Chapitre 26 | 1

"Why did you go? I had to stay.

Now I'm reaching for you.

Will you wait? Will you wait?

Will I see you again?"

Hymn For The Missing – Red. (En média).


— West... Allez viens, il faut y aller...

Un ton prudent résonne dans mon dos depuis de longues minutes déjà, mais je n'y réagis pas. Je n'ai pas envie d'y réagir. Je ne peux pas. La tornade qui rugit à l'intérieur de moi est beaucoup trop violente, beaucoup trop douloureuse. Tout ce que je suis en mesure de faire, c'est continuer de m'accrocher à Gale. Continuer de le secouer. Continuer de le supplier de se réveiller. Il faut qu'il ouvre les yeux, il faut qu'il respire. Il le faut. Un bras solide entoure mon torse en passant sous mes aisselles alors qu'un souffle chaud se dépose dans le creux de mon cou. Cette proximité à la fois douce et ferme m'offre une seconde de répit, mais je la rejette immédiatement. Je ne mérite pas ce soulagement, aussi éphémère soit-il. C'est à cause de moi tout ça, c'est à cause de moi que Gale était là ce soir, c'est à cause de moi qu'il a sauté. Je suis celui qui devrait gésir sur le sol. Je suis celui qui devrait mourir.

— Eh, Belle Gueule, on a pas le temps, là ! T'entends pas les sirènes ? Faut qu'on s'arrache !

— Va chercher la voiture, je me charge de lui.

Les voix retentissent l'une après l'autre mais, même si je comprends ce qu'elles se disent et que je sais qu'elles me sont familières, rien ne semble avoir de sens dans mon cerveau. Plus rien n'a d'importance. Plus rien ne m'atteint vraiment. Pourquoi il ne se relève pas ? Pourquoi je ne me réveille pas ? L'étreinte autour de mon corps se resserre, et une force inconnue m'éloigne de Gale. Soudain beaucoup plus alerte, je me débats, je hurle, je me démène pour rester près de mon frère. Quelqu'un m'adresse des paroles de réconfort pendant ma lutte, mais je ne l'écoute pas. Je ne veux pas l'écouter. Il n'a pas le droit de m'emmener loin de Gale. Je dois être là quand il reviendra à lui. Je dois être là quand il reprendra conscience, parce que c'est ce qu'il va faire. Il va se remettre. Il va se remettre et il va me prendre dans ses bras quand je lui crierai qu'il n'avait pas à faire ça. Qu'il m'a foutu la trouille de ma vie, et que je le déteste d'avoir pris un tel risque.

Je t'en prie, Gale, j'ai besoin de toi...

— West, s'il te plaît, écoute-moi...

Un crissement de pneus coupe l'intonation rauque qui refuse de lâcher l'affaire, et mes poumons cèdent. Je n'arrive plus à reprendre mon souffle. Mes sanglots sont trop puissants, ils me malmènent beaucoup trop. Ça ne peut pas être vrai, c'est impossible. Je peux pas survivre à ça, je peux pas...

— On doit y aller, d'accord ? Si on ne s'en va pas maintenant, on risque tous de finir en prison.

N'ayant aucune autre réponse de ma part que ma respiration saccadée, la poigne me soulève comme un poids plume, et ma panique s'accroît. Je me remets à protester, sans réussir à me débattre plus longtemps. Mon énergie m'abandonne peu à peu, pourtant j'appelle quand même mon frère. J'implore la voix de ne pas m'emporter avec elle.

— S'il te plaît, s'il te plaît ! Je peux pas le laisser là ! Je peux pas le laisser tout seul ! Arrête, arrête... lâche-moi...

Mais personne n'exauce mes vœux. L'ombre de mon frère s'éloigne tandis qu'on me traîne à l'arrière d'une voiture. La joue sur les cuisses de mon kidnappeur, je continue d'insister, de pleurer, de me m'enfoncer dans les abysses sans fond de cette douleur infernale. Et Gale alors ? Lui aussi il faut qu'il monte. On n'a pas le droit de partir sans lui...

— On va s'occuper de lui, West. Je te promets qu'il ne va pas rester là. On va l'honorer, okay ? Mais d'abord on doit se mettre à l'abri...

Le moteur gronde et j'ai la sensation qu'on me déchire encore un peu plus à chaque mètre que la bagnole avale. Je le hais. Je le hais tellement. Pourquoi il a fait ça ? Pourquoi il m'a pas laissé tirer ? Pourquoi j'ai pas tiré plus tôt ? C'est moi que je hais. Tout ce que je veux c'est mourir avec lui.

— De la musique. Il lui faut de la musique. T'en as quelque part ?

J'entends des cliquetis et des bruits de quelque chose qui ressemblent à des boîtiers en plastique, mais je ne suis pas là. Je suis encore sur le parking, à revoir mon frère plonger pour me sauver. Et si James m'avait tué quand même ? Il aurait dû me tuer quand même.

— J'ai Iron Maiden, Disturbed, Linkin Park, Papa Roach...

Papa Roach... Gale adore Papa Roach. Papa Roach et Mike Shinoda. Je crois que ces deux artistes sont ceux qu'il préfère. Pourquoi il ne le leur dit pas ? Pourquoi il ne râle pas pour pouvoir écouter ses propres albums favoris, pour une fois ? Pourquoi il n'y va pas de sa remarque sarcastique pour que le monde s'apaise et qu'on se sente tous mieux à ses côtés ? Pourquoi il ne parle pas ? Pourquoi il ne vient pas ? Pourquoi il n'est pas là ?

— Linkin Park, mets-lui Linkin Park.

La voix de Chester Bennington s'élève dans l'habitacle pendant un long moment, et même si je ne comprends pas pourquoi nous restons aussi longtemps dans ce tas de ferraille, l'entendre déverser ses blessures dans l'air me calme. J'ai toujours la sensation intenable qu'on me lacère le cœur, mais l'oxygène circule un peu mieux dans mes poumons, et je crois que les caresses qui se déposent sur mes cheveux n'y sont pas pour rien non plus. Mes spasmes diminuent, jusqu'à ce que le groupe entame What I've Done et que la chute reprenne.

« In this farewell,

(Dans cet adieu)

There's no blood, there's no alibi.

(Il n'y a pas de sang, pas d'alibi)

'Cause I've drawn regret

(Parce que j'ai tiré des regrets)

From the truth of a thousand lies.

(La vérité de milliers de mensonges)

So let mercy come and wash away

(Alors laisse venir la pitié et effacer)

What I've done... »

(Ce que j'ai fait...)

Je refuse de lui dire adieu. Pas comme ça. Pas à cause de mes erreurs. Qu'est-ce que j'ai fait, putain ? Qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai tué mon frère. Tout à coup, alors que mes sanglots s'apprêtent à éclater de nouveau pour revenir plus fort, Chester s'efface et le chauffeur tire sur le frein à main. Des discussions fusent, mais je reste allongé. Même quand mon coussin vivant me dépose délicatement sur le siège pour s'extirper de la voiture, je ne bouge pas. Je disparais en même temps que la musique. En même temps que Gale.

***

— West... West, c'est moi, c'est Wayne... chuchote-t-il. S'il te plaît, je sais que tu ne dors pas...

Il semble désemparé, mais je n'ouvre pas les yeux. Je n'ai pas envie de les ouvrir. Je n'ai pas envie de lui parler. Je n'ai envie de rien. Depuis qu'il m'a déposé dans ce lit, j'ai perdu tout intérêt pour le monde qui m'entoure, même quand celui-ci essaie de pénétrer ma bulle. Wayne vient me voir plusieurs fois par jour, Sky tente de me faire manger... puis ils sont tombés à court d'idées alors ils ont fait appel à Alaska qui, pour une fois, n'en a pas fait toute une histoire. Malgré toute leur détermination, aucun des trois n'est parvenu à obtenir une réaction de ma part. Chaque fois qu'ils entrent dans cette pièce, je fais semblant de m'être assoupi, donc ils finissent par laisser tomber. Ils posent leur plat sur une chaise devant mon lit et reviennent le chercher quelques heures après en constatant que je ne touche presque jamais à rien.

Mais aujourd'hui, quelque chose a changé. Aujourd'hui, Wayne ne s'en va pas, et ça devient de plus en plus dur de ne pas le regarder. De ne pas me réfugier dans ses bras. Pourtant, je refuse qu'il me réconforte. Pourquoi il voudrait faire un truc pareil ? Je l'ai encore entraîné dans le fond avec moi, ça a encore coûté la vie à quelqu'un qu'il aime. Qu'on aime. Il devrait m'en vouloir, il devrait me laisser hurler ma souffrance sans lever le petit doigt. De toute façon, il est hors de question que je l'emporte dans ma noyade, cette fois ; je dois le protéger de ma destruction. Longtemps silencieux, mon ancien amour pousse un profond soupir, tandis que le matelas s'affaisse au niveau de mes genoux.

Peut-être va-t-il me parler ? Il fait ça, parfois. La nuit, la plupart du temps. Sans doute dans les moments où il pense que je dors vraiment. Il s'assoit à côté de moi, et il se confie. Il déblatère. Même s'il ne m'explique rien de ce qu'il a vécu, ni comment tout s'est déroulé, j'ai appris que Avon l'avait sorti de l'enfer. Il me parle beaucoup de Avon ; il a d'ailleurs fallu que je prenne sur moi pour ne pas pouffer quand il s'est mis à râler à propos de ce surnom dont il a été affublé : « Belle Gueule ». Wayne le déteste. Il le déteste au point de préférer qu'on l'appelle Gueule d'Ange, et ça, c'est pas rien. Sans trop que je sache pourquoi, de toutes les choses qu'il a pu lâcher, de toutes les blessures qu'il a pu cracher, ce détail-là m'a marqué. Peut-être parce que c'est la seule anecdote positive qu'il a abordée, que c'est ce qu'il me faut pour éviter de sombrer. Ou alors parce qu'elle m'a donné une chance d'entendre son rire encore une fois... Enfin, ce n'était pas un vrai rire, plutôt un soufflement de nez sans éclat, mais c'était mieux que tout ce qui a pu s'échapper de sa gorge depuis ce qui me paraît une éternité. Est-ce qu'un jour il rigolera comme il le faisait au début de notre relation ? Est-ce qu'un jour il retrouvera la lueur que ses prunelles vertes ont perdue ?

— Ça fait presque une semaine que t'es là, West... Presque une semaine que tu ne bouges pas... Tu ne peux pas rester comme ça... Allez, fais un truc. Regarde-moi, au moins...

Sa voix triste me serre le cœur, mais je n'ai pas la force de lui faire face. Je ne veux affronter personne, même pas moi. Surtout pas moi. Si je me reconnecte à la réalité, je crois que je pourrais bien faire la plus grosse connerie de ma vie.

— Okay, alors ne me regarde pas, lance-t-il avec amertume. Mais il va quand même falloir que tu sortes d'ici, West. Le... enfin, Sky a fait son... son je ne sais pas trop quoi, d'ailleurs. Elle a hacké un machin pas hyper légal et... Et bref, j'ai pas voulu en savoir plus. De toute manière je ne comprends pas les trois-quarts des mots qui sortent de sa bouche quand elle commence à parler d'informatique.

Le début d'un léger sourire manque de m'échapper. C'est vrai que lorsque Sky commence s'épancher sur la technologie, plus rien ne l'arrête, même pas le fait que personne n'arrive jamais à la suivre. Ça la passionne, et c'est ce qui a fait son importance à Eleven Stars. C'était l'une de nos meilleures hackeuses, l'une des plus téméraires. Elle n'avait pas peur de s'attaquer à des serveurs de la police quand on en avait besoin ; elle se pâmait d'être plus intelligente, plus rapide et plus discrète que les « pseudo-professionnels qu'on engage chez les flics ». La modestie personnifiée, en somme.

— Cette fille est... Elle est géniale. On a beaucoup discuté de Gale, et je comprends pourquoi ils s'entendaient aussi bien. Elle est un peu comme lui. Toujours en train de plaisanter dans les moments les moins appropriés, mais toujours à l'écoute. C'est facile d'avoir une conversation avec elle. Je dis sûrement ça parce que je ne la connais pas bien et qu'à ce qu'on dit, c'est plus facile de s'ouvrir à des inconnus, mais... en tout cas... je l'aime bien.

Wayne se perd dans son récit et l'illusion d'apaisement qui avait effleuré mes lèvres s'évapore. Quand il tourne autour du pot en débitant toutes les informations inutiles qui lui passent par la tête, c'est qu'il a quelque chose de difficile à sortir. Un sujet insupportable à aborder. Se concentrer sur des éléments anodins de sa vie lui permet de ne pas craquer, de rester fort, et ça me fout en l'air de savoir que se laisser aller devant moi ne semble plus être une option pour lui. D'un autre côté, je dois admettre que je n'ai pas été très présent depuis... depuis... Ma poitrine s'enflamme. Mon estomac se noue. Tout en moi menace d'éclater.

— Peu importe, souffle Wayne, je suis là pour te dire que Sky et moi, on part pour Harlem demain. L'enterrement de Gale a lieu dans deux jours et...

Il se racle la gorge alors que sa voix faiblit.

— Et je voulais savoir si tu souhaitais venir lui dire au revoir avec nous.

Dans ma cage-thoracique, mon cœur se brise un peu plus à chaque battement. Le mot « enterrement » résonne dans mon esprit. La phrase « lui dire au revoir » le rejoint sans pitié, et je manque de m'étouffer avec la boule brûlante que je retiens au fond de ma gorge. Non. Je ne veux pas faire ça. Je ne peux pas faire ça. Lui dire adieu à lui c'est... c'est... Non, putain, non...

— Je te laisse l'adresse du cimetière sur la table de chevet, okay ? Et si tu te décides à nous rejoindre, on t'épaulera du début à la fin. On se soutiendra tous mutuellement. Tu n'es pas tout seul, West. Tu ne le seras jamais.

Wayne se lève, fait quelques pas, puis s'arrête.

— Mais si jamais tu ne viens pas... Attends mon retour, d'accord ? Ne disparais pas. Ne disparais pas...

Une angoisse atroce éteint le ton de sa voix, et quand la porte finit par se refermer, je flanche enfin. Tout mon corps se met à trembler, mes larmes à couler, ma respiration à se saccader. Ne supportant plus de rester ici, dans cet hôtel, dans ce lit, au milieu des derniers souvenirs de mon frère, je me redresse d'un geste vif, attrape le morceau de papier que Wayne a coincé sous la petite lampe en fer puis remplis mon sac de quelques vêtements. Je ne vois pas ce que je prends avec moi, je ne vois rien du tout. La pièce tout entière est floue, ma détresse me submerge, pourtant je ne me débats pas. Je me noie sans lutter. Le sac sur l'épaule et la tête qui tourne, je jette un coup d'œil dans les couloirs vides puis me précipite dans les escaliers en priant pour que Sky et Wayne soient dans une chambre, dans la salle des fêtes ou dans un quelconque autre endroit qui m'éviterait de les croiser. Je sais que je devrais aller les voir, les rassurer, leur promettre qu'ils me reverront, mais je n'y arrive pas. Il faut juste que je sorte d'ici. Je me contente donc de passer devant la réception, en ignorant Alaska qui m'interpelle, pour retrouver la dernière personne capable de me sauver de moi-même. 


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Coucou tout le monde, comment ça va ? 

On arrive vraiment à la fin du livre, là. Encore le 27 et on passera à l'épilogue... ça me fait un peu bizarre de dire ça. Un peu peur de passer à autre chose, aussi. Mais j'essaie de me dire que ma prochaine histoire saura attirer quelques-un.e.s d'entre vous en attendant la suite de celle-ci. D'ailleurs LMS avance plutôt bien, quand elle sera en cours de publication, je devrais avoir un peu de marge d'avance pour l'écriture vu le nombre de chapitres que j'ai déjà en stock. C'est cool. 

Bref bref, 

Vous pensez que West va réussir à se relever grace au soutien de Wayne et de Sky ? Ou est-ce qu'il va avoir besoin d'autre chose ? (Ou est-ce qu'il va s'enfoncer ?)

Comment vous trouvez la réaction de Wayne face à un West aussi effondré ? Vous pensez qu'il agit bien en venant lui parler chaque jours même si West ne lui répond pas ? 

Et cette personne qui est censée sauver West de lui-même, vous avez une idée de qui ça peut bien être ? 

Du coup, la musique, on en pense quoi ? Comme beaucoup de chanson de Red, je trouve celle-ci tellement, tellement, tellement belle. 

Voilà, voilà, c'est tout pour moi. 

Je vous dis à mardi pour la suite, et en attendant, prenez bien soin de vous. 

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