribe de débris qui faisait office d'appartement vétuste. Il était le prisonnier de sa propre chair ; captif à l'intérieur de lui-même. Substance fomentée et arme du crime argentée ; toutes deux noyées dans l'antre de ses veines.
Mais comment en était-il arrivé là ?
Je voulais que tout soit parfait..., admit le brun en son for intérieur, noyé parmi la souvenance d'une mer calme et d'un écho s'échouant, en un fracas incommensurable, sur un rocher. J'ai échoué...
Quelques résurgences de chapitres mises de côté filèrent à toute allure au sein de son palais mental. Des fragments du passé remontèrent à la surface en une cascade chimérique.
"Sale psychopathe !"
"Anorexique !"
"Il est fêlé, ma parole !"
"Va te faire foutre !"
"Espèce de connard !"
"Je préférerais que tu sois mort !"
"Va crever !"
"Pourris en Enfer !"
"Suicide-toi, ça arrangera tout le monde, pour une fois !"
Ces paroles virulentes, il les ressassa, à l'instar d'une ritournelle, les reclassa, les annota en "affaires irrésolues", et inscrivit la date où son premier problème s'était déclenché : "Années collège, lycée, fac, et encore maintenant". Le brillant détective à l'aspect cadavérique ne s'était jamais sorti indemne des vitupérations vis-à-vis de sa propre personne... et il ne s'en sortirait plus... À l'égal d'un cercle vicieux, il continuerait à suivre le même parcours karmique. Personne ne l'avait aidé jusque-là. Néanmoins, il y eut Lui, le docteur Watson. John — son ami, son amour, son repère, sa lumière, son étoile le guidant dans la nuit noire — ne pourrait le sauver sans être blessé à son tour ; et ça, jamais Sherlock ne se le pardonnerait !
Aussitôt, un pas se fit entendre, suivi d'un claquement de porte. Puis une course effrénée qui monta les marches quatre à quatre avec un nom à la clé. Son prénom.
— Sherlock ! Je suis rentré !, héla avec enthousiasme le deuxième locataire du 221B Baker Street, qui venait tout juste de pénétrer dans le vestibule, ôtant sa veste trempée et ses gants empreints de flocons de neige. Il neige si abondamment ! Tu en serais surpris !
Au fur et à mesure, les bruits se rapprochèrent, le suspense persistant de façon à ce que l'oxygène en perde haleine. L'air ambiant muta en une sonnette d'alarme. Le glas revêtit son épais manteau noir afin de mieux jauger le cours des événements à venir. Peut-être serait-ce la fin de tout... ou le commencement d'un rien... Nul ne se doutait ce que la trame de leur histoire pouvait receler en leur âme et conscience. Il n'y avait rien de plus trompeur qu'un fait évident. Et aujourd'hui, le consultant s'était rudement trompé quant à l'axiome même que les petits détails avaient leur lot d'importance. Ils étaient dotés d'une capacité rare à rendre utile la chose la plus futile qui soit. John Watson figurait comme preuve irréfutable que les êtres aux facultés limitées avaient cette force nécessaire pour sauver ceux en perdition intellectuelle. Le médecin sauvait des vies, autant qu'il lui paraissait possible de respirer. Hélas, une seule perdurait comme inachevée. En dépit des maintes discussions, remontrances et autres débats face à la dégradation psychédélique dudit logicien, le blondinet ne pouvait se résoudre à abandonner le combat. Tantôt un soldat — son soldat —, tantôt un amant — son amant —, il n'avait cure des longues diatribes où son cœur parlait à la place de sa tête, puisque son compagnon ne l'écoutait point. À contrario, il agissait selon le degré de dangerosité auquel l'homme grandiloquent s'exposait chaque jour, dès lors qu'il avait le dos tourné. Même les enquêtes ne suffisaient à amenuiser son addiction excessive. Pourquoi ? Cette question persistait encore et encore, et aucune réponse ne semblait le combler vis-à-vis de son énième diagnostic claudicant. Sa jambe, elle, avait été guérie grâce à ce génie aux allures apathiques et aux émotions un peu trop dantesques. D'une quelconque manière, il l'avait sauvé de la mort. Sherlock Holmes n'avait pas fait que le sauver au bord du précipice lorsque la noirceur se répandait, pareille à une maladie maligne et vicieuse ; il l'avait avant tout ramené à la vie, de par son amour naissant.
— Chéri, tu es là ?
Il le cherchait toujours. Quoi qu'il se passait, il le cherchait toujours. Une pléthore de scénarios naquit, de surcroît, au cœur de ses pensées, toutes plus inquiétantes les unes que les autres. John savait qu'il était quelque part, à errer au fin fond de son palais mental. Sans doute une intuition biscornue, néanmoins, il avait cette nette impression qu'un drame était sur le point de se produire, là, sous ses yeux ébahis. La réponse carillonnait si claire et si limpide que son partenaire le fustigerait derechef, tant la solution se teintait par-delà les nombreux messages explicites. Car le bouclé avait beau s'adonner à une consommation sporadique, en vue de diluer son ennui pernicieux par le biais d'une dose à sept pour-cent, ses actes prémédités ne laissaient jamais le bénéfice du doute et parsemaient la voie d'indices qui conduisaient tout droit vers la tanière de ses démons. Leur voix s'entremêlait, s'entre-déchirait, hurlait qu'on abrège cette souffrance avant que la chute ne les fasse couler. Garder la tête hors de l'eau était leur souhait. Si leur maître asservi — esclave de leurs manigances — atterrissait, qui pourrait l'aider à planer de nouveau ? Dans tous ses rêves, elle était là, menaçante. Cette eau pour le grand plongeon. Une cascade factice qui lui servait de catharsis.
— Sherlock ?
Nonobstant, un élément entrait en compte.
— Par tout hasard, est-ce que tu serais dans la salle de bain ?
Dorénavant, il n'était plus seul.
— Il y a des serviettes de bain partout, et tu as laissé traîner ton peignoir sur le canapé. Que mijotes-tu ?
Des indices.
Un acte prémédité.
Tout à coup, l'ancien rapatrié, accoutumé aux écueils du danger quand la guerre de tout un monde s'abattait en croisade, ressentit un soupçon de terreur. Angoisses, frissons et sueurs froides s'attablèrent, sans crier gare, à proximité de la pièce humide, où était enfermé un homme en pleine déchéance. La poignée ne daigna s'abaisser, comme si quelqu'un ou quelque chose la maintenait statique, un brin statufiée. Illico, sa main se pétrifia ; elle ne cilla point d'un iota, semblable au reste de son corps engourdi. Sans aucune échappatoire, il demeura donc devant l'embrasure de la porte close, les poings serrés et la mâchoire crispée. Que concoctait-il à la fin ? La panique piqua son cœur en trèfle, presque aplati contre un carreau fumé. D'emblée, l'eau miroitait, transparaissait translucide sous l'œil aguerri d'un fin consciencieux. Sauf qu'une personne ayant un sens affûté de l'observation verrait immédiatement le calcaire couleur carmin teindre en couches abondantes la baignoire du mal-aimé.
Une lame comme vieille ennemie.
Une aiguille comme vieille amie.
Toutes les deux réunies pour le dernier spectacle. S'il venait à mourir, les ombres vampiriques se délecteraient d'une autre âme à consommer. Peut-être cet affriolant colocataire à la mine plus que patibulaire en cet instant d'assistance estompée. Bon gré mal gré, l'averti reprit conscience de la potentielle gravité de la situation et se heurta à confondre précipitation et vitesse. En dépit de son respect pour cet appartement miteux et Madame Hudson, leur logeuse, la porte fut à la merci d'une épaule bien solide, voûtant l'échine de cette dernière à des fins de retrouver un Sherlock Holmes agonisant au centre d'une baignoire sanguinolente. Quant à son sang, il ne fit qu'un tour dès qu'il aperçut ce qu'il n'aurait jamais dû voir de ses propres yeux embués de larmes.
John... Il est là. Oh mon dieu, il est là...
Outre la défaillance de sa logique, le brun tourna progressivement la tête, et put enfin scruter les iris bleu orage de son compagnon, qui était rentré quelques minutes plus tôt des courses.
John... Tu es vraiment là ? Ce n'est pas un rêve ? Tu vas me sauver, n'est-ce pas ? Par pitié, aide-moi !
Il aurait tant aimé prononcer ces mots à voix haute, mais ses cordes vocales, elles non plus, ne fonctionnaient pas. De fil en aiguille, il distingua les magnifiques yeux de son partenaire transpirer de dégoût à cause de l'effervescence que le liquide lui infusait, goutte par goutte, au creux de son bras un tantinet noirci par les injections ostensibles. Malheureusement ou heureusement pour le bouclé, son garde du cœur ne remarqua guère la nuée de coupures qui logeait son autre bras. Ce faisant, il pourrait lui rappeler qu'il n'était qu'un menteur et un drogué, pour la énième fois consécutive. D'abattement, son corps s'affaissa aussitôt ; son regard vitreux vint s'échouer sur la seringue du regret et sur le couteau camouflé dans un endroit où le bon petit guerrier ne pourrait le déceler. La rose de la mort nageait au rythme des vagues.
Pourquoi me regardes-tu avec autant d'amertume ? Ma présence ici, sous cette condition de victime, t'écœure-t-elle à ce point ? Tu ne viendras pas me délivrer... c'est bien cela ? Pas cette fois ? John... Mon John...
Cette sinistre supplique tinta davantage comme une complainte onirique, qu'une oraison funèbre. Absconse, gisait sa tourmente. Nauséabond, abject, hideux, siégerait-il à l'avenir en face du seul homme sur cette Terre dégradante qu'il ne l'ait jamais aimé. Il l'aimait, plus que lui-même s'aimait, ce qui persistait comme un comble pour un sociopathe de haut niveau ne concevant, de base, aucune once de sentiments pour autrui. Hormis lui, John Watson. Encore et à jamais, John Hamish Watson. Depuis le début de leur rencontre, cela avait été lui, cela avait toujours été lui. Par le miracle du Destin, ces deux hommes s'étaient rencontrés en une période où ils avaient eu, plus que quiconque, besoin d'une présence à leur côté, besoin d'un soupçon de chaleur, besoin qu'on les aime pour ce qu'ils représentaient vraiment. Quel amour plus fort que celui du Salvateur ? Ils n'étaient point ce couple à se dire des je t'aime par milliers, à s'écrire des lettres d'amour pour faire office de témoignage mutuel de leur affection, à se donner la main lors de leur promenade matinale. Ils n'en avaient que faire de tous ces gestes dénués de personnalité. Leur amour se prouvait bien au-delà d'une simple caresse au réveil ou d'un tendre baiser au coucher. Il était avant tout fusionnel, un tantinet unique en son genre. Lorsque Sherlock se blessait, John accourait. Lorsque John se blessait, Sherlock accourait. Tout le temps, ils se sauvaient l'un l'autre de toutes les façons les plus belles, les plus acharnées, les plus admirables, les plus incroyables, les plus parfaites qui soient. Sans l'un, l'autre ne volait pas. Voilà ce qu'était la force profonde de leur vie sentimentale : une épreuve de plus pour se donner envie de vivre, pour s'insuffler la Vie. Continuer à vivre aux côtés de l'être chéri était leur leitmotiv adoré.
Je voulais être plus que parfait pour lui... Mais j'ai été imparfait... Quel outrecuidant, je deviens, au fil des années ! Même en étant aimé par l'homme le plus sublime et le plus exceptionnel que la Terre ne m'ait jamais donné, je me métamorphose, malgré moi, en une pure abomination. Lui, qui m'aime tellement... Moi, qui l'aime si fort... Je veux tout bonnement mourir, confiné dans cet espace perclus où l'humidité a atteint l'acmé de l'entracte, persifla-t-il en sa conscience ébréchée.
L'horrible créature de Frankenstein se reflétait en lui, se changeait en son visage, son cœur et son âme ; il en était plus que persuadé maintenant que la voix du blond se happa dans un gémissement de douleur dès lors qu'il pénétra dans la salle de bain — ladite salle où pourrissait un crime effroyable. Papillonnant furtivement des paupières, sa poitrine se compressa soudain, comme si on avait percuté tout son être de plein fouet.
— Sh... Sher... SHERLOCK ! Mon dieu, mon dieu, mon dieu, qu'as-tu fait, bon sang ? QU'AS-TU FAIT ?, tonitrua John, se précipitant d'un pas impulsif vers la baignoire remplie de sang.
De son sang ! Sa colonne vertébrale se glaça à la simple vision du désastre qu'avait réussi à engendrer un homme à lui tout seul — son homme ! Cependant, le consultant le plus doué au monde ne balbutia qu'un vulgaire galimatias chimique, en conséquence des immortelles doses qu'il s'inoculait sereinement. Toutefois, ses pensées subsistaient, cohérentes. Hélas, il ne pouvait en expulser aucune. Le magnanime souligna les dégâts de cette scène de crime. Un suicide... Le musicien avait tenté de se suicider ! Ni une ni deux, il essaya, tant bien que mal, d'extirper son amant de cette baignoire qui l'avait trop longtemps pris en otage. Durant son éclipse, elle l'avait hypnotisé afin de commettre l'irréparable. De plus, les éléments perturbateurs s'ajoutaient au fur et à mesure qu'il amena l'homme fin à lui, en dehors de l'eau cramoisie. À première vue, il avait l'air vivant — une ombre vivante. John le prit dans ses bras d'une telle puissance qu'il aurait pu lui briser les os, tellement le corps du scientifique était devenu si maigre. Le berçant tout en pleurant, à n'en plus pouvoir respirer correctement, il eut le réflexe d'emmitoufler son bras scarifié d'un bandage trouvé dans un placard sur sa gauche. Son bras droit ne le lâcha pas d'une seconde. Son emprise se referma un peu plus dès qu'il sentit le souffle saccadé de son homme mourant se compresser de douleur. Il avait du mal à reprendre un semblant d'oxygène, si bien qu'il supplia son trésor de le laisser agonir en solitaire. Il se refusait de lui infliger une souffrance supplémentaire à cause de ses envies de disparaître qui reprenaient le dessus, à partir du moment où il se retrouvait isolé avec ses spectres lucifériens. D'un hochement négatif de la tête, le clinicien évinça sa requête abêtie, nullement persuadé qu'il serait la première et la dernière personne à l'abandonner à son triste sort.
Certainement pas, mon cher Sherlock !
Ni mots ni paroles sortirent directement de leur bouche, s'étant mutuellement habituée au silence éloquent qui les escortait la plupart du temps aux vastes environs comblés de conversations passionnées et d'ébats effrénés. Certes, le son se faisait rare pendant leur proximité charnelle — Sherlock toujours nu et John sur le qui-vive —, mais leur jeu de connivence les trahit : ils avaient des choses à se dire, et ils devaient, une bonne fois pour toutes, briser l'entrave de ce conflit interne. D'un sourire bienveillant, l'auteur de ses aventures clama à son bien-aimé :
— Je vais aller chercher tes vêtements. Attends-moi là, d'accord ?
— Merci... John...
Sa voix trembla ; il grelotta de froid. L'ex homme de guerre partit sur le front, à la recherche de tissus épais et chauds. Une fois arrivé à destination, il s'écroula par terre et gémit d'affliction. Sous le coup de la détresse et, sans aucun doute, de l'émotion, le docteur Watson n'avait pas prévu à quel point son petit ami était en train d'endurer une longue et tortueuse descente aux Enfers... Son cœur se fracassa contre un mur, frappant au passage la minime lueur d'espoir que le détective consultant guérirait de tous ces maux l'assaillant. Il ne tarderait pas à faire le grand plongeon. Était-ce l'ultime résolution pour comprendre ce qui se tissait à la lisière de son inconscient ? A quel moment avait-il commencé à s'enfoncer dans les abîmes du désarroi ? Et à quel moment, lui, n'avait-il rien vu venir ?
— Oh... Sherlock... Je suis désolée... Je t'en prie... pardonne-moi..., se lamenta l'homme le plus solide au monde, se fustigeant au plus haut point de son aveuglement déplorable envers la décrépitude de son âme jumelle.
Aujourd'hui, il ne l'était plus, solide. Ses jambes ne supportaient plus son propre poids ; ses épaules ne transportaient plus autant de lourdes peines qu'auparavant, au grand dam de celui-ci. Lui-même, venait de s'embourber dans un marais sans fond... Comment serait la chute du jeune fusilier blessé et impotent dans les méandres de son désespoir ?
Çà et là, des réminiscences apposèrent le décor d'une analepse de plusieurs jours. Une de leurs dernières affaires avait particulièrement retenu la curiosité du célèbre Sherlock Holmes, tandis que son alter ego et apprécié blogueur, John Watson, assistait aux démonstrations prodigieuses de ses prouesses intellectuelles. L'Inspecteur Lestrade leur avait fourni une enquête des plus fastueuses, en somme. Les deux amants de Baker Street avaient finalement leur premier crime passionnel. Après tout, la Saint-Valentin signait une occasion rêvée pour les tueurs de dévoiler leur haut potentiel romantique. Fascinant !
— Sherlock ? Sherlock, tu m'entends ?, appela son interlocuteur debout en face de lui. Greg s'en va.
— Laissez tomber, John. L'affaire en priorité. Je vous recontacte s'il y a du nouveau. A plus tard.
Le policier, pas le moins du monde vexé vis-à-vis de l'attitude indifférente de l'albâtre et, ô combien énigmatique, salua John avant de tourner les talons. Posté devant le pas de la porte du salon, le militaire s'enquit à quelques déductions, car il fallait bien le reconnaître, Sherlock pouvait être une créature monstrueusement sublime. Alors que les années passaient et que l'âge les ridait, l'écrivain ne pourrait jamais s'empêcher d'éprouver autant d'admiration en cet homme époustouflant qui avait le don de l'épater à chacune de ses expériences à la fois humaines et scientifiques. Sauf que le temps fluctuait de plus belle, et l'ère du lyrisme ne convenait plus du tout à ce beau consultant aux attraits exquis. D'ores et déjà à son apoastre, l'amour dont l'adonis lui avait fait cadeau était ce message porteur d'espérance à l'égard de l'alchimie de leur cœur boisé battant en osmose. Le vétéran s'était d'abord confessé sur la nature de ses sentiments avant que le cartésien ne le rejoigne d'un doux baiser sur ses lèvres humidifiées, achevant d'une gestuelle, d'un poème, un acte de leur histoire bohème. Et comme s'il avait identifié sa nostalgie de leurs premiers émois, le grand brun s'avança vers son éphèbe et abrita dans son cou, puis sur sa bouche, un langoureux présage de ce qu'il adviendrait du charmant officier étourdi s'il ne cessait guère cette tête de délectation.
Comment lui résister, lui qui est si irrésistible en ces moments pareils ?, songea ledit coupable de cet inéluctable désir embrasant ses pupilles dilatées, son corps exhalant de désirs voraces pour son romancier.
— Sher... Sherlock...
Le susnommé ne l'entendit pas, bien trop concentré à s'enivrer du parfum diablement excitant de son compagnon. Ce dernier, essoufflé par les idées luxuriantes qui garnissaient son cerveau d'humeur joueur, releva légèrement la tête et planta ses yeux bleu glace dans ceux bleu soleil de son cher — si cher ! — énamouré déliquescent. Oh, comment lui révéler qu'il était la chose la plus merveilleuse qui pouvait lui arriver au cours de son existence bafouée et trompée à la morosité ; qu'il l'inspirait en une subtile œillade singulière dont lui, seul, avait le secret ; qu'il le vivifiait, là où la Mort et la Tentation s'étaient unies pour essayer de l'amener dans leur filet ; qu'il le libérait à chaque enfermement proscrit, tels que le silence, l'isolement, la drogue, la paresse, le surmenage, la versatilité ; qu'il le guidait et le consolait lors de ses éternels doutes par rapport à la peur d'abîmer la personne qu'il aime le plus au monde ; qu'il ressentait ce qu'aucun autre n'avait réussi à lui faire ressentir ; qu'il l'émerveillait, l'éblouissait, l'extasiait, le transcendait, le choyait, l'aspirait, le languissait, le rêvait nuit et jour, le...
— Je t'aime, John...
Le réclamait à cor et à cri en tant que futur mari...
Sans jamais rien lui dire.
***
— Ce type est un malade ! Il a saccagé mes fleurs !, s'empourpra une fleuriste de quartier, discernant avec consternation l'inélégance que ce parfait inconnu au long manteau noir bien coupé faisait preuve en décortiquant, une par une, les bouquets de fleurs bordeaux sans ménagement.
Ce qu'elle devina être son assistant ne sourcilla pas — bras croisés, menton abaissé —, comme si cela faisait partie d'un comportement tout à fait anodin.
Il sait ce qu'il fait. C'est mon homme, après tout !, médita longuement ledit assistant, pour qui il était inconcevable que l'on contredise son ingénieux ingénu.
— Allons bon, nous savons tous que vos roses rouges sont peintes avec le sang de vos victimes ! Vous les avez massacrées pour, ensuite, monter tout un stratagème artistique et purement romantique en offrant vos roses à des couples dépréciés, totalement déboussolés de leur avenir sentimental incertain. Cela s'appelle de la démence ! Vous-même qui êtes veuve depuis un an ne croyez plus en ses fadaises qu'est l'amour. Je peux comprendre, vous savez. Plus aucune perspective d'envisager la moindre parcelle de bonheur, puisqu'il vous l'a été arrachée. Alors, vous quémandez que l'on vous octroie une rédemption avec l'aide de meurtres bien ficelés, mais pas assez ficelés pour m'échapper. Vous attendez patiemment la mort, comme si elle était votre dernier recours. Mais pour ce faire, vous avez besoin d'attirer l'attention en commettant des crimes abominables, voire impardonnables, dignes d'une boucherie à en faire frémir les macchabées, déblatéra-t-il d'une traite, les yeux rivés sur sa nouvelle proie draconique.
Scotland Yard et John continuaient d'être subjugués par cette analyse sans défauts, mais Sherlock Holmes, étant ce qu'il était par nature, brisa le seul organe fragile qu'il avait tant désiré garder intact. Hélas, les mots durs qu'il eut prononcés remit tout en cause :
— J'ai toujours pris pour axiome que l'amour avait cet effet dévastateur sur les gens. De manière stérile, ce monde empli de faux-semblants signifie le chaos dans l'absurdité la plus puérile que l'amour a su engendrer. L'amour ment, l'amour fait mal, l'amour reprend, l'amour est le virus qui brouille les machines, l'amour est la poussière dans le verre, l'amour est l'engrenage défectueux qui fait tout dysfonctionner. L'amour est le maître et l'esclave. Illusoire, fantasmagorique, subreptice, insidieux ! C'est sans conteste l'émotion la plus effroyable qu'il ne faut jamais rencontrer, au regret de finir en apnée sous l'eau pour le restant de ses jours.
"Rien.
Personne ne voit.
Personne ne parle."
Là où lui ne les sentit pas affluer, d'autres les virent toucher terre : ces étincelles larmoyantes, perlant sur les pommettes hâlées d'un homme ébranlé par la plaie béante qui se formait aux abords de son cœur endolori. Les dires coupables de cet inestimable cerveau moteur ambulant eurent raison du meurtre du biographe aux mains tremblantes de mots tâchés d'encre. Cette encre qui signait d'une plume ébène les ratures indélébiles, écrites sur du papier chiffonné — sur son âme. Atterrée, la victime, condamnée aux impotences sentimentales que le mécanique déclamait haut et fort comme un handicap harassant, ne se soucia point du gentil petit monde qui le regardait avec une pitié déconcertante. L'impassible alterna entre Gregory Lestrade et son allié transi. Quelque chose lui échappait. Mais quoi ?
— Vous n'avez qu'un cœur de pierre, Sherlock !, protesta l'agent de Scotland Yard. Un imbécile, comme il est rare d'en voir à notre époque ! Comment osez-vous invectiver de telles inepties devant John ? N'est-il pas celui qui vous rend un poil humain ? Non, bien sûr que non, puisque l'amour, comme vous le manifestez si bien, est une faiblesse chez les hommes ! Mensonger et repoussant, n'est-ce pas ? Je vais vous dire une chose—
— Non, je vous en supplie, Lestrade, ne lui dites pas ça !, coupa Watson, une pointe d'anxiété le percutant de toute part.
Le refrain identique se répétait inlassablement sur ce tourne-disque obsolète, à force de manipulations brutales et non-soignées. Le poète aux vers à moitié vides versa la dernière conviction dans les yeux de son tendre.
J'ai foi en lui, j'ai foi en lui... J'ai foi en Sherlock Holmes, en mon Sherlock. Il ne le pense pas, il ne le pense pas, il ne peut pas le penser, il n'a pas le droit de le penser, il...
— Avec tout ce qu'il vous a fait endurer, John, sérieusement ?, reprit de mal en pis l'Inspecteur. J'ignore par quelle folie vous trouvez encore le courage de rester avec lui et de l'aimer ? Cet homme ne sait pas aimer. Il en est incapable. Il suffit de l'entendre pour reconnaître l'inhumanité qui l'habite. Vous êtes un monstre !
— ÇA SUFFIT ! JE NE VOUS LAISSERAI PAS LE RABAISSER UNE FOIS DE PLUS !
L'espace se figea le temps d'une seconde, d'une minute, d'une éternité, tout au plus, laissant les visiteurs cois. Personne — pas même le spécialiste de la déduction — aurait pu prédire une telle tournure. Émanant une rage à tout rompre, l'aura du docteur s'assombrit, une émotion grandit : celle de la haine. Ses yeux, d'un naturel bleu affectueux, empalèrent le givre condensé en une stalactite destinée à toute l'assemblée, y compris la fleuriste criminelle. D'habitude si mirobolant, le voilà opprimé dans un recoin nébuleux, où étaient tapis toute sorte de démons saboteurs de son bien-être. Étaient-ce ses propres démons ou ceux du drogué ? Avaient-ils pris possession de sa conscience ? Avait-il déteint sur lui ? Le junkie avait finalement échoué à le protéger de lui-même, d'Eux ? Reprenant contenance, tout en sortant d'un sommeil éveillé, le chimiste dénoua le fil des événements à partir de l'achèvement de l'investigation des roses rouge incarnat. Qu'avait-il fait de mal ? Question rhétorique. Il avait encore mortifié son bon ami. Il avait été traité de monstre. Et il le méritait. Surtout que ce n'était pas la première fois... Alors, pourquoi son amant s'entêtait à prendre sa défense, là où se tarissait l'indéfendable ? Plus que tout, il aimerait se focaliser sur les cicatrices qui s'étaient décousues à cause de ses ineffables paroles. Certainement que son John saignait de l'intérieur à ce moment précis, mais son amour pour lui s'expulsait au travers de son habileté spontanée à le protéger quoi qu'il en coûtait. Quand bien même, il paraissait abattu, il arrivait toujours à maintenir son sang-froid lorsque l'on attaquait son Sherlock. Il était comme la mère couvant son enfant, le bouclier face aux balles, le médicament thérapeutique sur un hématome — au détriment de son cœur qui bleuissait en ecchymose —, le feu revigorant son corps gelé, la lumière le conduisant vers la fin des ténèbres, l'idée inouïe immergeant de son esprit critique, la part affective de son être muet d'émotivité, la planche de salut le remontant à la surface, sa bouée de sauvetage quand il se noyait, attiré par les profondeurs des abysses infernaux.
Une teinte hâve pigmenta ses joues émaciées. Il était pétrifié, interdit, pâle. Il avait peur de le perdre. Vraisemblablement, effrayé.
— John, je suis désolé... Pardonne-moi..., gémit-il en un souffla presque trop bas pour l'ouïr.
— La ferme, Sherlock ! Juste, la ferme ! Est-ce trop te demander, peut-être ?
Il ne le scrutait plus...
Il ne le lorgnait plus...
— J... John...
Il n'était plus...
Il n'était plus dans son champ de vision...
Il avait disparu...
"Je suis à terre."
À tous ces non-dits qu'on voudrait exprimer.
À tous ces méfaits qu'on voudrait effacer.
À toute cette culpabilité qu'on voudrait ranger dans un tiroir fermé à clé.
À toutes ces excuses qu'on voudrait scander avec ferveur, enlaçant à bout de bras la mélancolie de ce silence voué à tous ces fameux non-dits.
Oui... à celui qu'il avait aimé...
Il souhaitait lui dire... qu'il ne s'aimait plus.
***
Une semaine s'était écoulée depuis l'incident de la fleuriste et l'essaim des paroles tortueuses de Sherlock Holmes. Il avait affirmé que l'amour — source insipide de distraction — entraînait irrémédiablement la mort de la raison. Et Dieu savait à quel point il était facile pour le savant de la concevoir au cours de son entière existence ! Pour autant, il n'avait jamais rejeté le phare de la mise en lumière. John Watson et lui étaient officiellement des amants à tous les niveaux, et ils s'en portaient très bien ainsi. À Baker Street, fleurissait le conte d'un été, la fable d'un hiver, faisant éclore un bourgeon de rose au petit matin. Malgré le fait qu'ils n'avaient jamais pu fêter la Saint-Valentin comme il se devait — le physicien n'aimant guère ces mondanités réitérées jusqu'à l'overdose —, l'idéaliste du couple tenait tout de même à offrir un bouquet de roses rouges bien garnies, cette fois-ci sans le sang. Après tout ce que le pauvre petit cœur boursouflé avait enduré, il désirait ardemment faire comprendre à son inébranlable chéri que leur relation allait au-dessus de tout ce que ce dernier tendait à croire. Sans scrupule, il avait exhibé lesdites fleurs en plein milieu de leur salon, dans un vase en céramique que Madame Hudson lui avait prêté au préalable. Un moyen d'adoucir l'être endurci au masque antipathique. Il ne lui en voulait pas d'être comme ça ; il priait juste qu'il ne devienne pas insensible à ces petites marques d'attention ad vitam æternam.
— Grotesque !, éructa l'homme filiforme, légèrement furibond à cause d'une expérience qui avait mal tourné, ce qui le mit dans une humeur exécrable. Qui a acheté ces maudites fleurs ?
— Moi, Sherlock. Ces maudites fleurs sont de moi. C'est pour notre Saint-Valentin gâchée de la semaine dernière, rétorqua John, abasourdi quant à l'indifférence que son bel homme émettait.
A-t-il vraiment un cœur ?
— Et bien, je trouve ça grotesque !
J'en doute fort..., pensa-t-il, dents grinçantes et poings rétractés jusque dans la paume abîmée, de par ses ongles qui s'enfoncèrent petit à petit dans sa peau.
Encore une journée de trop...
Au fur et à mesure que les matinées, les après-midis et les soirées défilaient, équivalents au tic-tac des aiguilles d'une montre, Holmes arborait une attitude renfermée sur lui-même, telle une huître s'appétant de conserver sa mystérieuse perle au fond d'un océan peuplé de secrets. Mais quels scabreux secrets pouvait-il bien dissimuler pour qu'il se comporte comme cela ? Ils s'étaient pourtant déclarés l'un à l'autre...
Qu'est-ce qu'il s'est passé entre nous, Sherlock ? Pourquoi me rejettes-tu ? Pourquoi es-tu si distant avec moi ? Que t'ai-je fait ?
Sans rien ajouter, le phare quitta son rocher. L'écume de son chagrin se déferlant, l'enclume de son agonie l'écrasant, ses pas le menèrent vers une rive, une côte lointaine, où les sirènes chantaient des complaintes pour des matelots en voie d'égarement.
John avait abandonné le navire pour une durée indéterminée. Il s'engloutissait dans le fléau d'alcools forts, un pichet en guise de flopée d'épopées à crayonner sur son journal de bord.
« Sherlock Holmes est l'homme le plus sage et le plus formidable qu'il ne m'ait jamais été permis de rencontrer. Et je suis si heureux de vivre à ses côtés. Un jour, peut-être, lui proposerai-je de m'épouser... »
— Non... Tu ne voudras jamais m'épouser... C'est une ambition trop idiote..., geignit l'idéaliste du couple, quoi qu'il n'y avait plus rien d'idéaliste en lui.
Lui également, le réclamait à cor et à cri en tant que futur mari...
Sans jamais rien lui dire.
Ils se voulaient tellement, qu'ils s'en voulaient de ne pas se l'avouer.
À l'autre bout de Baker Street, haleta un homme emmitouflé sous une couverture de remords. Un torrent de pleurs s'étala à foison, semblable au déluge sanglant que le scalpel affina pour le début de son incision. Les sursauts, les soupirs, les spasmes, puis l'obsession, la consolation, le fantasme ; ce fut sa première entaille, et le prologue d'une longue série d'allégeance envers ses démons déterrés.
"Sec.
Complètement vide.
Plus un seul souffle.
Je suis inerte."
Le sang se cramponna à son bras, tandis que son corps céda. Sherlock s'évanouit et chut, égaré au gouffre des chutes du Reichenbach. Dans son lit, il se reposa, livide ; du moins, c'était ce que présumait son colocataire en rentrant de sa courte virée.
J'ai échoué, John.
***
Ailleurs, il avait échoué. Où somnolait-il, désormais ? À quai d'une cascatelle ? D'une rivière ? D'un courant tumultueux ? Où se cachait le survivant du Reichenbach ? Où ?
Le mutisme qui ceignait leur logis impactait davantage le pragmatique du couple, un tant soit peu plus fébrile que d'habitude. Or, John ne le remarquait point, répartissant ses sautes d'humeur sur le compte de sa versatilité légendaire lorsqu'une enquête ne pointait pas le bout de son nez. Une semaine s'effilochait, et toujours aucun quelconque signe d'ouverture. Soit, il n'allait pas plus insister ! Nul ne connaissait réellement les introspections prépondérantes qui affligeaient le grand homme. Elles demeuraient, hélas, une énigme sans issue de secours. Seulement, il en avait assez ! En une ultime bataille, au galop, le ciel étant éclairé par les étoiles et la pleine lune de février, le chirurgien des cœurs de Baker Street s'élança à la recherche d'une mission vespérale : remplir le frigo de provisions à des fins de concocter un délicieux repas pour eux deux. Son cher Sherlock s'était enfermé dans la salle de bain, ce soir-là, alors sans retarder les rouages de son plan à l'eau de rose, il toqua à la porte en arguant :
— Mon ange, je vais faire quelques courses. Je ne serai pas long, promis.
Pas de réponse.
— Je t'aime...
Toujours pas de réponse.
Abdiquant, il ouvrit la porte du vestibule avant de héler un taxi. Une boule au ventre grossit en lui ; il ne saisit pas toute la contenance de cette mise en garde, de ce message hostile, mais il eut un mauvais pressentiment en laissant son amant esseulé derrière lui.
"Ma vie ne tient qu'à un fil
Au crépuscule, mon corps s'enlise."
Par la suite, le présent revint sonner l'hallali, le trépas vint récupérer l'âme de son prochain défunt. Au cœur de la pénombre, somnambules, transparaissaient ces deux hommes au masque fissuré. Affres affreuses affriolaient la Dame accoutrée de noir, affable, et fabulèrent un doux festin. À la croisée des destins, les kilomètres se rétrécissaient, les retrouvailles s'alléchaient entre elles, les "bienvenue" devenaient des "bon retour" , et les franches accolades évoluaient en délicates caresses. Cela faisait une heure que son compagnon s'était absenté. Pris au dépourvu par sa solitude, selon une irrévocable présence, il s'enfonça dans l'eau croupie de son bain mortuaire. Une sonate mortifère résonna en son palais mental étouffé par les hurlements intempestifs de son état conscient réprimé. Cette baignoire, jadis empreinte des premières tribulations sexuelles, inaugura l'apogée de son nouveau cercueil.
Les saynètes tourbillonnèrent et renouvelèrent les anciens décors du début de l'histoire. John Watson était en train de se flageller mentalement pendant qu'il rassemblait des vêtements pour son amoureux moribond. Sitôt, l'ambiance s'adoucit quelque peu, une chemise blanche posée délicatement autour de ses frêles épaules attiédit le corps frigorifié du noirâtre en chasse d'une autre démence qui s'immisçait intimement dans ses obscures pensées. Pareille à une rose fanée maintenant arrosée, celle de son bien-aimé s'était évacuée hors de l'eau, indemne, saine et sauve. Intérieurement, il en sourit d'aise. Elle, aussi, avait survécu... grâce à Lui... grâce à ce gardien... notre gardien... Il l'aimait ! Oh Diable, il l'aimait de toute son essence ! Miséricorde, comment arrivait-il à l'aimer, alors que lui-même se haïssait ? Quel étrange paradoxe... Le masque de l'ingénuité se fêla — ce masque candide qui inspirait anciennement la froideur et la noirceur. Naguère, l'homme de marbre refroidissait tout sur son passage ; même la flamme la plus ardente, il l'éteignait. Toujours était-il qu'une incandescence inimaginable avait trouvé refuge au 221B Baker Street, auprès de ce verglas vertueux. La glace avait de fil en aiguille craquelé sous cet amas de sentiments indicibles. Le sociopathe croyait avoir suffisamment tombé le masque pour son prétendant. En effet, il avait présagé de se donner, sans équivoque, à son héros devenu sa dose d'héroïne. Jamais il n'aurait anticipé le moment où il faille le retirer jusque dans les bas-fonds de son averse souterraine.
"Masque, ce visage est un masque.
Et celui qui te fait face est un étranger !
Place, je n'ai plus ma place.
J'ai rendu l'âme.
Je te l'avoue... je ne m'aime plus..."
— Sherlock, mon amour, regarde-moi ! Par pitié, regarde-moi !, s'enquit in medias res le généraliste à la mine pantoise et rongée par l'inquiétude de le perdre à tout jamais. Je suis là, tout va bien... Tout ira bien... Tu n'as plus rien à craindre.
Les mains prenant son visage en coupe afin de mieux appréhender sa santé dégradante, l'ancien combattant de terrain examina son pouls et écouta le rythme instable de ses battements de cœur. Hâtivement, il se retrouva en pleine tachycardie, tant ses membres s'emballèrent, plus qu'affolés d'être soudain pris de convulsion. Par réflexe, John l'étreignit de ses bras protecteurs, esquissant de légers cercles dans son dos dans le but d'ériger une accalmie au sein de son naufrage. Une larme dégoulina de ses yeux peinturés de rouge vermeil, puis une autre, et une autre, jusqu'à provoquer une inondation chez sa merveille. Son âme sœur pleura avec lui.
Non, John... ne pleure pas, je t'en conjure... J'ai échoué...
— J'ai... j'ai échoué... J... John... J'ai échoué..., hoqueta-t-il, la honte l'éprenant en tenaille.
Il ne se risqua pas à sonder l'œil inquisiteur de sa tourterelle.
— Chut... Respire... On bravera cet obstacle ensemble, tu verras...
— N... Non... Ne reste pas... Va-t'en avant qu'il ne soit trop tard pour te sauver... Je vais... je vais te détruire, sinon... John, John, John, John, pardon... Je te demande pardon pour tout le mal que je t'ai fait... Pardon...
Cette mascarade avait assez duré ! Aujourd'hui, coûte que coûte, ils tomberaient à deux le masque.
"Mal.
Le Mal m'érode.
Je fredonne mon ode.
Elle m'ensevelit.
Pourquoi dois-je encore lutter ?
C'est quand tu me touches, que je veux te le crier !"
— Je veux mourir.
À tous ces non-dits, ces méfaits, cette culpabilité, ces excuses...
À tous ces fameux non-dits bel et bien intrinsèques.
Aide-moi, John !
Il pourrait l'époumoner sur tous les toits.
Je vais t'aider, Sherlock !
Là où les mots sommeillaient de concert, seule l'aphasie loquace, dans son éternelle bonté, les enlaça de sa plus chaleureuse étreinte.
Ensuite, un ange passa, rompant cette dysphasie qui s'accouplait devant leurs prunelles saillantes. Un raclement de gorge secoua le cadet à s'extraire de sa torpeur, et d'un commun accord, chassa ses vilaines larmes qui souillaient le beau visage de son bellâtre.
— Tu ne mourras pas ! Je te l'interdis !, tonna John, remettant de l'ordre dans tout cet imbroglio qui n'avait ni queue ni tête. Tout va s'arranger ! On doit juste discuter, d'accord ?
— John, je—
— Parle-moi, s'il te plaît..., le devança-t-il. Je pensais être important pour toi, que tu me faisais confiance, que tu... m'aimais assez...
C'en fut insoutenable pour Sherlock. Ses lèvres s'écrasèrent brusquement sur celles de l'amour de sa vie — salives se conjuguant à l'imparfait, comme une promesse glissée à l'aube de leur plus que parfait. Un lien indéfectible en deux alliances invisibles. À bout de souffle, à contrecœur, ils se séparèrent pour reprendre leur souffle en cavale. C'était quoi leur phrase fétiche, déjà ? Ah oui ! Eux deux contre le reste du monde. Alors, en une grande inspiration qui ne lui ressemblait point, rassemblant ses maigres forces à l'effigie de sa corpulence, il déballa tout ce qui l'émiettait depuis si longtemps :
"Je m'engage devant l'évidence.
Mes sens m'encensent.
Un nouveau départ.
Sans ce masque.
Je tombe le masque.
Et celui qui te fait face ne lâche pas la barre."
— Je suis né différent, débuta Holmes, le regard dans le vague. Chaque fibre qui s'amoncelle en moi me rend différent. Dès mon plus jeune âge, on m'a détesté, on m'a traité de tous les noms, on m'a même poussé jusqu'au suicide parce que j'étais quelqu'un de fragile et d'émotif sous cette carapace due à mon intelligence. Ces gens sont devenus, au fil du temps, des voix, et ces voix, des démons dans ma tête.
"Sale psychopathe !"
"Anorexique !"
"Il est fêlé, ma parole !"
"Va te faire foutre !"
"Espèce de connard !"
"Je préférerais que tu sois mort !"
"Va crever !"
"Pourris en Enfer !"
"Suicide-toi, ça arrangera tout le monde, pour une fois !"
Ces voix le prirent à l'abordage en cet instant où il les détaillait, ce qui eut pour don de l'agacer, tant il était dur d'entrer dans la confidence. Les mains plaquées contre ses oreilles, il tenta de les faire taire. Une autre paire de mains, plus robuste, s'accola à la sienne, plus anémiée. John... Il avait cette définition sublime de gouvernail manœuvrant avec souplesse son bateau en ruines. Capitaine John Watson. Cela lui allait tellement bien...
— Sherlock ? Vas-y.
— La plupart du temps, ce sont des voix qui me tentent et me hantent, reprit-il sans délai, plus confiant que jamais. Elles sont un murmure doucereux ; elles sont le fruit de mon déclin, de ma dégénérescence. Ni plus ni moins qu'un crépitement âcre dans l'âtre, qu'un entrelacement de chaînes chauffées à blanc, qu'un bruissement dans l'oreille, qu'une oscillation du cortège cérébral. Elles sont avenantes, capricieuses, ensorcelantes... Assurément néfastes, aussi bien qu'une poudre diluée, prescrivant en finesse une touche de jouissance saupoudrée, mais tellement orgastiques, tellement galvanisantes, que j'en oublierais l'avant-goût acerbe des commencements. Je ne me rends jamais compte du mal que je peux causer à mes proches, et surtout à toi... À cause d'elles, je m'écarte de tous ces sentiments qui me semblent être des parasites. Sauf qu'elles n'ont pas totalement pris le contrôle sur ma personne, puisque... Oh, John ! Je t'aime tellement ! Bien entendu que je t'aime ! Ces paroles paraissent même trop faibles pour brandir la chose la plus évidente et la plus essentielle en ce grand méchant monde. Pardon, pardon, pardon... Pardonne-moi... Tu es trop bon... trop bien... pour le minable que je suis... Je détruis le seul bonheur que tu m'apportes. J'ai échoué lamentablement... Je ne suis qu'un monstre...
"Place, ai-je finalement ma place ?
Au creux de tes bras, je me l'avoue... je m'aime plus."
Après la fin de sa tirade, le plus âgé le souleva à bout de bras et l'amena tout droit sur le sofa en prenant soin de ne pas le malmener durant le trajet. Un sourire soyeux s'esquissa aux abords de son faciès hâlé. Que spécifiait donc ce sourire abscons, des plus adorables ? Sur son séant, le médecin, assis aux côtés de son bel apollon qui tressaillait quant au verdict final de son docteur chéri, baissa la tête, l'air songeur.
— Te souviens-tu de la mise en scène que tu m'as faite lorsque tu as déclaré ta flamme ? C'était quoi, déjà ? Ah, oui ! Un masque sur le visage, louangeant tout en chantant cette ode à l'amour au milieu d'une foule ébaubie. Te remémores-tu : "Je suis un homme, oh ! Comme ils disent..." ? Car moi, je ne l'ai jamais oublié ! Tu as su me témoigner tes émotions, tes sentiments, tes états d'âme. Pour un monstre, je trouve que tu ne fais pas tant l'effet d'un homme au cœur de pierre. A-t-il vraiment un cœur ? Je dirais que oui, il a un cœur. Il suffit de creuser en dehors de la surface de l'iceberg. Il faut le renverser pour connaître le véritable Sherlock Holmes dans toute sa splendide monstruosité. Toutes les machines ont un cœur, et même les monstres rêvent d'amour. Je pense que si tel était le contraire, je n'aurais jamais eu cette subite envie de vouloir te demander en mariage. Je... Oh !
— Oui.
— Non, oublie ce détail insignifiant. Je ne sais pas ce qui m'a pris, balbutia-t-il, la gêne jusqu'au cou.
— Oui.
— Non, tu ne saisis pas ! Je me dois de t'épauler lors de cette période compliquée, et je me retrouve à devoir équilibrer le côté rationnel de notre couple et le côté sentimental à outrance. Je perds mes moyens !
— Oui.
— Est-ce que tu peux arrêter cinq secondes de dire "oui" à tout bout de champ ?
— Oui, John Hamish Watson.
— Que... Sherlock ?
Un silence.
Un silence précédant l'effervescence et les sanglots. Longs, joyeux, symphoniques. Un silence ayant pour compagnie intime des bouches se dévorant, des corps s'enchevêtrant, des doigts s'entortillant les uns aux autres pour n'édifier qu'une seule et même union parfaite. Un bien qui aiguisait sa fine pommade, à la fois entêtante et parfumée de rose, autour de deux poitrines aux mouvements erratiques. Un bien qui les heurtait aux confins du réel ; tous deux éperdus entre le rêve véridique et la réalité imaginée. Ce bien s'était finalement épris des larmes enchanteresses, des assauts festifs, sillonnant à quai la félicité et l'avènement des jours heureux, fendant les flots de l'aventure et de l'amour sempiternel.
— Oui, je veux t'épouser.
***
La vie avait repris son cours normal au 221B Baker Street. Deux hommes amourachés demeuraient, comme à leur habitude — parce qu'ainsi était leur place attitrée —, posés sur leur fauteuil respectif, attendant leur prochain client. Sherlock rayonnait de jour en jour depuis que son fiancé l'aidait à remonter la pente et à surmonter sa dépression. D'une humeur dessinée sous le portrait de la romance, le joli peintre blond ébaucha ce qui s'apparaîtrait à devenir, plus tard, l'arrière-plan de leur toile matrimoniale.
— La rose ne nous sied pas, mon cher. L'edelweiss, par contre...
Il déposa contre le cœur de son conjoint l'objet de leur cérémonie.
"Te va à merveille. Sais-tu au moins ce que cette fleur symbolise ? Elle est l'allégorie de la force, de la noblesse et du sacrifice. Si l'homme est courageux et vaillant, un edelweiss pourrait être la fleur lui permettant d'exprimer son amour le plus pur."
Le détective ne put contenir un sourire enjôleur, destiné à la mignonnerie dont fit preuve son futur mari.
— Rares sont ceux qui peuvent l'atteindre, récita-t-il tout bas. C'est toi mon edelweiss, John Watson. Mais... Où l'as-tu cueillie, et comment ?
C'était toujours le même couplet : John allouait à tout-va des compliments à la hauteur des innombrables qualités que possédait son ange bien-aimé ; Sherlock complaisait ces compliments en les complétant d'une note de musique composée pour son complice bien-aimé.
— Ça, c'est un secret, chuchota le chérubin, tout guilleret.
— Oh, je vois..., ajouta le plus jeune, une expression facétieuse ridant ses traits charismatiques.
— Élémentaire, mon cher Holmes !
— Je t'aime, mon amour.
Et il abaissa le rideau d'un baiser à la française, dont il détectait, par le caractère de ses déductions "watsoniennes", que son fruit des délices ne pourrait résister à croquer le noyau du péché.
Il n'a jamais chuté et, moi, je n'ai plus jamais échoué.
— Prenons un bain, ensemble, proposa le prodige à sa muse de la quintessence.
Les voix s'étaient enfin tues.
Fin...
***
Me voilà de retour, cher(e)s adeptes du Johnlock 🙏 ! Un OS, ma foi, très, très, très long. Plus de 8000 mots en tout ! Mais ça valait franchement la peine parce que je me suis jamais autant investie que dans cet OS sous le thème de la dépression et du suicide. Il peut paraître dur et anxiogène, mais il est aussi porteur d'espoir et de délicatesse. Je l'ai aimé autant que je l'ai détesté. Il réveille une part sombre, mais salvatrice, quelque part. Ceci est ma catharsis, mon cri de guerre, mon chant purgatoire à la délivrance et à l'espérance. J'espère qu'il vous plaira. Il fait l'écho de "Je suis un homme, oh ! Comme ils disent...", mon dernier OS sur Johnlock. Je me suis dit qu'un OS serait la continuité d'un autre, et ainsi de suite 😇. Tous dans le désordre, mais avec une même trame et un même fil conducteur. Je vous dis à la prochaine ! Peut-être pas dans un an, je l'espère 😅😘.
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