Valjean à la Sûreté

Cette fois ce fut Valjean qui vint rue Petite-Sainte-Anne, dés le lendemain et sans attendre de message. Il attendit avec impatience d'être accepté dans le bureau de Vidocq, le chef de la Sûreté. On lui fit faire antichambre une heure. Valjean bouillait de colère.

« Qu'est-ce que tu veux Le-Cric ?

- Comment va-t-il ?

- Il va bien. »

Le soulagement était si profond que Valjean en fut étourdi.

« Il a voulu reprendre la chasse hier soir. J'ai réussi à l'en dissuader. »

Valjean regardait Vidocq, curieux de la suite.

« Je l'ai menotté à son lit.

- Menotté ?

- Aux grands maux, les grands remèdes. Je l'ai libéré ce matin. Il a filé après m'avoir copieusement bêché. On peut dire qu'il va bien.

- Certainement.

- T'étais parti quand je suis arrivé. »

Un peu de ressentiment pointait derrière cette remarque anodine. L'antichambre était peut-être une basse vengeance. Un peu ridicule.

« Je devais partir ou il y aurait eu du vilain.

- Javert... L'homme est impossible.

- On a eu des mots...

- Vous avez toujours des mots !

- Que lui est-il arrivé ? »

Vidocq contemplait Valjean. L'homme l'agaçait. Si bienveillant, si doux, si serviable, il revoyait Jean-Le-Cric, prêt à se sacrifier pour sauver un de ses camarades en danger. Porter son sac, soulever une cariatide, partager sa ration. Et en même temps, un solitaire, farouche et sauvage. Dangereux Le-Cric, il avait passé plus de temps au mitard que la majorité des forçats que connaissait Vidocq. Insubordination, rébellion, évasion. Jean-Le-Cric était un homme complexe. Javert avait passé du temps à le surveiller, à le rattraper, à le pourchasser. Leur histoire était si étrange faite de rencontres inopinées, de haine et de frayeur.

Pas étonnant que Javert ait voulu se suicider après que Le-Cric l'ait laissé libre au lieu de le tuer. C'était l'exact contraire de ce à quoi s'attendait Javert de sa part. De la part de tous ces forçats.

Même Vidocq avait du mal à se racheter aux yeux de l'adjudant-chef Javert. Il faut avouer que l'ancien forçat ne menait pas toujours des affaires totalement honnêtes et ça, le policier droit et intègre, n'arrivait pas à le supporter.

Aujourd'hui, Javert était en vie par miracle et il était en train de régler ses comptes. Que tout soit enfin net. Vidocq ne préféra pas se demander pourquoi.

« Javert est...difficile à gérer. »

Valjean ne s'attendait pas à ce que Vidocq lui réponde. Il en fut agréablement surpris, furieusement intéressé.

« Il sort le soir. Il... Il cherche toujours des pistes menant à Patron-Minette...et à d'autres... Certaines rencontres sont plus violentes que d'autres.

- Mais je ne comprends pas ! Je croyais qu'il devait se cacher ?

- Il se cache. Mais il fait toujours ses patrouilles de nuit. Il en a besoin.

- Besoin ? »

Vidocq claqua les mains sur la table et regarda Valjean avec rancune.

« Tu n'as rien compris, hein Le-Cric ? Rien compris à rien ? J'ai fait parler Javert, j'ai enfin eu son rapport du 6 juin. La barricade, les étudiants, la martingale puis la libération, inespérée, par un de ces révolutionnaires à la manque. C'était toi ?

- Oui.

- Tu as brisé cet homme ce jour-là.

- J'aurai du le tuer ?

- Je ne sais pas. Mais tu vois. Tu as détruit le monde de Javert en le libérant. Il était tellement sûr de lui, sûr de sa place, sûr de ses convictions. Aujourd'hui, il n'est plus sûr de rien et se fout de tout. Ce qui peut lui arriver, il s'en fout. Être tué, il s'en fout. Pactiser avec le diable, il s'en fout. Il n'a plus rien pour se raccrocher. Il n'a plus d'honneur, il a sombré aux barricades. Alors, il joue le rôle qu'il a joué toutes ces années, il est l'inspecteur Javert ! C'est tout ce qui lui reste. Les patrouilles dans les quartiers chauds, cela lui permet de survivre.

- Pourquoi ne pas retourner dans la police ?

- L'inspecteur Javert est mort le 7 juin 1832. Il s'est noyé dans la Seine dans un accès de folie. Un jour, ce fait deviendra réalité.

- Mais pourquoi ?

- Parce qu'il se juge inapte au service ! Il a démissionné de la police avant son petit plongeon. Il a voulu démissionner de Dieu. Dieu a été un meilleur patron que Gisquet. Il a refusé sa démission. Javert est toujours là. Et il cherche à survivre.

- Cela fait cinq mois maintenant !

- Et nous sommes toujours le 7 juin 1832 pour lui ! Javert a deux dossiers à régler avant de plonger à nouveau. C'est moi qui l'ai fait entrer dans la Sûreté. J'ai joué sur son sens du devoir. Heureux de le voir accepter de travailler avec des forçats et des voleurs. En réalité, maintenant, Javert se juge inférieur à eux. Inférieur à tout le monde. Même à toi ! Surtout à toi...

- Deux dossiers ?

- Patron-Minette et le tien. Étrangement, tu vas lui sauver la vie une fois de plus.

- Donc, quand ces deux dossiers seront clos ?

- Je ne sais pas ce qu'il se passera. Cela fait cinq mois que je lutte pour le forcer à rester en vie. Je lui donne des affaires car je sais que le sens du devoir le motivera. Que c'est la seule chose qui le poussera à continuer. Mais je ne peux pas le prendre chez moi et le surveiller à chaque heure. Je sais qu'il sort la nuit, je sais qu'il se bat, je sais qu'il aide les malheureux à se défendre... Et je sais aussi qu'il n'est pas toujours vainqueur, qu'il boit plus que de raison et qu'il s'en fout...

- Il faut lui adjoindre quelqu'un pour le surveiller !

- Tu en serais capable Valjean ? Javert est un sournois, un bon cogne bien dressé, un mouchard bien entraîné. Il sait quand il est filé, il sait disparaître dans la nuit. Il les a tous perdus dans Paris, même moi ! Je ne sais même pas où il va se défouler.

- Un jour...

- Un jour, il ne reviendra pas et il aura obtenu ce qu'il voulait si ardemment.

- Quoi ?

- Mourir !

- Seigneur ! Mais je ne pouvais pas le tuer ! Si m'arrêter peut changer les choses...

- Cela ne changerait rien. Cela fait des années que Javert se tient sur la corde raide. Tu n'as été qu'un catalyseur.

- Pourquoi depuis des années ? »

Et là Vidocq se rebella et changea de sujet de conversation.

« Javert avait raison pour Lacenaire et Viallet. Mais Lacenaire n'a plus été vu à la Paimpolaise. Il y a d'autres cafés de la jaquette mais ce serait couillon de vous y envoyer en mission, toi et ton argousin.

- Que dois-je faire alors ?

- Envieux de servir Le-Cric ?

- Si je peux aider...

- Tu tiens à ta grâce, hein Le-Cric ? Malgré tout ! »

Vidocq s'est mis à rire puis il s'est penché vers Valjean et lui a souri.

« Fort bien ! Tu veux être utile, je ne vais pas t'empêcher. Va voir Roussin. Tu le connais déjà. Il est sur une affaire de fagot dans les champs.

- Un fagot ?

- Les fagots, c'est ma vitrine, Le-Cric, mais ce n'est pas mon fond de commerce. De temps en temps, faut bien que j'en capture un. Un dénommé Le Maistre. Un fort en thème.

- De Toulon ? »

Cela fit sourire Vidocq, son sourire moqueur, agaçant.

« Pourquoi Le-Cric, t'a peur pour ton alias ? »

Comme Valjean ne dit rien, ennuyé au possible et passablement honteux, Vidocq se mit à rire.

« Roussin vient de Brest et Le Maistre également. Ils ne connaissent pas Jean-Le-Cric. D'ailleurs, quel bague tu veux ? J'ai dans l'idée que Le-Cric n'est pas de ton goût. »

Valjean ne répondit toujours pas, ne cherchant pas réellement un nouvel alias.

« Le maire ?, proposa Vidocq.

- Non, » rétorqua l'ancien maire de Montreuil avec impétuosité.

On l'avait appelé Le maire lors de son retour à Toulon après sa deuxième arrestation. Ce fut un surnom utilisé avec mépris et dédain. Il en avait haï la sonorité à chaque seconde.

« Alors ?

- J'aime assez Valjean. Si Javert peut conserver son nom de famille, je dois pouvoir conserver le mien.

- Javert est mort ! Mes hommes l'appellent le rabouin, voire le cogne. Ils savent que parler de Javert à l'extérieur est susceptible de leur rapporter des ennuis.

- Et personne n'a vendu la mèche ? Tu te fous de moi ?

- Si je suis le chef de la Sûreté c'est parce que je tiens mes hommes. Par la peur ou par la thune, mais je les tiens ! Cinq mois que Javert est mort et les cognes ne sont au courant de rien. Et Gisquet fait clore les bouches trop causantes. De toute façon, il n'y a que Chabouillet pour penser encore à l'inspecteur Javert...

- Chabouillet ?

- Le patron de Javert.

- Son patron ?

- Je ne suis pas là pour te faire la biographie de Javert ! Tu lui demanderas de te raconter ! Mais tu peux pas t'appeler Valjean car Javert est mort et au pire, il se fera tirer les oreilles par la Force, mais toi ! Toi tu es un forçat en rupture de ban ! Imagine ce qu'il se passera si on te poisse, mon mignon ? »

Un silence nerveux succéda à cette question. Maudit Vidocq !

« Retour à Toulon ! Voire la guillotine ! Et mon Javert dans la Seine ! Alors tu m'excuseras Le-Cric mais il te faut un bague !

- Parce que tu peux protéger Javert mais pas moi ?

- Veuillez me pardonner, M. Madeleine, mais je ne suis pas à votre botte. Si t'es là, c'est parce que Javert me l'a demandé. Il m'a supplié de te sauver. Et j'ai accepté pour le soulager.

- Le soulager ?

- Après la Seine, j'ai bien cru le perdre, j'aurai fait n'importe quoi pour le soulager.

- Comment a-t-il été sauvé ? »

Nouvel aveu. Vidocq était passablement ennuyé mais il voyait l'inquiétude dans les yeux de Valjean. Si forte. Des collègues ? Des amis ?

« Un miracle ! Javert en a hurlé pendant une semaine ! J'ai mis ses armes sous clé pendant des jours, je lui ai même interdit de se raser.

- Un miracle ?

- Quand Javert a sauté dans la Seine, il n'a pas remarqué le rafiot qui passait. Trop aveugle qu'il était. Le bateau apportait le grain pour la ville. Une livraison dans la nuit, ce n'est pas rare. Ils ont vu la chute du policier et ont récupéré son corps. Ils le pensaient mort, il a survécu.

- Des blessures ?

- La jambe, les poumons, la fierté... Il a survécu.

- Et le journal ?

- Un passage à la morgue et voilà Javert officiellement mort.

- Mais... »

La conversation s'arrêta. Valjean ne savais plus quoi dire, c'était tellement insensé. Puis Vidocq se releva et d'un hochement de tête appuyé, il renvoya Valjean. Avant de partir, ce dernier lança, la voix gonflée de colère et de dépit :

« Alors va pour Jean-Le-Cric... Au moins, c'est bien moi...

- Nous voilà enfin accordés ! Je t'aurais jamais cru conciliant. C'est agréable ! Je l'ai dit, Javert devrait prendre exemple sur toi ! »

Et Valjean commença enfin son travail d'agent de la Sûreté. Il passa la journée sur la piste d'un forçat évadé. Roussin fut heureux de travailler avec un nouveau collègue, il l'entraîna dans divers cafés malfamés de la ville, dans les quartiers les plus pauvres de Paris, sur la piste de filles de joie qui connaissaient Le Maistre. Enfin, Roussin fut assez chanceux pour trouver un des complices du forçat, voleur et évadé.

Valjean détesta sa journée. Il se sentit amer et honteux. Roussin comprit son humeur sombre, lui aussi était un ancien fagot et capturer des anciens collègues n'était pas ce qu'il préférait de son travail.

Mais il y avait une récompense à la clé et Vidocq lui avait donné des missions de ce genre assez régulièrement.

Roussin appréciait Le-Cric, un homme calme, fort, efficace...silencieux... Il entraîna Valjean boire un verre à la fin du jour pour lui remonter le moral. La journée avait été longue, il était dix-neuf heures et Valjean était fatigué...vieux...

« Un picton ?

- Pas de refus. »

Ce n'était pas dans les habitudes de Valjean de boire du vin dans les cafés mais Valjean était trop épuisé pour refuser l'attention, essayant de ne pas remarquer la saleté du verre, la graisse maculant la table, les seins proéminents de la serveuse qui leur demanda ce qu'ils désiraient d'autre avec de lourds sous-entendus.

« Rien, Louison. Sauf si tu souhaites quelque chose Le-Cric ? »

Valjean rougit en songeant à Roussin et à la blonde... Cela fit sourire la fille et rire l'agent de la Sûreté.

« Non, rien, la fille. Traîne tes miches ailleurs, ajouta Roussin. »

Et la fille retourna à ses occupations en riant à gorge déployée.

« Louison, l'a aucune éducation. »

Cela fit sourire Valjean. « Il n'y a aucun homme respectable ici. »

« Alors Le-Cric ? Tu te racontes ?

- Qu'est-ce que tu veux savoir Roussin ?

- Un pote du rabouin ! Va falloir m'expliquer !

- Un pote ? Je ne crois pas qu'il serait d'accord avec cette idée. »

Roussin regarda fixement Valjean, les yeux rendus un peu flous par l'alcool.

« Tu connais le rabouin ?

- Des années.

- Je l'ai jamais vu rire. Alors maintenant que je l'ai vu avec toi, je me dis que vous devez être de vieux poteaux.

- Et si je te dis qu'il m'a pourchassé pendant des années ?

- Je ne te crois pas Le-Cric, le rabouin est un bon cogne. Un connard de première ! Mais un putain de bon cogne ! Il t'aurait poissé à la première occasion.

- Il était jeune...

- Alors fais gaffe à tes meules ! Le rabouin n'est pas du genre à oublier les querelles.

- Je sais...

- Louison ! Ramène tes miches ! On veut encore du ginglard, mon pote et mésigue ! »

Une bouteille ne suffit pas à étancher la soif du Roussin et à taire son bavardage. Valjean se perdit dans les souvenirs du bagne, Brest était si différent de Toulon et en même temps si proche. Puis il se confia aussi et raconta ses souvenirs...ses cauchemars...

Maudit Javert !

Plus tard dans la nuit, lorsque Valjean se retrouva dans sa chambre, rue de l'Homme-Armé, il s'abîma dans la prière. Pour Cosette, pour Marius, pour Fantine, pour Le Maistre...pour Javert...pour lui-même...

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