Septième inclassable

Les amitiés improbables

Pour Sonja

Il y a des amitiés évidentes. Des amitiés que l'on ne précise pas, visible par les anonymes de la rue. Ces amitiés qui ont toujours été là, qui le seront toujours ou peut-être pas. Ces amitiés que les bavards qui ont la chance de connaître ont plaisir à raconter, encore et encore. Ces amitiés qui se confondent avec un lien fraternel, les inconnus les prendront parfois dans la rue pour des frères ou sœurs. Les amitiés évidentes. Celles que tout le monde voit. Comme elle et moi.

Il y a des amitiés improbables. Des amitiés insoupçonnables, qu'on irait pas imaginer. Ces amitiés apparues un jour, peut-être disparues. Ces amitiés que l'on tait, que l'on garde jalousement pour soi, dont on ne parle pas. Ces amitiés trop précieuses pour être divulguées., que même les plus grands parleurs camouflent. Ces amitiés au lien indescriptible, une figure sage et l'autre encore immature. Les amitiés improbables. Celles que l'on cache. Comme toi et moi.

J'étais trop jeune et je regrette. Tu étais vieille et la vie ne fait pas de cadeau. Certains ne comprendraient pas. J'avais huit ans la première fois, dix la seconde et dernière. C'est peu. Quelques jours pour se voir, deux fois seulement et à un âge si immature, ça paraît ridicule. Pourtant, tu étais une des personnes les plus importantes dans ma vie, même dans ma tête d'enfant. On s'échangeait des lettres et malgré mon manque d'assiduité et sans doute le peu de choses intéressantes que je te racontais, tu continuais de me répondre, de me dire que je te manquais.

Tu me manquais aussi. J'avais hâte de te revoir une troisième fois. J'espérais que tu te rétablirais vite de ta chute pour qu'enfin je puisse croiser à nouveau ton regard bienveillant. Je commençais à comprendre la réelle teneur de notre lien et je sais que si la vie m'en avait laissé le temps, tu aurais reçu bien plus souvent de mon courrier.

Tu t'es rétablie. Tu as retrouvé ton appartement. J'avais hâte de ma prochaine visite en Angleterre, à Arundel. Je pensais naïvement que le printemps ou l'été suivant, je serai chez toi pour quelques jours, pour la troisième fois de ma vie. Foutue injustice.

J'étais dans mon salon, c'était le premier décembre. On faisait le sapin de Noël. C'était une ambiance joyeuse, de fête. Je me rappelle que ma mère a attendu d'être seule avec moi pour me l'annoncer. C'était arrivé brusquement, on ne savait pas encore réellement ce qui s'était passé. On venait seulement de l'apprendre et pourtant, c'était arrivé deux semaines plus tôt.

Ma réponse à ta dernière lettre était prête à partir, te racontant d'autres de mes aventures de mes débuts en sixième. Je n'aurai jamais pu te l'envoyer. Jamais tu ne sauras cela. Je n'avais pas douze ans et pourtant, le deuil venait de frapper à ma porte.

Quand Maman m'a fait asseoir et m'a dit qu'elle devait me dire quelque chose, j'ai tout de suite compris qu'il y avait eu un problème. J'ai cru que c'était arrivé à mon arrière-grand-mère, le déni sans doute : si ç'avait été ma Mamie Mousse, elle n'aurait pas attendue d'être seule avec moi. Le deuxième nom qui m'est venu à la bouche, c'est le tien. En le prononçant, je savais déjà ce que ça voulait dire.

Jusque là, je n'avais perdu que des animaux. C'est différent, je ne peux pas comparer. Toi, l'amie improbable, tu es partie sans jamais avoir eu le temps de recevoir ma réponse à ta lettre. Je m'en voudrais toujours.

J'ai beaucoup pleuré, ce jour là. Et lorsque ton nom, ton existence était mentionnée les semaines suivantes aussi. Je continuais de demander s'il y avait du courrier puis je me rappelais : non, plus jamais je ne te lirai. Quand j'ai appris la nouvelle, j'ai eu besoin d'en parler à mes amies proches. Je voyais bien que certaines ne comprenaient pas. C'est vrai, après tout, tu étais vieille, tu vivais dans un autre pays et je ne t'avais vu que deux fois dans ma vie. C'est là que je l'ai réellement compris : on ne parle pas des amitiés improbables.

Et je comprends autre chose : le deuil, même cinq ans après, sera toujours présent, même si on est en paix avec le souvenir que le défunt nous laisse. Aujourd'hui, je peux parler de toi sans pleurer. Mais des larmes me brouillent la vue en écrivant ces lignes, comme chaque fois que je pense que plus jamais je ne te reverrai. Quand je pense que tu n'es plus rien, que jamais tu ne liras ça, que tu ne sauras pas qui je suis devenue. Tu me manques énormément, je pense souvent à comment serais ma vie si tu étais toujours là.

Toi, l'amie improbable. Toi, dont peu ont eu connaissance de ta présence dans ma vie. Toi, que j'aimais énormément. Toi, qui me manques terriblement. Toi.

Les gens ne comprendront jamais l'évidence de notre amitié. Car c'était une évidence dissimulée puis éparpillée dans le néant lorsque tu m'as quittée. Tu es partie et je suis restée, tu es partie et tel le dernier vestige de cette amitié terminée, je me tiens droite et j'ose crier au monde qu'une petite fille d'à peine douze ans peut avoir eu une amie de quatre-vingt-huit ans et peut avoir pleuré cette amie et la pleurer encore, même à seize ans et demi.

C'était une amitié improbable, entre une enfant de huit ans et une vieille dame de quatre-vingt-quatre ans. Mais c'était une amitié réelle et comme toutes les amitiés, lorsqu'elle disparait, elle laisse une pointe dans le cœur. Une douleur qui s'atténue mais qui laissera toujours le goût acide des regrets sur la langue.

écrit le 23 juillet 2021

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