Chapitre 1 | 2
"Cause demons fight their battles with fire,
Inner demons don't play by the rules..."
Inner Demons – Julia Brennan.
Liv déboule depuis le couloir en s'efforçant de remettre son soutien-gorge en place pour éviter que je voie sa poitrine dénudée, puis s'approche de moi. Le regard un instant attiré par le diamant tatoué sur sa hanche, je ne capte pas tout de suite ses yeux. La panique que je finis par y lire me frappe, mais je fais mine de ne rien remarquer.
— Qu'est-ce que t'as, Poupée ? T'as oublié la capote ? lancé-je, plus amer que je n'aurais cru l'être.
Liv ignore ma réflexion et me supplie en silence de l'écouter.
— C'est Wayne. Je sais pas ce qu'il a, il l'air complètement... j'en sais rien. Tétanisé.
Mon attitude désinvolte s'évapore et j'écrase la fin de ma clope sur la table.
— Qu'est-ce que t'as encore fait ? craché-je en me levant d'un mouvement brusque.
— Mais rien ! s'étrangle-t-elle. J'ai juste voulu... Tu vois... Prendre une douche avec lui...
Les dents serrées, je fais halte sans prévenir pour dévisager cette fille insupportable d'un air mauvais.
— Tu l'as averti avant de faire couler l'eau ?
— Si j'ai quoi ?
Liv me fixe avec un air ahuri comme si ma question n'avait pas le moindre sens, et je dois me contenir pour ne pas lui hurler dessus.
— Je te demande si tu lui as demandé son avis avant de le foutre sous le pommeau de douche et d'actionner l'eau, c'est pas compliqué, putain !
Butée, elle croise les bras comme une enfant vexée.
— Non, bien sûr que non. C'est un peu le principe d'une surprise, Gale.
— Espèce de...
Je l'écarte de mon chemin brutalement pour pénétrer dans notre minuscule salle de bain. Tout juste illuminée par une pauvre ampoule suspendue au plafond, la pièce semble secouée par la respiration saccadée qui surplombe tout autre bruit. Ni une, ni deux, j'enjambe les vêtements éparpillés sur sol, puis écarte le rideau humide d'un geste vif. L'image de Wayne, recroquevillé sur lui-même, les yeux dans le vague et malmené par de douloureux spasmes de terreur me tord le ventre. Prudent, je m'approche de lui à pas comptés, me place sous le jet d'eau pour le protéger du liquide impitoyable qui dégouline sur sa peau, et tends le bras pour fermer le robinet.
À la seconde même où son enfer cesse de couler, Wayne s'accroche à mes épaules dans une détresse déchirante. Sans réfléchir, je m'assois à côté de lui pour l'entourer d'un bras protecteur et le serrer contre moi. Je me fiche qu'il soit à moitié nu, je me fiche que sa « copine » nous fixe sans comprendre, je me fiche de finir trempé des pieds à la tête et d'attraper une pneumonie parce que cet appart' n'est pas chauffé. Tout ce que je veux, c'est qu'il se calme. Tout ce que je veux, c'est que les images de notre passé commun le laissent sortir des abysses profonds qui le submergent pour qu'il réussisse à respirer.
— Hey... ça va, Wayne. Tout va bien... Regarde autour de toi, t'es plus là-bas. La pièce a disparu. T'es avec moi, avec ton frère. On est ensemble, loin de Harlem. On est tous les deux, à Chicago.
Ma voix est douce, rassurante, mais même si ses tremblements diminuent, je ne peux pas m'empêcher de lui répéter encore et encore que New York et tous ses démons sont derrière nous, maintenant. Tant que ses mains resteront durement agrippées à moi, je continuerai. Tant qu'il aura le moindre petit doute que le cauchemar recommence à la seconde où je le lâcherai, je continuerai.
— Je te laisse pas tomber Wayne, je suis là. Tout est fini, tu m'entends ? T'es sorti. On a réussi à sortir de là.
Ses sanglots soudains résonnent en moi comme un coup-de-poing dans l'estomac, et je dois me mordre l'intérieur de la joue pour ne pas me laisser noyer avec lui. Pour avoir la force de repousser tous les flashes qui s'immiscent dans mon esprit fatigué. Je déteste le voir comme ça. Petit à petit, Wayne semble assimiler chacun de mes mots, et reconstruire le puzzle de notre libération. Il s'échappe une énième fois de l'entrepôt, il m'accorde une énième fois sa confiance pour lui montrer le chemin vers la lumière extérieure. Au bout de quelques minutes, il se redresse un peu et ancre ses prunelles craintives dans les miennes. Mon cœur se serre lorsque j'y aperçois la même supplication silencieuse que d'habitude. Il me supplie de lui dire encore.
— T'as sorti la tête de l'eau, Wayne. Tu peux respirer, maintenant, murmuré-je par automatisme.
Sa vulnérabilité se dissipe, ses muscles se décrispent, il reprend son souffle. Les yeux fermés, il inspire. Il m'observe de nouveau, et expire. D'un hochement de tête, je comprends qu'il me remercie, pourtant je ne sais toujours pas ce que j'ai fait pour l'aider. Je n'ai jamais compris pourquoi cette simple phrase soulageait chacune de ses crises d'angoisse concernant sa peur panique de l'eau. Il n'a pas voulu me l'expliquer, et j'ai refusé d'insister. Lui et moi, on ne fonctionne pas comme ça. On ne parle pas, on n'expulse pas la douleur avec des mots. C'est trop dur, ça fait trop mal. Alors avec le temps, je me suis contenté d'apprendre à décoder les silences de Wayne pour essayer d'éloigner tous les souvenirs qui reprennent vie chaque jour et lui volent la sienne. Peu importe la signification de ces quelques paroles, je suis prêt à les lui rabâcher des centaines de fois s'il en a besoin.
Perdu dans mes réflexions, je baisse les yeux vers le bac de douche inondé en resserrant mon étreinte autour des épaules de mon ami. J'ai appris à lire le silence, parce que je n'ai jamais été capable de le briser. Je soupire. Le seul qui savait le rompre pour nous, c'était West. West et sa manie de penser que les mots libéraient les âmes. J'ai jamais été foutu de comprendre comment il réussissait à faire ça, à déverrouiller les gens aussi simplement. C'était facile avec West, ça s'échappait tout seul, et je suis sûr qu'il aidait Wayne à se libérer autant qu'il ne m'aidait moi.
« Les mots, Gale. Les mots et les étoiles, c'est tout ce qu'il nous faut pour pouvoir parler. »
Quand sa voix pleine de certitudes me revient en écho, je suis obligé de ravaler mes larmes. Maintenant que je sais vraiment les observer, je crois que je vois pourquoi West aimait tant les étoiles. Elles avaient un goût de magie, pour lui. Un goût d'espoir. Comme une lumière au bout du tunnel que personne ne peut réduire en cendres, parce que les étoiles ne s'en vont pas, les étoiles n'abandonnent pas. Elles brillent, quoi qu'il arrive, quoi qu'on fasse, quoi qu'on devienne.
— Il me manque aussi.
Le ton écorché de Wayne m'arrache à ma rêverie astrale et je réalise que lui aussi, il déchiffre mes silences. Sans rien ajouter, je l'aide à se mettre debout, puis à se sécher avant de l'accompagner dans la chambre. Il a besoin de repos, ses crises l'épuisent. Ce n'est pas bien grave si je dors à nouveau dans le canapé alors que ce n'est pas mon tour ; j'ai fini par apprécier ce vieux machin marron qui va à la perfection avec le décor haillonneux de cet endroit. Désabusé par mes propres pensées, je secoue la tête et fixe les entrailles du sofa. J'essaie d'avoir bonne figure, mais au fond je sais. Au fond, je suis conscient que dormir tous les soirs ou presque sur ces ressorts apparents qui me ruinent le dos est devenu vital : j'ai besoin de rester près de la porte, de la voir, de pouvoir me préparer à toutes les éventualités. D'ailleurs, je ne dors dans le lit que lorsque Wayne m'y oblige pour m'accorder une vraie nuit de repos.
Exténué, je m'empare du manteau que ce dernier a balancé sur le divan un peu plus tôt dans la soirée, puis me laisse tomber sur les coussins qui recouvrent les déchirures du convertible. Alors que je m'apprête à tendre le bras pour plonger l'appartement dans le noir, je remarque que Liv n'a toujours pas bougé. Elle reste là, complètement paralysée devant la salle de bain.
— T'as qu'à pioncer ici pour ce soir, demain il sera plus en forme pour baiser, lui lancé-je sans la moindre pitié avant d'appuyer sur l'interrupteur.
***
— Eh !
Une vive pression s'abat sur ma cuisse pour me sortir d'un sommeil agité, mais je ne bouge pas. Je préfère laisser la fatigue m'accabler encore un peu. Face à mon manque de réactivité, la poigne se resserre sur ma jambe puis me secoue sans ménagement, réveillant mon instinct de survie endormi. Je me redresse d'un seul coup, prêt à me défendre contre le premier connard qui tenterait de me voler le peu de choses qu'il me reste. Pourtant, comme chaque matin, il ne suffit que d'une bouffée d'air pour que je comprenne qu'aucun danger ne rode, hormis une odeur de vanille à vomir. Dans un soupir las, je me frotte les yeux, pose mes coudes sur mes genoux et m'autorise quelques minutes pour souffler.
— Walters, lève ton cul !
Mon sang ne fait qu'un tour alors que je bondis sur mes pieds pour faire face à Liv en serrant les dents. Devant mon regard sombre, madame-la-diva a un mouvement de recul inquiet qui l'oblige presque à se coller contre le mur jaunâtre de la pièce.
— Ne. M'appelle. Plus. Jamais. Comme. Ça, craché-je, glacial.
Sur les nerfs, je me rue dans la cuisine, laissant Liv à sa torpeur. J'ouvre le robinet, puis me concentre sur l'eau qui disparaît dans les tuyaux pour éviter à tout prix d'imaginer Harlem à travers la petite fenêtre décrépie qui juxtapose l'évier. Bien que le liquide frais qui dégouline sur mon visage m'aide une fraction de seconde à oublier New York, la voix de mon géniteur, elle, ne s'efface pas.
« Walters ! Reviens ici tout de suite, j'en ai pas fini avec toi, sale petit morveux ! »
Alors que la bouteille de Jack Daniel's paraît voler une énième fois au travers de la pièce pour s'éclater contre le mur de ma chambre d'enfant, le timbre plus doux de Liv m'arrache à mon passé et m'expédie dans notre présent.
— Eh beh, vous en avez vécu des trucs, à vous deux... Qu'est-ce que je donnerais pas pour savoir ce qui a bien pu se passer dans vos vies pour que vous soyez aussi marqués.
Sa réflexion me fait tiquer, mais lorsque je me retourne pour lui envoyer une réplique cinglante en pleine figure, ma colère s'évanouit. Aucun sarcasme ne brille dans ses pupilles, Liv est sincère. Elle aimerait vraiment comprendre ce qui a pu nous arriver à Wayne et moi. Comme si elle arrivait à remarquer nos failles derrière nos masques, comme si elle était en mesure d'apercevoir les souvenirs obscurs qui nous hantent tous les deux. Après un long soupir et une main dans mes cheveux, je lui fais signe de prendre place autour de la table.
— Tu veux un café ? lui proposé-je sur un ton d'excuse.
Même si je lui tourne le dos pour essayer de trouver une tasse intacte dans le placard délabré, j'entends qu'un petit rictus la secoue.
— Alors c'est de toi qu'il tient ça, déclare-t-elle comme une évidence.
Surpris, je stoppe mes gestes pour l'inciter à préciser ses propos.
— Wayne. Il fait ça, lui aussi. Changer de sujet quand les questions abordent le passé.
À mon tour de sourire.
— Mais qui te dit que ce n'est pas moi qui tiens de lui ? Je suis le plus jeune, je te signale, la provoqué-je, insolent.
Je pose deux mugs remplis d'une substance qui s'apparente à une version moins chère du café devant elle tandis qu'elle ancre ses prunelles dans les miennes. L'air soudain sérieux, elle perd son humour diffus.
— Tu es le plus jeune, mais tu es celui qui a le plus vécu des deux, affirme-t-elle sans laisser place au doute.
Les sourcils froncés, je la dévisage alors qu'elle boit une gorgée de son breuvage marronâtre. Comment peut-être elle aussi sûr d'elle ? Est-ce qu'elle passe son temps à nous analyser ? Ou bien Wayne s'est-il confié à elle ?
— Gale, pourquoi tu me demandes toujours de te réveiller ?
— Pour te raccompagner.
Elle retrousse le nez, et je dois retenir le léger rire qui menace de m'échapper.
— Mais pourquoi tu veux me raccompagner tous les jours ? Tu ne me supportes pas.
Je soupire avec ostentation. Ah ça je te confirme, t'es insupportable. Décidé à éluder sa question et malgré son regard insistant, j'attrape mon café pour l'engloutir d'une traite.
— Parce que je suis un gentleman.
Liv manque de s'étouffer, mais je ne lui laisse pas le temps de reprendre ses esprits que je lui balance déjà son blouson bleu. Sans émettre la moindre objection, elle l'enfile puis passe devant moi. Il est grand temps qu'elle rentre chez elle.
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Coucou tout le monde,
Oui, je sais, on est pas jeudi. Mais je me suis dit que ce serait plus agréable pour vous d'avoir les parties des chapitres de façon plus rapprochée dans le temps, notamment pour ne rien oublier alors j'ai décidé de publier mes chapitres sur deux semaines (le mardi et le samedi + le jeudi de la semaine suivante si le chapitre est en 3 parties). Je ne vous promets pas de garder ce rythme quand je reprendrais l'écriture, mais je vais essayer. Je crois que j'ai pris l'habitude de poster deux fois par semaines, alors je me suis dit que je pourrais tenter le coup et que ça pourrait peut-être vous faire plaisir, alors me voilà.
Du coup, je perds pas de temps :
Les réactions de Wayne, sa crise, qu'est-ce que vous en pensez ? Vous vous en doutiez ? Ça vous paraît normal qu'il soit aussi marqué ?
Et celle de Gale quand Liv le réveille alors ?
D'ailleurs, je me souviens que pour la première publication, il y a avait un peu une team "anti" Liv, vous en faites partie ? Elle vous insupporte (toujours autant) ?
Et la musique alors, elle vous plait ?
Du coup voilà, c'est tout pour moi, cette fois on se retrouve jeudi parce que ce chapitre est en trois parties, mais la semaine d'après, on se donne rendez-vous mardi, les potes !
Je vous souhaite un bon week-end.
Prenez bien soin de vous.
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