Chapitre 8 | 1

"Where'd you go ?

I miss you so,

Seems like it's been forever

That you've been gone.

Please come back home."

Where'd You Go – Fort Minor. (En média). 


— Ça va tes mains ? me risqué-je en lançant un regard inquiet à Wayne, qui m'observe depuis le canapé.

Il arbore un rire cynique, puis baisse les yeux vers les bandages que Liv l'a obligé à mettre sur ses blessures.

— Gale, le but, c'était d'avoir mal.

Son indifférence me laisse sans voix. Je déteste quand il dit ça, quand il me fait comprendre que sa propre détresse ne l'atteint plus. C'est comme s'il avait perdu tout espoir de pouvoir aller mieux un jour et qu'il s'était résigné à l'idée de devoir saigner pour retrouver son souffle. Ça fait si longtemps qu'il combat le mal par le mal que j'ai l'impression qu'il ne sait plus faire autrement. Il devrait avoir conscience que ce n'est pas la bonne solution pourtant, que la douleur physique ne peut pas surpasser la douleur morale, mais je crois qu'il a baissé les bras. Peu importe que cette souffrance soit assez profonde, assez intense, assez acide pour le prendre aux tripes comme le font ses pensées destructrices, tout ce qu'il veut c'est un moment de répit. Un instant éphémère durant lequel il n'aurait plus la sensation de se consumer de l'intérieur à chaque seconde de son existence.

J'aimerais pouvoir l'aider, le soutenir, lui dire qu'il a le droit de lâcher sa lutte le temps de s'appuyer un peu sur moi, mais il ne m'écouterait pas. La personne qu'il lui faut, ce n'est pas moi, et je pense que ça, on l'a compris tous les deux. Contrarié, je pousse un soupir bruyant, mais n'ai pas l'occasion de répondre quoi que ce soit que trois coups résonnent dans l'appartement. Trois coups impitoyables qui figent Wayne sur place. Trois coups qui me retournent l'estomac.

— Dis-moi que t'attends quelqu'un. Je t'en prie, dis-moi que t'attends quelqu'un...

La voix de mon ami déraille, et mon cœur se serre. Je donnerais n'importe quoi pour réussir à le calmer, à le rassurer, mais je ne veux pas lui mentir. Même s'il n'est pas vraiment au courant des derniers événements, il sait que cette insécurité constante qui nous ravage aussi bien l'un que l'autre n'est pas infondée. Les méninges en ébullition, je fixe la porte comme si ça allait faire disparaître l'enfer qu'elle dissimule et que je n'ai pas la force de voir déborder aujourd'hui. Réfléchis, ne panique pas, reste solide. Il est plus d'une heure du matin, personne ne sait que nous vivons ici en dehors de Liv, et cette dernière connaît les règles : elle doit prévenir avant chaque passage à l'improviste. Ce n'est donc pas une visite de courtoisie. Pourtant je n'arrive pas à me résoudre à l'idée que ce soit Lola. Se déplacer n'est pas son genre, même pour les exécutions importantes elle bouge pas de sa tour d'ivoire à la con. Cette femme est un vrai fantôme ; personne ne la voit jamais. Quant à ses chiens de garde, ils n'auraient pas pris la peine de frapper, ils se seraient contentés de foncer dans le tas pour en finir au plus vite. Si ça avait été eux, on serait déjà neutralisés, bâillonnés ou à moitié morts. Mais alors c'est qui ? Avec une profonde inspiration, je tente de noyer les scénarios catastrophes qui engorgent mon esprit, sans franc succès. Je m'avance vers la poignée à pas comptés, craignant que la réalité ne m'avale d'une seconde à l'autre.

— N'ouvre pas. Gale, n'ouvre pas cette porte.

Ma paume s'immobilise en l'air, tandis que je me tourne vers Wayne. La respiration saccadée, il me supplie d'un regard tailladé par l'angoisse.

— N'aie pas peur, Wayne, murmuré-je.

Son air change, ses prunelles vertes se mettent à briller, et je sais que je viens de taper dans le mille. Avec le temps, ses crises à répétition m'ont aidé à comprendre ce que représentait cette simple phrase. Ces trois petits mots si anodins pour moi sont un refuge pour lui. Une bulle dans laquelle il pourrait s'abriter pour renouer avec la sérénité qu'ils savaient lui apporter il y a quelques années. Ce sont ceux qui parvenaient à le sauver, à l'apaiser, à le protéger face à la destruction d'Eleven Stars. Dans les pires moments, ils constituaient sa dernière étincelle d'espoir parce qu'ils n'étaient pas prononcés par n'importe qui. Quoi que Wayne puisse bien dire, quoi qu'il puisse bien essayer de me faire croire, je suis persuadé que les paroles de West restent gravées en lui pour le meilleur. Que ce sont les seules branches encore assez résistantes pour le rattraper quand il se sent sombrer.

— Ça va aller... chuchoté-je sans y croire.

Prudent, j'abaisse la poignée de la porte et Wayne retient son souffle. La dernière barrière entre mon imagination effroyable et moi cède tandis que mon rythme cardiaque s'accélère. J'essaie de me préparer à toutes les éventualités ; une arme qui se pointerait vers nous, une pluie de coups qui chercherait à m'ensevelir, des menaces qui nous rendraient dociles... n'importe quoi d'assez dangereux pour tout détruire, mais rien ne vient. Rien ne m'attrape à la gorge. Je tombe seulement nez à nez avec une silhouette frêle que j'ai soudain envie de foutre dehors à coups de pied.

— Putain, Liv ? Refais plus jamais...

Des bruits de pas résonnent dans la cage d'escalier, et tout l'univers se stoppe net. Elle est pas venue seule. Une colère aussi puissante qu'irrépressible se déverse dans mes veines alors que je me précipite hors de l'appartement en bousculant Liv pour tenter de canaliser la rage brûlante que j'ai envers elle. Cette fille est inconsciente, bordel. Comment j'ai pu lui faire confiance ? De plus en plus tendu, j'utilise tout le courage qu'il me reste pour me lancer à la poursuite de l'inconnu. Il a une longueur d'avance, mais sa respiration difficile me laisse une chance de le rattraper et de lui faire comprendre que personne ne doit connaître cette adresse. Il faut que je le chope, il faut que j'assure nos arrières parce que si je ne prends pas les devants, une nouvelle catastrophe risque de nous réduire en cendres. Mon cœur bat à tout rompre, la fatigue me ralentit mais je finis tout de même par me rapprocher de l'intrus, qui s'appuie durement contre le mur, juste devant la sortie. D'abord prêt à en découdre, je dévale les dernières marches, jusqu'à ce que l'émotion me cloue sur place. Ce débardeur noir, ces cheveux bruns en bataille, cette carrure aussi vulnérable que nonchalante... Je pourrais les reconnaître entre mille.

— West... West, est-ce que c'est toi ?

Le corps voûté se redresse, puis se retourne. Un bleu profond s'anime devant moi, et m'emporte.

— Gale...

Son ton éraillé me serre la poitrine, il me broie de l'intérieur. Je devrais exploser. Je devrais lâcher toute la pression que j'ai accumulée pendant trois ans à cause de lui. N'importe qui péterait un câble, ce serait humain après tout, de lui hurler qu'il n'avait pas le droit de me tenir à l'écart, qu'il aurait dû me dire qu'il sortait de taule... J'aurais le droit d'exiger des explications, de lui cracher mes désillusions au visage en lui rappelant que je suis censé être sa famille et qu'il a aucune de raison de me fuir comme ça. D'ailleurs, j'ai envie de le faire. J'ai envie d'enrager parce que je ne supporte pas qu'il me laisse dans le flou. Pourtant, ses traits crispés, sa main qui maintient son flanc et son souffle haché à outrance m'en empêchent. L'inquiétude qui m'envahit est bien trop intense pour que je puisse ne serait-ce qu'essayer de lui en vouloir.

— Eh... ça va, frérot ?

Un léger sourire survole ses lèvres, mais il baisse les yeux.

— Les escaliers, ça m'a pas réussi, je crois... peine-t-il à articuler.

Tout tremblant, je fais un pas dans sa direction en tentant d'ignorer l'angoisse sourde qui me ravage l'estomac. Le voir dans cet état est intenable. Quand j'arrive à sa hauteur, j'attrape le bas de son débardeur sans réfléchir, et il retire son bras par automatisme, comme s'il savait déjà ce que j'allais faire. Je ne sais pas si cette habitude qu'il a de m'autoriser à pénétrer son espace vital me rassure ou si elle me rappelle juste le nombre de fois où il a souffert de ce genre de contusions. En douceur, je soulève le bout de tissu noir alors que mon petit frère détourne le regard. Un hématome pourpre détruit la clarté de sa peau sur une bonne partie de son abdomen, et je dois me retenir de ne pas lui ordonner d'aller voir un médecin sur-le-champ. Les yeux clos, je prends une grande inspiration : j'ai vécu beaucoup trop longtemps avec West et ses côtes fragiles pour ne pas savoir que ces dernières n'ont probablement pas tenu le choc.

— Mais qu'est-ce qui t'est arrivé ? l'interrogé-je, le plus neutre possible.

West relève la tête vers moi, puis lâche un rictus sarcastique.

— Rien, mes parents m'ont pas appris à regarder avant de traverser, c'est tout.

Je le dévisage, pétrifié.

— Tu t'es fait renverser par une voiture ?

Ma voix s'étrangle, je ne suis plus en mesure de dissimuler mes sentiments derrière mon masque de mec impassible. Mon frère fronce les sourcils, et je comprends qu'il ne passe pas à côté du stress qui suinte de chaque pore de ma peau. Lentement, il s'approche de moi, plante ses prunelles perçantes dans la peur qui doit briller dans les mienne, puis pose ses mains sur mes épaules.

— Eh, non, t'inquiète. Je vais bien, okay ? Je vais bien. C'était une petite rue, la bagnole roulait pas vite.

Malgré la tornade qui déferle dans ma cage-thoracique, ses mots calmes, posés, rassurants me détendent. Je pourrais profiter de ce faible rapprochement pour lui soudoyer des informations, mais je n'en ai pas la force. Le contre-coup de la soirée, ou peut-être même des trois dernières années, m'accable d'un coup et je crois que la seule chose dont j'ai besoin maintenant, c'est de récupérer mon point de repère. Parce qu'au fond, quand West est parti, je n'ai pas perdu que mon frère, j'ai perdu mon pilier. J'ai dû me défaire de l'unique personne qui sait apprivoiser ce que je suis, qui arrive à distinguer le gamin paumé que je cache derrière l'air implacable créé de toute pièce par mon paternel. Pour West, je ne suis pas juste ce soutien inébranlable que je montre à tout le monde. Bien sûr, j'ai toujours été là pour lui, il a toujours pu s'appuyer sur moi mais il n'a jamais oublié que moi aussi, j'ai des fêlures. Que moi aussi, je peux éclater en mille morceaux si on me laisse tomber de trop haut. Il sait que je flanche plus souvent qu'on ne peut l'imaginer, et il a bien conscience que parfois, même si je ne l'avouerai jamais, j'ai besoin que quelqu'un m'aide à tenir debout.

Alors maintenant qu'il est là, j'ai un peu l'impression de le retrouver. De retrouver cette prévenance, cette sollicitude qu'il est le seul à avoir à mon égard et qui m'a toujours libéré. Épuisé, je soupire un long moment en espérant que West déchiffre mon langage corporel. En espérant qu'il saisira à quel point j'ai besoin de lui, à quel point il m'aide à faire le vide et à quel point j'ai peur qu'il s'en aille de nouveau.

— En revanche, toi, ça va pas, murmure-t-il.

Même s'il garde son ton confiant, une culpabilité énorme abîme ses pupilles. Son absence a eu un effet dévastateur sur moi, il le voit, et il n'arrive pas à se le pardonner.

— Viens là.

Il m'ouvre les bras, son étreinte se referme avec force autour de mes omoplates et je m'accroche à lui comme si ma vie en dépendait. Qu'est-ce que cette sensation m'avait manqué... celle de me sentir compris sans prononcer le moindre son, celle qui me prouve qu'il me décrypte encore en un regard malgré la distance qui nous a si longtemps déchirés. Il sait que je suis incapable d'exprimer ma douleur pour l'instant, alors il se contente de me rattraper avant que la chute ne m'achève. Il sait que ces trois ans m'ont anéanti et il s'en veut, pourtant il prend sur lui pour me protéger. Il sait, et ça me soulage. Ça calme la brûlure qui ébouillante mes veines à chaque battement de cœur.

— Je suis désolé, Gale. Désolé que t'aies à supporter les conneries... Tu devrais pas tout porter sur tes épaules comme ça, j'en suis conscient. Je suis tellement désolé, tellement désolé...

Ses excuses ne m'arrivent que dans un souffle faible, mais le raz-de-marée qu'elles engendrent n'en est pas moins redoutable. Ma gorge se noue violemment tandis que mes larmes menacent de s'écrouler sur mes joues. Je m'agrippe encore un peu plus à West pour leur ordonner de ne surtout pas couler, et mon frère me caresse le dos. D'un côté, ses paroles me donnent envie de lui hurler ma détresse, mais de l'autre, elles me réconfortent. Elles me rappellent que j'ai le droit d'avoir mal, que j'ai le droit de saturer. Que j'ai le droit de céder. Et c'est exactement pour ça qu'il prend le risque de les prononcer.

— Tu sais que tu peux m'appeler, maintenant, si t'as besoin de moi, chuchote-t-il. Si t'as envie de parler, s'il faut que tu t'appuies sur quelqu'un... je serai toujours là, Gale. Toujours. Ça a pas changé, et ça changera jamais.

Comme pour ponctuer sa phrase, il glisse un téléphone prépayé dans la poche de mon jean. Une bouffée d'air frais se faufile dans mes poumons en flammes, et l'horizon retrouve ses couleurs. Par cet acte minuscule, il vient de réparer notre lien déchiqueté. Il vient de m'autoriser à reprendre contact. Il est de retour. Je m'apprête à le remercier, à lui envoyer toute ma reconnaissance à la figure, quand quelqu'un déboule dans l'escalier.


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Coucou tout le monde, comment ça va ? 

Aujourd'hui, je vous partage l'un de mes chapitres préférés, donc j'espère de tout cœur qu'il va vous plaire ou qu'au moins, il ne va pas vous laisser indifférent.e.s. N'hésitez d'ailleurs pas à me faire part de vos réactions, même si elles sont infimes ou qu'elles vous paraissent peu pertinentes, j'aime toujours autant vous lire. 

Sachez également que j'ai enfin terminé mon chapitre 12 et que du coup je suis un peu content parce que j'avance. 

Et du coup, dans ce chapitre, comment vous trouvez Wayne ? Est-ce que vous comprenez ce besoin qu'il a de se faire du mal et surtout son indifférence totale face à cette situation ? 

Qu'est-ce que vous pensez des retrouvailles et du retour de West ? Vous croyez que c'est une erreur ou vous êtes content.e.s qu'il soit enfin là, avec Gale ? 

La personne dans les escaliers, à votre avis, c'est qui ? Et selon votre réponse, vous imaginez que la personne va faire quoi/va réagir comment ? 

Cette chanson, c'est leur chanson, à Gale et à West. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais elle a déjà été abordée plusieurs fois dans ce tome et celui d'avant. Sachez que si elle ne vous plait pas, Gale et West vont vous renier, aha. 

Du coup voilà, c'est tout pour moi. J'espère que ce chapitre vous plaira et que cette histoire vous plait toujours, qu'elle vous donne toujours autant envie de la découvrir. Encore deux chapitre et demi et on passe aux chapitres inédits, alors restez connecté.e.s ! 

Je vous dit à samedi les potes. 

Prenez bien soin de vous. 

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