Chapitre 21 | 3

"This ordinary mind is broken,

You did it and you don't even know.

You're leaving me with words unspoken,

You better get back 'cause I'm ready for

More than this."

MIKA – Rain (acoustic). (En média).


Dans la petite chapelle, tout le monde semble dévasté, pourtant il n'y a pas d'effusion de sanglots. Personne ne s'effondre, personne n'est au bord du gouffre, la voix de personne ne tremble quand il est temps de faire un discours après l'homme de foi qui raconte conneries sur conneries. À chaque fois que quelqu'un parle de Charlie comme d'une petite fille, j'ai envie de tout interrompre et de les envoyer se faire foutre un par un. Mais de quel droit je pourrais faire ça ? Après tout, je n'ai jamais connu Charlie. Je ne connais pas non plus cette famille. Je n'ai pas le droit de m'imposer dans leur deuil et leur chagrin, même si j'ai l'impression que tout le monde tente de le cacher. Est-ce que c'est un trait de caractère typiquement anglais d'être autant dans la retenue alors qu'un être cher est mort, ou est-ce que la famille de Wayne est encore plus sans cœur que je ne l'avais imaginé ?

Autour de moi, une chanson qui parle de pluie retentit alors qu'un diaporama du petit garçon défile sur une toile de projection blanche. J'y découvre des clichés de Wayne et Savannah plus jeunes, bien plus jeunes. Leur bonheur me surprend. Je n'ai vu d'eux que des cris, des pleurs, des bribes d'une famille déchirée par la violence, alors les voir là, plein de vie, à sourire à l'appareil photo me fait un truc. Un truc fort. Est-ce qu'on peut être heureux à ce point-là quand on a des parents comme ceux de Wayne ? Est-ce qu'on peut vraiment avoir une enfance aussi normale quand on se prend des coups de ceinture à tout bout de champ ? Sur une image, Wayne se concentre sur une guitare beige sous un porche bleu clair, couvé par le regard admiratif de Charlie qui ne doit pas avoir plus de cinq ans. Sur une autre, Savannah brandit un feutre alors que ses bras et ceux de son petit frère sont barbouillés de noir. Sur celle d'après, Charlie et Savannah semblent sauter sur le dos d'un Wayne adolescent, qui fait mine de s'écrouler sous le poids des deux enfants... Chaque souvenir paraît respirer la joie et l'insouciance, et ce contraste avec le cercueil entouré de fleurs blanches en face de nous me serre le cœur.

Aujourd'hui, toute cette lumière les a quittés. Tous les trois. Et le pire, c'est que c'est ma faute. Plus ou moins directement, j'ai été la cause de plusieurs de leurs drames. C'est moi l'impulsion qui ai fait basculer le premier domino. Moi qui ai bousillé leur famille en laissant la fille se défoncer à sa guise. Moi qui ai fracassé le fils en lui brisant le cœur. Pour les Singer, je suis un tsunami. Un putain de tsunami qui ravage leur existence à chaque fois que je fais le moindre choix...

Ce soir-là, celui où Gale m'a annoncé que la drogue avait conduit sa petite amie et un gamin à l'hôpital, je m'en rappellerai toute ma vie. Je me souviens m'être repassé en boucle tous les événements qui avaient pu mener à cette situation infernale, et j'en arrivais toujours à la même conclusion ; moi. Moi et mes putain d'erreurs. Il y a quelques années, Lola et Gambino m'annonçaient qu'ils m'envoyaient sur Manhattan pour que je reparte à zéro après un écart de conduite que je ne pourrai jamais oublier. Au début, j'alternais juste entre le New Jersey et New York. J'étais chargé de surveiller mes vendeurs le plus discrètement possible, de les gérer à chacun de mes passages sans que personne ne le sache en dehors de Ian, et c'est comme ça que j'ai appris que Gale fournissait une collègue. Qu'il fournissait Savannah pour éviter qu'elle ne prenne dans les réserves de l'entreprise et qu'elle ne se fasse exécuter. Gale transgressait les règles en faisant ça, il prenait bien trop de risques à mon goût. Alors je me suis interposé. J'aurais pu tout stopper et forcer la toxico à se sevrer, mais au lieu de ça, j'ai filé les doses de came nécessaires à mon frère dès que j'étais de retour en ville, tout en couvrant nos traces pour qu'il puisse les transmettre à sa copine en toute sécurité.

On a fonctionné de cette façon pendant deux mois. Deux mois entiers avant que la sœur de Wayne ne plante la voiture de ses parents. Et je m'en veux. Je m'en veux parce que c'est à cause de moi que Gale s'est retrouvé coincé dans les griffes de Savannah ; avant d'officiellement partir pour Harlem, avant la grande annonce théâtrale de Ian dans la Réserve, j'y faisais des allers-retours réguliers. Je m'étais débrouillé pour faire muter Gale là-bas six mois et demi avant que j'arrive pour être sûr qu'on puisse être ensemble une fois que Lola et Gambino m'auraient affecté à la branche New Yorkaise pour de bons. Si j'avais su, je ne l'aurais jamais laissé si longtemps seul avec cette fille. Cette fille qu'il a aidée autant qu'il l'a enfoncée. Cette camée qui me dégoûtait au point de ne pas avoir été capable de me sentir coupable quand j'ai appris qu'elle venait de frôler la mort.

Et maintenant me voilà au milieu de ses proches, à l'inhumation de son petit frère, comme le pire des hypocrites de la terre. J'aurais pu éviter cet enterrement. J'aurais pu refuser de couvrir Gale, de lui distribuer les doses de sa copine. Peut-être que si j'avais dit non, Charlie ne serait pas mort. Peut-être que si j'avais dit non... La musique s'arrête brusquement, m'arrachant à mon autoflagellation, alors que la mère de Wayne monte sur une estrade devant la petite assemblée. Elle se racle la gorge, puis remet ses cheveux derrière ses oreilles en prenant place devant le micro. Fixée sur les feuilles qu'elle a posées sur le pupitre, elle prend une profonde inspiration.

— Charlie adorait cette chanson. Personnellement, je ne voyais pas ce qu'elle lui trouvait, mais ma fille semblait s'amuser lorsqu'elle se trémoussait dessus alors je la laissais faire. Ma fille était... ma petite fille...

La brune éclate en sanglots et Wayne se précipite vers sa génitrice. Il lui ouvre les bras et celle-ci s'y réfugie en sanglotant. Il observe le discours devant lui, relève les yeux vers ses proches, serre les dents et finit par se focaliser sur moi.

Rain de Mika, hésite-t-il, je crois qu'on la connaît tous par cœur, désormais. Charlie l'écoutait souvent... tout le temps, en fait. Mika était un peu son deuxième héros. C'était son chanteur favori. Tous les albums tournaient en boucle sur son petit post gris qu'oncle Mark avait eu idée de lui offrir à Noël. Une mauvaise idée, au passage, tonton.

L'assistance se met à rire, mais Wayne, lui, reste de marbre. Solide pour sa mère inconsolable, j'ai l'impression que son regard transperce le mien. Ce regard qui me montre à quel point son impassibilité n'est qu'une illusion.

— Charlie était ravi de pouvoir écouter sa musique sans avoir à squatter ma chambre pour m'emprunter ma chaîne hi-fi... quoi que peut-être pas aussi ravi que moi.

Nouveaux rires.

— Cet enfant passait le plus clair de son temps avec de la musique. Que ce soit en dessinant, en lisant, en jouant avec ses petites poupées, les chansons de Mika étaient toujours présentes. Mais Rain... Rain... c'était quelque chose. Charlie adorait ce morceau. Bien plus que tous les autres. Il se servait même des jours de pluie comme d'une excuse pour la mettre en boucle dans toute la maison. Je vous laisse deviner le nombre de fois qu'on a dû se la coltiner quand on venait passer nos vacances en Angleterre...

Je ne sais pas comment il fait ça. Je ne sais pas comment il arrive à faire pouffer tout le monde alors qu'il est à deux doigts de s'écrouler. De flancher sous toute cette détresse que je semble être le seul à remarquer. Même si ses larmes coulent encore, la mère de Wayne ne sanglote plus. À vrai dire elle s'est stoppée net quand elle a entendu quel pronom a utilisé son fils pour parler de son petit frère.

— Mais en l'écoutant une énième fois dans cette chapelle, en entendant les paroles, je crois que je comprends mieux certaines choses. Certaines choses que j'aurais aimé comprendre plus tôt. Certaines choses qu'il aurait fallu que plus de membres de cette famille comprennent.

La mère de Wayne relève la tête vers lui pour le dévisager, mais ce dernier ne me lâche pas. Il se raccroche à moi et je ne le laisse pas sombrer. Je ne brise pas notre lien. Je ne le ferai pour rien au monde.

— Charlie était un petit garçon formidable...

— Wayne ! s'exclame sa mère en s'écartant de lui comme s'il avait la peste.

— Charlie était un petit garçon formidable, reprend Wayne un peu plus fort. Un petit garçon plein de vie qui aimait l'espace, qui détestait le rose, qui adorait les Princesses Disney parce qu'il les trouvait belles même s'il déplorait qu'elles n'aient pas d'épée comme leurs princes charmants. C'était un petit garçon qui adorait les maths autant qu'il aimait lire. Un petit garçon qui détestait les pizzas à l'ananas mais qui trempait ses chips dans son soda en faisant grincer notre grand-mère des dents. C'était un petit garçon qui avait comme modèle un artiste coloré, bienveillant et tolérant. Le genre de célébrité qui, je pense, l'aidait à se rappeler qu'il avait le droit d'être lui-même. Qu'il avait le droit d'être un petit garçon, sans en avoir honte. Parce que Charlie était incroyable, Charlie était épatant, Charlie était intelligent, Charlie était peureux, Charlie était rêveur, et Charlie était un petit garçon. Un petit garçon qui aurait aimé que vous connaissiez sa véritable identité. Un petit garçon que j'aurais trahi si je n'avais pas pris la parole aujourd'hui. Parce que je refuse qu'il soit témoin d'un au revoir qui ne lui est pas réellement adressé. Alors s'il vous plaît, aujourd'hui, aidez-moi à laisser s'envoler un petit garçon. Un petit garçon qui s'est beaucoup trop battu pour la vie, et qui l'a finalement perdue. Un petit garçon qui pensait que j'étais un super-héros alors qu'en fin de compte, celui qui ressemblait le plus à Superman de nous deux, c'était lui.

Mon ancien amour se tourne vers le cercueil fermé, alors que j'essuie mes pommettes humides aussi vite que je le peux. C'est pas moi qui suis censé pleurer, putain.

— Je t'aime Charlie. Tu vas me manquer.

J'entends à peine cette phrase maintenant qu'il est loin du micro, mais je ressens quand même chacune des cassures qui déchire sa voix rauque. L'air horrifié, sa mère fait un pas dans sa direction, mais Wayne fait volte-face, quitte l'estrade, vient me rejoindre pour attraper mon bras et m'entraîne vers la sortie.

***

Tous les deux allongés dans le lit aux draps mauves, nous fixons le plafond sans rien dire. Avant qu'on ne puisse quitter la chapelle, Mark a tendu les clés de chez lui à Wayne comme s'il comprenait. Comme s'il préférait savoir son neveu en sécurité chez lui plutôt qu'où que ce soit d'autre. Seuls dans cette maison londonienne typique, j'ai l'impression qu'on est tous les deux en train de couler. En train de se laisser submerger par tout ce qu'on vient de se prendre dans la figure de la part de nos familles respectives. On se noie en silence, pourtant, l'idée qu'on se noie ensemble me rassure un peu ; si jamais l'un d'entre nous décide que la surface est bien trop belle pour rester au fond du gouffre, il pourra tirer l'autre avec lui pour retrouver la lueur fatiguée qui continue de briller pour nous quelque part.

— Est-ce que ça va ? tenté-je.

— Non. Et toi, ça va ?

— Non...

Je soupire. Longtemps. Profondément. J'essaie de toutes mes forces de ne pas laisser mes sanglots éclater parce que je crois que si je me mets à tout lâcher maintenant, je ne pourrai jamais plus m'arrêter. À vrai dire, si je m'écroulais ici, dans ce lit, je ne serais même pas en mesure d'expliquer à qui que ce soit pourquoi je pleure. Est-ce que je pleurerais les erreurs qui ont mené la famille de Wayne dans ce putain de cimetière ? Est-ce que je pleurerais l'amour que j'ai foutu en l'air ? Est-ce que je pleurerais le lien pulvérisé entre Sky et moi ? Est-ce que je pleurerais la mort de Hannah ? Est-ce que je pleurerais mon père ? Est-ce que je pleurerais ma mère ? Est-ce que je pleurerais de ne pas les avoir véritablement connus ? Est-ce que je pleurerais de me sentir étranger à ma propre vie parce que j'ai l'impression que tous mes souvenirs ne sont que des mensonges ? Est-ce que je pleurerais l'absence de ma sœur ? Est-ce que je pleurerais de ne pas être assez bien pour les Hutchins, de n'être qu'un foutu monstre ? Je ne sais pas. Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que cette douleur me ronge de l'intérieur et que si elle sort, il ne restera plus rien de moi. Je n'ai plus que ça, plus qu'elle, si elle disparaît, c'est moi que je perds.

— Est-ce que tu vas avoir des problèmes ? Pour ce que tu as dit. Pour être parti, lâché-je pour m'éloigner de force de mes pensées.

— Je peux te poser une question étrange à propos de Lola ?

Okay, j'ai compris le message. On en parle pas.

— Essaie toujours.

— Pourquoi est-ce qu'elle nous fait nous déshabiller ?

Les dents serrées, je fais de mon mieux pour ne pas frissonner et rester neutre.

— La version officielle, c'est qu'elle fait ça pour vérifier qu'on a pas de micro sur nous.

— Et la vérité ?

Je souffle alors que mes paupières recouvrent d'elles-mêmes mes prunelles pour me protéger du monde. Me protéger de ce que je m'apprête à dire.

— Elle fait ça parce qu'elle connaît mes faiblesses.

Enfermé dans ma bulle protectrice, j'imagine Wayne froncer les sourcils et attendre que je lui donne des précisions.

— J'ai un problème avec ça, avec la pudeur, murmuré-je, honteux. En m'obligeant à faire ça avant chacune de nos rencontres, Lola m'humilie. Elle me rappelle que celle qui a le pouvoir, c'est elle. Elle me rappelle que mon passé n'est jamais loin et que, comme elle, il sait tout de moi. Il peut tout voir de moi.

Ma voix manque de dérailler, alors je me tais. Je la ferme et je ravale tout ce qui remonte le long de ma gorge pour m'étouffer. À côté de moi, Wayne remue, et dépose sa paume brûlante sur ma joue. Ce contact inespéré me fait d'abord ouvrir les yeux de surprise, puis me soulage. Il m'aide à me rattacher au présent, à me souvenir que toute cette torture est bel et bien terminée.

— J'aurais aimé que tu me laisses tout voir de toi... chuchote mon ancien amour alors que ses lèvres frôlent les miennes.

— J'aurais aimé que tu voies tout de moi, avoué-je sur le même ton.

— Alors montre-moi... montre-moi une dernière fois.

La boule d'émotions finit par exploser dans ma gorge, et une morsure aussi diffuse que violente se propage dans ma poitrine. Une dernière fois.

— Comme un au revoir ? me forcé-je à articuler alors que mes larmes s'abattent sur mes tempes.

— Celui qu'on a jamais eu. 


___________________

Coucou tout le monde, comment ça va ?

Moi je suis un peu épuisé, mais j'avance doucement. Je suis en train d'écrire le chapitre 25 en ce moment (soit l'un des trois dernier) et c'est le chapitre le plus dur de tout le livre, alors j'y vais un peu à reculons, mais j'espère qu'il sera réussi et que je parviendrais à vous briser le cœur comme il se doit. ;) Ça me fait bizarre de me dire que j'ai bientôt fini ce tome, mais d'un autre côté, je suis assez pressé de passer à LMS pour vous faire découvrir ma petite Willow et les deux trois détails de N'aie Pas Peur qu'il vous manque. (Et je suis aussi pressé de pouvoir passer un peu de temps en compagnie d'Isaiah, aussi, pour pouvoir prendre de l'avance sur la suite et vous proposer une histoire que je pourrais poster régulièrement une fois LMS terminée). Bref, j'ai pas hâte, mais j'ai hâte quand même. D'autant que j'ai un peu peur de l'accueil que vous allez faire à LMS. Je sais que certaines personnes me suivent surtout pour ma saga, et même si LMS est un peu une partie de cette saga (plus comme un spin off éloigné ou un caméo), j'ai peur que du coup vous ne vouliez pas la lire ou qu'elle ne vous intéresse pas... Moi et mes doutes éternels, aha. 

Bref, je vais pas venir chouiner, c'est pas le but. Venez on blablate à la place. 

Vous pensez quoi de cet enterrement ? De la froideur de la famille de Wayne ? Du fait que Wayne s'en aille au beau milieu de la cérémonie ? Est-ce que vous trouvez ça irrespectueux ? Est-ce que vous comprenez qu'il ne puisse pas rester plus longtemps ? 

Qu'est-ce que vous pensez de la culpabilité de West par rapport à ce qui arrive à Charlie ? Vous croyez qu'il mérite de s'en vouloir ou vous n'êtes pas du tout d'accord avec lui ? 

Alors, des au-revoirs ou pas des au-revoirs, la team pro-couple ? 

Et la musique, pour une fois, je ne vous demande pas si elle vous plait (bien que vous pouvez me le dire quand même) mais elle vous évoque quoi ? Elle est très importante pour Charlie et maintenant Wayne comprends pourquoi, et vous alors, vous comprenez ? 


Voilà, c'est tout pour moi. Je vous souhaite une belle soirée et on se retrouve jeudi pour la suite les potes ! 

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