Chapitre 6 | 3 (scène coupée)

"I got a girl crush, hate to admit it but

I got a heart rush, ain't slowin' down."

Girl Crush – Harry Styles. (Cover). (En média).


Plus rassuré qu'à mon arrivée, je pénètre dans la salle immense et une forte odeur de chlore prend mes narines d'assaut. Les piscines sont vides, cet endroit est interdit au public depuis plus de six mois, pourtant cette senteur si particulière reste accrochée aux murs comme le souvenir subtil d'une joie effacée. Je n'ai pas besoin de chercher Wayne du regard pour savoir qu'il est au milieu du grand bassin, à accorder sa guitare noire. Quand je l'aperçois dans la position exacte dans laquelle je l'imaginais, un petit sourire m'échappe. En tailleurs sur le carrelage bleu, il semble plus concentré que jamais et ne réagit pas lorsque je saute pour le rejoindre, suivi de près par Liv qui elle, préfère utiliser la petite échelle en inox.

Une fois installé devant Wayne, j'observe sa petite-amie faire quelques pas avant de s'asseoir à mes côtés. Son inquiétude implacable semble s'être totalement dissipée, laissant place à une admiration sans bornes assez incroyable. Hypnotisée par les gestes de notre musicien un peu mélancolique, Liv paraît oublier le reste du monde. Après quelques réglages rapides, une douce mélodie résonne dans le vide morose de ce bâtiment au moins aussi abandonné et triste que nous, et je me perds dans mes souvenirs une énième fois.

Quand West est parti, Wayne a été obligé de se battre tout seul contre ses traumatismes. Il a été forcé de se débrouiller pour trouver quelque chose à quoi s'accrocher, une branche assez solide pour supporter le poids de sa détresse. Quelque chose qui, à défaut de stopper ses crises violentes, pourrait au moins l'aider à les mettre de côté, à les effacer. Il a eu du mal, mais je crois qu'il en avait besoin. Il avait besoin d'un truc pour s'évader, pour atteindre un univers dans lequel il pouvait s'envelopper sans danger et échapper à la réalité le temps de reprendre son souffle. Et puis il a commencé à se perdre dans la musique, et c'est à ce moment-là que j'ai compris que c'était ça qui lui fallait. Que c'était fait pour lui. Que cette façon de fonctionner lui convenait bien mieux que n'importe quelle autre. Parce que lorsqu'il chante, Wayne se libère. Il lâche tout ce qui a explosé en lui il y a trois ans, tout ce qui l'a fait basculer. Sans ça, je crois qu'il n'aurait pas survécu au jour où il a reçu la lettre de West, une semaine avant notre départ pour Chicago.

Cet après-midi-là, jamais je ne serai en mesure de l'oublier. Je me rappelle chaque instant comme s'ils venaient tout juste de se produire : les pupilles de mon ami se sont posées sur le tampon de la prison de Cook County et ne s'en sont plus détachés avant de longues minutes. Sa respiration s'est accélérée, ses mains se sont mises à trembler et j'ai été contraint de m'interposer entre le mur et lui pour qu'il arrête de déverser sa rage sur les briques impitoyables de la maison des Hutchins. Je ne l'avais jamais vu comme ça, aussi obscur, aussi... anéanti. Il a complètement perdu pied, et j'ai bien cru que je ne pourrais pas le ramener à la raison. Même moi, le grand habitué des ouragans hors de contrôle, j'ai senti quelque chose se fissurer à l'intérieur de ma poitrine. Sa douleur semblait si vive, si déchirante qu'elle m'a retourné l'estomac comme si c'était la mienne. Parce que même si j'ai connu des dizaines de noyades, je n'avais jamais assisté à un tel naufrage.

Après s'être déchaîné contre sa souffrance et contre moi, il n'a plus prononcé le moindre mot pendant des semaines. Il s'est terré dans son silence en espérant que je l'abandonne à son renfermement, mais cette fois-là, j'avais décidé d'être plus têtu que lui, et je l'avais emmené au bar avec moi de gré ou de force, qu'il daigne me parler ou non. Pendant que je buvais, assis devant McFarlane qui ne quittait pas les mains de Wayne des yeux, mon camarade fixait le piano du fond de la pièce. D'abord, plus borné que jamais, il n'a pas bougé, mais au bout d'une bonne heure, il a fini par s'approcher des touches noires et blanches. Il les a effleurés un long moment, puis s'est vraiment mis à jouer. Au début, ses gestes étaient timides, incertains, un peu comme ceux de West quand on était petit et que je lui apprenais des morceaux. Mais à la seconde ou sa bulle s'est verrouillée autour de lui, son appréhension s'est envolée et sa voix rauque s'est réveillée. Wayne a chanté Fool's Gold, une chanson que je ne connaissais pas dont il m'a parlé plus tard. Une chanson presque écrite pour lui, écrite pour cette soirée au pub. Peu importe que je la connaisse ou pas, son ton suave, percutant et rempli de ces dizaines d'émotions contradictoires a amplement suffi à me serrer la gorge. Ça a suffi à toutes les personnes présentes dans l'établissement, ça a suffi à la salle elle-même. L'harmonie grisante de ce doux mélange piano-voix aurait pu bercer jusqu'à la plus minuscule particule d'air qui virevoltait autour de nous.

Petit à petit, les notes sont montées en puissance et le bar tout entier s'est figé. Tout le monde était focalisé sur Wayne et sa peine aussi visible sur sa peau ravagée que dans sa voix déchirée. Sa mélodie hantait chacun de nos esprits alors que les sentiments qui semblaient le traverser ont époustouflé la totalité des spectateurs. Des briquets s'allumaient, des prunelles brillaient, des larmes coulaient... la foule planait au rythme des notes qui fusaient. En essayant de réapprendre à respirer, Wayne venait de souffler une cinquantaine de personnes. Depuis cette soirée magique, je n'ai plus jamais cherché à le faire parler. Depuis cette expérience hors du temps, j'ai su que je n'avais qu'à le laisser s'approcher d'un instrument pour le voir s'exprimer avec la plus poignante des honnêtetés.

Quelques accords retentissent devant moi, m'arrachant à mes pensées. De nouveau concentré sur le présent, je lance un regard aux doigts de notre guitariste improvisé alors qu'ils s'échauffent. Le temps que sa bulle protectrice se forme pour l'emmener au-delà des étoiles qui l'empêchent de rêver, Wayne enchaînent les notes sans réelle harmonie et pousse un profond soupir. Il relève ensuite la tête vers nous, et une lueur étincelante ranime ses émeraudes ternis. Mes épaules s'affaissent de soulagement : cet éclat, aussi éphémère soit-il, n'est présent que lorsqu'il autorise la musique à délivrer ses blessures.

Les mains de notre musicien préféré se baladent sur le manche de sa Yamaha sans crainte ; elles glissent, dansent, s'emballent, puis sa voix se dépose sur les accords de Girl Crush comme une caresse. Même s'il ne chante pas la chanson pour moi, il prend soin de me lancer deux, trois coups d'œil pendant une partie des couplets alors qu'il dédie le reste à une Liv frissonnante. Devant l'enthousiasme de sa petite amie, les lèvres de Wayne se relèvent en un faible sourire tandis qu'il l'observe se balancer de gauche à droite, totalement emportée par la beauté qui nous revient en écho à l'intérieur de notre abri carrelé. La version de Wayne est bien loin de celle de Little Big Town, mais les émotions qu'elle nous envoie à la figure surpassent de loin le morceau d'origine. Peu à peu, les octaves se succèdent et montent dans un crescendo hallucinant qui manque de m'extirper de la réalité.

Le plus poignant, je crois, c'est qu'il ne chante pas juste pour chanter. Wayne chante pour interpréter, pour s'affirmer. Il ne fait pas qu'empiler les sons impressionnants, il raconte une histoire. Son histoire. Il se confie, il nous bouleverse, il se montre vulnérable. Il laisse transparaître ses fêlures, et c'est aussi ce qui fait la richesse de ses prestations. Sa magie. Encore aujourd'hui, son talent me submerge, pourtant, je ne passe pas à côtés des mots qu'il modifie çà et là. Il se réapproprie les paroles comme s'il cherchait à changer la signification de la chanson pour la recouvrir de la sienne. Je doute que Liv remarque quoi que ce soit, mais en écoutant avec attention ces légères déformations, je prends conscience qu'il ne chante plus seulement pour elle. Il chante aussi pour un autre amour. Plus lointain, plus douloureux, plus sombre. Un amour qu'il voudrait revivre... ou qu'il préférerait oublier.

« I want to taste her lips,

(Je veux goûter à ses lèvres)

Yeah, 'cause they taste like him...

(Ouais, parce qu'elle ont le même goût que lui...)

I want to drown myself,

(Je veux me noyer,)

In a bottle of his perfume...

(Dans une bouteille de son parfum -à lui-)

I want her long blonde hair,

(Je veux ses longs cheveux blonds)

I want her magic touch

(Je veux son touché magique)

Yeah, 'cause maybe then

(Ouais, parce que peut-être qu'ensuite)

He'd want me just as much...

(Il me voudrait tout autant...)

I got a girl crush... »

(J'ai un coup de cœur pour une fille...)

Plus son timbre mélodieux résonne dans la salle, plus je le sens s'évader, lâcher prise, et sans le savoir, Wayne m'offre les bouffées d'air que j'avais perdues dans la salle de boxe. L'oxygène parvient à s'emparer de mes poumons parce que, le temps d'une fraction de seconde, je ne m'inquiète plus. Parce que mon ami est là, devant moi, et que la musique qui le maintient en vie brille à l'intérieur de ses iris verts. C'est pour ça que je me bats chaque jour : pour que cet éclat d'espoir ne disparaisse plus à la fin de la chanson. Mais en attendant de réussir cet exploit, je me contente de profiter. Je profite de cette alchimie un peu mystérieuse parce qu'elle rend sa lumière à un gamin qui a perdu sa raison d'aimer. 


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Coucou tout le monde,

Comment ça va ?

Cette scène, c'est une scène que j'avais écrite totalement en dehors de ce chapitre. Je ne savais pas si j'allais la garder ou pas. Mais finalement je l'aime bien alors je vous la laisse. J'espère que selon vous aussi, elle vaut le coup de la publier. 

La semaine prochaine, on ne se retrouve pas mardi, mais encore une fois jeudi. Et ensuite on reprendra la publication du chapitre 7 un mardi également et je publierai deux mardis et deux samedis de suite parce que le chapitre 7 est un peu plus long que les autres chapitres. 

Du coup voilà, je sais pas si je vais trouver beaucoup de questions à vous poser, mais ça fait une petite partie un peu plus calme que le reste, il paraît que ça fait du bien de temps en temps... Alors n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, ce que vous avez ressenti, tout. 

Bon, Wayne aime la musique, il joue de la musique. Vous l'imaginiez musicien ? Et doué, d'autant plus ?

Cette chanson a une signification bien précise et assez différente de celle que Wayne cherche à lui donner, selon vous, quelle est la signification que Wayne donne à la chanson ?

Et vous, si vous deviez chanter une chanson qui vous correspond ou qui correspond à votre état d'esprit du moment, ce serait laquelle ? 

Pour la musique, on aime la version de Harry ? Dans ma tête, Wayne a la même voix que lui. 


Voilà, voilà, c'est tout pour moi. J'espère que cette petite scène coupée vous aura plu et on se retrouve jeudi prochain !

(De mon côté je suis en train de réécrire le chapitre 10, ce qui veut dire que dans quelques semaines, je reprendrai l'écriture de la suite de Je N'ai Plus Peur...)

Cœurs sur vous, les potes. 

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