Une petite fille perdue

Le lendemain, Roussin vint chercher Valjean. Il avait un sourire goguenard en voyant le visage chiffonné du vieux forçat et ses yeux tout petits.

« Une dure nuit Le-Cric ?

- Qu'est-ce que tu veux Roussin ?, grogna Valjean.

- Le rabouin m'envoie te chercher. Il t'attend quartier Saint-Jacques.

- Pourquoi ?

- Un tueur de mômacques, le rabouin a dit que cela te ferait du bien de voir que ton boulot c'est pas de la merde.

- Un tueur de môm... J'arrive ! »

Valjean s'habilla à toute vitesse et rejoignit Roussin.

Le trajet en fiacre fut assez court. Valjean suivit Roussin dans un terrain vague derrière des maisons délabrées. Il aperçut aussitôt la haute silhouette de Javert, il était en grande discussion avec un policier. Valjean en fut surpris, n'était-il pas censé être mort ? Roussin et Valjean s'approchèrent des deux inspecteurs. Ils furent superbement ignorés.

« Leroux, je te dis que c'est le même tueur qu'à Saint-Michel.

- Des idées, Javert. Aucune preuve.

- Laisse-moi voir les rapports d'autopsie et je te l'apporterais ta preuve.

- Et comment j'expliquerais ça à Moreau ?

- Utilise ton imagination ! »

Le policier nommé Leroux hésitait entre rire et balancer une gifle à Javert. Il opta finalement pour le rire.

« T'es con.

- Je t'avais prévenu que le tueur allait récidiver et voilà où on en est. Trois gosses massacrés !

- Javert ! Ne joue pas les argousins avec moi ! Tu n'es plus à Toulon !

- Trois !!! Quel âge a ton petit dernier ? Six ans je crois ? »

Le policier serra les dents, cette fois il allait choisir la gifle.

« T'es un salopard. Tu sais que ces histoires de mômes me touchent... Et elles devraient te toucher aussi, hein Javert ? »

Javert s'était rapproché encore plus près du policier, un tremblement manifeste dans les mains.

« Elles le font, Leroux, elles le font, qu'est-ce que tu crois ? Alors laisse-moi régler ça.

- Javert...

- Laisse-moi envoyer ce salopard à la Veuve !

- Très bien, lâcha le policier, vaincu. Je vais emmener Moreau déjeuner tout à l'heure. Tu auras une heure.

- Il est bien organisé. Cela me suffira.

- Comment sais-tu qu'il est bien organisé ?

- Je connais son bureau.

- Parfois, Javert, je crois que la compagnie des voleurs de Vidocq ne t'a pas fait de bien ! Je préfère ne pas savoir comment tu sais cela.

- Veux-tu que je te dise ce que Gisquet cache dans son tiroir du bas ?

- Javert... »

Un nouveau rire puis le policier posa sa main sur l'épaule de l'ancien inspecteur. Quittant tout à coup la rigueur professionnelle.

« Et toi, comment vas-tu ?

- Bien.

- Gisquet a demandé un rapport complet sur l'arrestation de Brunette.

- Il a du être servi. Vidocq aime beaucoup la paperasse.

- Gisquet voulait surtout savoir comment tu allais.

- Et bien tu m'as vu, tu pourras rassurer le dabe.

- Chabouillet parle de prendre un nouveau protégé.

- C'était à prévoir, cette mort dure trop longtemps.

- Quand penses-tu ressusciter ?

- A treize heures, tu pourras ramener Moreau dans son bureau. J'aurai terminé mes petites affaires.

- Tu as la clé de son bureau ?!

- Ne m'insulte pas !

- J'oubliais. Vidocq est un bon professeur.

- Je le savais avant lui, Leroux, j'ai appris à crocheter une serrure à Toulon à l'âge de quatre ans.

- Javert, Javert, Javert... »

Et l'inspecteur s'écarta de quelques mètres, laissant les hommes de la Sûreté occuper le terrain. Roussin et Valjean s'approchèrent de Javert. Celui-ci daigna enfin les remarquer.

« Voilà les deux fagots enfin arrivés ! Comment vas-tu Le-Cric ? »

Ce surnom détestable dans la bouche de Javert déplut encore plus à Valjean mais le tutoiement toujours présent le ravit. Difficile de démêler les sentiments que provoquait Javert. Soufflant le chaud et le froid.

« Tu m'a appelé le rabouin ? »

Valjean sut, rien qu'au regard mauvais de Javert, que ce dernier n'appréciait pas non plus ce surnom de la part de Valjean.

« Je me suis dit qu'il fallait te sortir de ton trou avant la fin de ce jour. Pas trop mal à la tête ?

- Je tiens le choc. Et toi ?

- Il en faut plus pour m'abattre. Viens, j'ai quelque chose à te montrer. Je te préviens, c'est pas jouasse. »

En effet, ce n'était pas jouasse.

Une petite fille de six-sept ans était étendue sur le sol de ce terrain vague. On l'avait étranglée. Valjean sentit une bouffée de haine monter en lui. Il pensait à Cosette, à sa petite chérie à cet âge tendre et serrait les poings.

« Qui a fait cela ?

- Si je le savais Valjean, je te jure que ma matraque aurait déjà fracassé son crâne.

- Que puis-je faire pour toi ?

- Tu vois, Valjean. C'est à ça que sert la police. Même la Sûreté ! Courir après les forçats évadés n'est pas le plus important mais permettre aux gens de vivre en sécurité, ça l'est !

- C'est pour ça que tu es devenu policier ? »

Javert ne répondit pas, il s'agenouilla à côté de la petite victime. Il l'examina. Touchant les cheveux, le visage, le cou, les traces de doigts. On aurait pu être choqué de voir le soin qu'il mettait à bouger le corps. Il manipulait avec un visage impassible. Il regarda la bouche, les doigts, les jambes, les pieds puis souleva la robe et la remonta jusqu'au nombril. Là, Valjean réagit avec horreur.

« Javert ! Ce n'est pas permis !

- Tais-toi Le-Cric. »

Roussin retint Valjean tandis que Javert examinait toujours la petite victime. Avec un soin tout particulier au niveau des cuisses. Puis, ceci fait, Javert replaça la robe et se releva. Cette fois, son regard était hanté.

« LEROUX !, » appela-t-il d'une voix de stentor.

Valjean reconnut aussitôt la voix du garde-chiourme... 24601 !

Le policier s'approcha, un peu surpris et très mécontent d'être hélé de cette façon.

« Javert, je ne suis pas à tes ordres. Je...

- La gosse a été violée.

- Quoi ?

- Les autres ont-ils été violés ?

- Je ne crois pas...

- Tu ne CROIS pas ?

- Je ne sais pas... Je n'ai pas examiné les corps.

- Tu es sur cette affaire depuis DEUX semaines !!!

- JAVERT ! Tu commences furieusement à m'agacer.

- Je verrais avec les dossiers de Moreau. »

Les deux policiers se quittèrent, fâchés. Roussin et Valjean suivirent Javert.

L'inspecteur de police de première classe renvoya Roussin. Il devait passer à la Morgue et parler à un certain Despaty. Le préposé à la Morgue avait parfois des informations intéressantes à donner sur les corps découverts par la police. Mais comme Javert était mort lui-même...

« Il te reconnaîtrait ?, demanda Valjean, intéressé.

- Il a fait partie de ceux qui ont récupéré mon corps dans la Seine et il avait l'habitude de rencontrer l'inspecteur Javert.

- Comment ont-ils pu se tromper sur ton identité ?

- Un séjour de trois jours dans la Seine, un cadavre coincé sous un bateau, un visage en bouillie... On ne manque pas de grands échalas dans les rues de Paris. Un peu trop pâle peut-être, mais les favoris ont fait le reste. Heureusement que le type en avait des fournis. »

Javert marchait dans les rues, entraînant Valjean jusqu'à la plus proche avenue. Un fiacre leur permit de rejoindre plus vite la rue Petite Sainte-Anne.

Le préposé à l'accueil salua Javert et Valjean d'un hochement de tête que l'inspecteur lui rendit. Valjean préféra sourire avec gentillesse. M. Fauchelevent ! Javert soupira avec ostentation puis se dirigea vers une porte qui devait mener à son bureau. Avant d'entrer, Javert fut retenu par le type qui lui proposa du café. Cela surprit Javert puis il se dit que la gentillesse de Valjean pouvait se révéler utile en fait et il accepta aussitôt, ne laissant pas le temps à Valjean de refuser. Valjean et sa volonté de ne pas gêner les autres.

« Du café ?, répéta Valjean.

- C'est ma drogue, Valjean. Plus que l'alcool. »

Javert se mit à fouiller dans ses dossiers. Valjean observait le bureau de Javert avec curiosité. Tout était bien ordonné, tout semblait classé, répertorié avec un soin méticuleux. Cela conforta Valjean dans ce qu'il pensait savoir du policier. Un esprit droit, organisé, rigoureux. Valjean fut tout à coup immobile, gelé devant le dossier Jean Valjean. Lentement, il le toucha, caressant la reliure. C'était l'un des dossiers les plus épais. Trente ans de chasse...

« Prends-le si tu veux. Vidocq n'en a plus besoin. »

C'était jeté d'une voix insouciante, perdue derrière le bureau massif, un meuble de chêne épais et solide sur lequel Javert entassait des rapports et des rapports à n'en plus finir.

« Il en a eu besoin ?, répéta Valjean et il se fustigeait pour sa voix indécise.

- Pour demander ta grâce pardi. »

Ce n'était pas un rêve. On travaillait à sa grâce. On y pensait vraiment. Valjean se sentait mal et avait besoin d'air. Tout à coup, un bruit retentit, comme un livre tombé sur le sol et deux solides mains empoignèrent ses épaules.

« Merde ! Valjean ! Que t'arrive-t-il ? DURAND ! »

Puis plus fort : « DURAND !!! »

Il y eut plusieurs mouvements simultanés dont Valjean ne fut pas vraiment conscient. Il y eut les mains de Javert le poussant dans un large fauteuil de cuir puis ouvrant sa cravate, permettant un meilleur passage de l'air dans la trachée. Et il y eut aussi un homme venu à la rescousse sur lequel Javert aboya :

« Apporte-moi de l'alcool ! Maintenant ! »

Enfin, il y eut un goulot de bouteille enfoncé dans sa bouche et la brûlure de l'alcool le ramena à lui. Il vit alors les yeux d'acier de Javert posés sur lui, sans aménité avec encore un soupçon de peur ?

« Ne me refais jamais un coup comme ça !

- Javert, je suis désolé. Je...

- Quand as-tu mangé la dernière fois ?

- Hier soir, admit Valjean, penaud.

- Et c'est moi qu'on surveille ! DURAND ! »

Le jeune préposé à l'accueil réapparut, il devait avoir l'habitude d'être aux ordres du vieux policier car il réagissait vite et bien. Ou alors, il avait appris à obéir sans discuter...

« Ramène de la becquetance ! Quelque chose de consistant ! »

Durand s'enfuit, empressé. Valjean voulut se redresser mais Javert l'épingla sur le fauteuil, le regard mauvais.

« Toi, tu bouges pas ! Je t'apporte le café !

- Javert ! Attends... »

Mais le policier ne l'écouta pas. Il disparut du bureau quelques minutes. Valjean se reprit doucement. Puis deux mains lui collèrent une tasse chaude entre les doigts.

« Bois !

- A vos ordres, inspecteur.

- Cabotin. »

Le poids du regard de Javert gênait Valjean, une telle inquiétude l'accablait. On ne s'était pas souvent inquiété pour lui. Cosette parfois, Jeanne, sa sœur, il y a si longtemps...

« Que se passe-t-il ici ?, » demanda une voix surprise depuis la porte du bureau, brisant le fragile instant.

Javert s'écarta mais sans précipitation, comme si c'était un acte tout à fait naturel d'être si proche de Valjean.

« Valjean a eu un malaise.

- Je vais bien, je suis juste...

- Un malaise ?, répéta Vidocq, s'approchant avec empressement. Comment va-t-il ?

- Ce jobard a oublié de manger. »

Cette fois l'inquiétude laissa la place à l'amusement, furieusement soulagé.

« Alors vous êtes faits pour vous entendre, hein l'hôpital ? »

Javert grogna une réponse inintelligible. Puis Durand arriva à ce moment, empressé, affolé, un grand plateau dans les bras, couvert d'omelettes et de jambons chauds avec du pain et des brocs de bière. Durand avait vu large, il avait du comprendre que Javert voulait manger aussi et d'autres avec lui. Midi n'était pas loin.

« Diable ! Mais vous êtes à la noce ?, s'écria Vidocq.

- Tu veux participer le Mec ?

- C'est pas de refus, Javert. Je vois que Durand a été efficace, comme toujours. T'as mangé le môme ?

- Non, M. Vidocq. »

Une petite voix intimidée. Valjean, toujours assis dans le fauteuil de Javert, contemplait le jeune homme. Un évadé lui aussi ? Ou un voleur repenti ?

« Sers-toi alors et file à ton poste. J'attends de la visite. »

Le jeune agent de la Sûreté se permit une omelette sur du pain avec un broc. Vidocq demanda un peu sèchement :

« Sur le compte de qui cette victuaille ?

- Le mien, Vidocq, » répondit Javert.

Javert allait payer le jeune Durand mais Vidocq l'arrêta. D'un geste rapide de la main, le chef de la Sûreté donna de l'argent au préposé avant de le chasser. Enfin, Vidocq retira son manteau, sa veste, ouvrit sa cravate et remonta ses manches, puis sans cérémonie, il prit une des chaises et s'assit. Et tout aussi naturellement, Javert se déshabilla, veste, cravate et imita Vidocq. Puis on regarda Valjean avec attention. Le vieux forçat se troubla, il examinait les cicatrices de Vidocq. Ses poignets, son cou... Dieu, il avait les mêmes et il les cachait depuis des décennies ! Vidocq avait compris, bien sûr, Javert réfléchissait encore...

« Double-chaîne pendant des mois, le collier toujours présent.

- Tu le sens encore ?

- Je n'ai jamais cessé de le sentir. Déloque-toi Valjean. Tu ne risques rien ici. »

Javert avait compris enfin et se fustigea de ne pas y avoir pensé avant. Doucement, Valjean retira la cravate, puis la veste avant de rouler ses manches, essayant de ne pas voir ses mains tremblantes. Elles furent visibles, les cicatrices, ces traces blanchâtres sur son corps. Valjean eut tellement honte de lui qu'il baissa la tête pour se concentrer sur sa tasse de café vide.

« Je ne renie pas mes années de garde-chiourme mais si on m'avait dit qu'un jour je boirais en compagnie de deux fagots qui se sont donnés de l'air, je crois que j'aurai usé de mon fouet, lança Javert, l'air de rien.

- Et moi donc !, répondit Vidocq. Si on m'avait dit que je boirais avec un côme, j'aurai cassé de la gueule. Surtout avec toi, Javert ! Le Pharaon...

- Ton évasion m'a coûté la confiance de mes chefs. Sans compter les multiples tentatives de notre Jean-Le-Cric.

- Tu me fends le cœur l'argousin. T'avais qu'à ouvrir mieux tes quinquets.

- Et il a fallu que je vous jouiez les filles de l'air lorsque j'étais de garde, comme de bien entendu.

- Tu sais pourquoi Javert ?, demanda Vidocq, la bouche pleine d'omelette.

- J'étais le plus jobard de la bande, c'est ça ?

- Le plus honnête ! Tu m'aurais jamais tiré dans le dos alors que tes collègues n'auraient pas hésité.

- C'est bien ce que je dis ! Le plus jobard de la bande ! »

Et les deux hommes se mirent à rire en buvant leur bière. Une main, forte, se posa sur le bras de Javert, amenant un sourire fragile sur les lèvres fines du policier. Valjean envia cette aisance, cette familiarité que Vidocq avait réussi à tisser entre eux. « Un frère, un fils », vraiment ? Puis les yeux amusés de Vidocq se portèrent sur Jean Valjean.

« Et toi Valjean ! Pourquoi t'as choisi Javert pour t'enfuir ? Quatre fois, c'est quand même un beau palmarès ! Tu m'étonnes que le rabouin ait juré de te capturer, c'était une question d'honneur !

- C'était le hasard, je n'ai jamais vraiment planifié...

- C'est pour cela que les argousins t'ont toujours retrouvé. On n'arrive à rien sans plan. Et Javert n'est pas un imbécile tout compte fait.

- Tout compte fait. Merci Vidocq !

- A votre service, monsieur. »

Un nouvel éclat de rire.

Valjean se sentait tellement différent des deux hommes assis en face de lui. Il n'arrivait pas à faire abstraction de la petite fille violée et assassinée, il n'arrivait pas à oublier sa grâce en pourparlers, il n'arrivait pas à se pardonner pour l'arrestation de Le Maistre... Il n'arrivait pas. Il n'avait pas envie de manger et encore moins de rire. Et puis le souvenir de Cosette lui pesait à chaque instant. Il lui suffisait de fermer les yeux, juste un instant. Un tout petit instant. Et son image lui apparaissait, redoutable. Dévastratrice. Cosette !

« Alors et la môme ?, » demanda Vidocq.

Cette fois, l'atmosphère devint sombre, Javert perdit son sourire.

« Violée et étranglée.

- Merde.

- Je trouverais le salopard qui a fait cela.

- Sûr ! Inspecteur Javert !

- Elle avait six ans...

- Javert ! Reste concentré sur l'affaire ! »

Un sursaut et Javert se secoua :

« Bien entendu Vidocq ! Encore un dossier pour me garder en vie ! Putain de monde ! »

Javert s'empara d'un broc et le vida d'un trait. Puis il se leva et jeta négligemment :

« Je vais commettre un acte délictueux dans le bureau d'un fonctionnaire de l'État, représentant des forces de l'ordre, et je reviens.

- Tu y vas seul ?

- Pourquoi le Mec ? Tu veux me tenir la main ?

- Tu pourrais emmener ton nière !

- Je ne préfère pas emmener un forçat évadé du bagne cambrioler le bureau d'un officier de police. Cela fait mauvais genre.

- Sois prudent !

- Tu as raison Vidocq, des fois que j'effraye un cogne avec ma gueule. Je suis mort depuis cinq mois, ils sont jamais beaux les cadavres de cet âge. »

Et Javert s'en alla, laissant les deux hommes ensemble. Vidocq soupira et quitta le bureau à son tour.

« Tu peux rentrer chez toi Valjean ou alors attendre le retour de Javert, je m'en contrefous, mais j'ai juste une demande à te faire.

- Quoi Vidocq ?

- Garde un œil sur lui.

- Pourquoi cela ?

- Il a mangé... C'est assez rare pour que je le remarque. Tu as une bonne influence sur lui !

- Mais qu'est-ce qui ne va pas avec Javert ?

- Rien ne va avec Javert. Surtout sur une affaire de mômacques... »

Vidocq parti, Valjean décida d'attendre le retour de Javert dans son bureau. Il n'avait aucune envie de retrouver son appartement vide et son dossier l'attirait. Valjean le prit et se mit à le lire.

Voir la vie de Jean-Le-Cric puis de M. Madeleine à-travers les yeux de l'adjudant-garde Javert puis de l'inspecteur Javert était saisissant. En fait, Javert était souvent en colère à-propos de Valjean, ses notes étaient couvertes de ratures. On était loin de l'écriture du chef de la police de Montreuil-sur-Mer, toujours droite et correcte. C'était parfois illisible, agressif, incertain...

Et soudain, Valjean les trouva, les dessins de Javert. Un portrait de 24601, les yeux remplis de haine, impressionnant, dangereux... Puis M. Madeleine, doux et bienveillant. Enfin M. Fauchelevent, le paisible jardinier du couvent du petit Pic-Pus, il était même représenté en tenue de la garde nationale... Des dessins, des dessins, des souvenirs... Valjean en chercha d'autres. Il ouvrit des dossiers et regarda d'autres visages. Il retrouva Thénardier, Montparnasse et d'autres, inconnus. Et soudain, Valjean découvrit un dossier nommé Javert. Cela le choqua. Un criminel du nom de l'inspecteur ? Le dossier était très mince, une pochette quasiment vide. Valjean, terriblement curieux, l'ouvrit et vit apparaître un portrait d'une femme avec un enfant. Un nourrisson manifestement. Il sursauta tout à coup, une main avait refermé le dossier d'un geste brutal. Des yeux étincelants posés sur lui. Colère ?

« Javert ? Je t'attendais.

- Je vois cela. »

Le dossier retrouva sa place parmi les autres. Javert respira profondément, à la recherche de son souffle.

« Un dossier Javert ?

- Ce sont les affaires non résolues. Les autres partent aux archives.

- Celle-ci n'est pas résolue ?

- Elle le sera quand j'aurai capturé Gueulemer et Montparnasse. Quand je les aurais menés à la guillotine. Quand... »

Une nouvelle prise de souffle. Javert luttait pour respirer. Valjean le regardait, incertain de ce qu'il devait faire.

« Moreau est bien organisé, il ne m'a pas déçu. Les enfants n'ont pas tous été violés mais ils ont tous été victimes d'attouchement sexuel.

- Seigneur ! Que faisons-nous ?

- Rien. En ce qui te concerne.

- Rien ?

- Rien ! Je dois aller prévenir Leroux, le reste doit être fait par la police de façon officielle. Une enquête de voisinage. Il faut chercher auprès des familles des enfants disparus. Les parents ont peut-être des informations à transmettre. S'il y a des parents...

- Mais Javert ! Je ne peux pas rester sans rien faire ! Ce n'est pas possible ! J'ai besoin de faire quelque chose !

- Prendriez-vous goût au travail de police Valjean ?

- Une petite fille ! Quel âge avaient les autres ?

- Un petit garçon de sept ans et une autre gosse de six ans. Quartier pauvre. Peut-être des enfants des rues.

- Je ne peux pas ne rien faire ! »

Javert examinait les dossiers qu'il avait disposés sur le bureau et cherchait des informations. Il sentait le regard de Valjean posé sur lui avec attention. Enfin, il soupira :

« Très bien, Valjean. Je vais t'emmener chasser ce soir. La gamine du quartier Saint-Jacques. Qu'en dis-tu ?

- Merci Javert.

- A une condition !

- Laquelle ?

- Tu prends un feu. Je sais que vous êtes bon au tir, M. Madeleine ! Le quartier Saint-Jacques est dangereux.

- Bien, j'accepte.

- Enfin, tu te comportes en arpette obéissant. On va faire de toi un cogne acceptable ! Je viens te chercher chez toi ce soir. Rien de voyant ! Surtout pas ce manteau jaune affreux.

- Tu t'en souviens ?

- Comment l'oublier ? L'église Saint-Étienne. »

Valjean eut un faible éclat de rire, imité par l'inspecteur. Maison Gorbeau, Saint-Étienne, Patron-Minette... Le passé était toujours entre eux. Puis Valjean se décida à quitter la rue Petite-Sainte-Anne pour rentrer chez lui, laissant Javert travailler sur ses dossiers et prendre des notes.

La nuit était tombée lorsqu'on frappa à sa porte. Valjean était habillé avec ses vieux vêtements de philanthrope et il se retrouva face à l'ouvrier de la barricade de Saint-Merry. Javert n'avait pas changé. Juste vieilli en quelques mois, devenu plus fragile, plus mince, moins dur... Javert le bouscula pour entrer dans l'appartement.

« Alors, mon prince ? Je vous emmène en promenade ?

- Ja...

- Jacques !, coupa aussitôt Javert, n'est-ce pas Jean ?

- Très bien Jacques. Je vous suis. »

Un sourire tordu puis Javert tendit un pistolet à Valjean, attendant patiemment qu'il le prenne. Et Valjean l'accepta en soupirant, il glissa l'arme dans sa poche de manteau.

« En route. »

Javert entraîna Valjean dans les rues de Paris. Une marche assez rapide pour rejoindre les quartiers pauvres.

« Une saucisse mon prince ?

- Avec plaisir ! »

Joignant le geste à la parole, Javert acheta deux friands à la saucisse auprès d'un vendeur de rue. Les deux hommes mangèrent en marchant lentement, cette fois, complètement silencieux. Javert était attentif à la foule qui encombrait les rues. Ses longs cheveux grisonnants étaient lâchés, cascadant sur ses épaules et ses favoris avaient été taillés. Il ne ressemblait vraiment pas à l'inspecteur Javert. En fait, Valjean se rendit compte pour la première fois qu'il avait fallu une malchance énorme pour que Javert soit reconnu à la barricade. Un gamin débrouillard un peu plus observateur que les autres.

Les deux hommes prirent ensuite une pinte de bière un peu plus loin et le policier discuta avec l'aubergiste.

« Y a pas foule ce soir ! Ton picton est bath pourtant.

- La faute à cette gosse.

- Une mômacque ? Qu'est-ce que tu dégoises ?

- Il y a eu une gamine d'assassinée dans le quartier. Ça fait mauvais et ça attire pas les chalands. Surtout avec les cognes qui traînent dans le coin.

- Sale histoire. Et ses vioques ?

- Des rabouins. Sans fafiot. Autant dire qu'ils ont rien dit sur leur gosse.

- Saloperie de rousse. »

Javert finit son verre cul sec, s'attirant un regard intéressé du serveur.

« T'as des mômes le gonze ?, demanda l'aubergiste à Javert.

- Un mômignard, il est cané aujourd'hui.

- Pardon, je voulais pas déranger.

- Pas de souci. Il est bon ton picton, le mastroquet, mais c'est vrai que t'as le vin triste.

- Bien obligé. On l'a tous vue cette môme. Une belle petite, bien gentille. De la gueusaille et des grinches, mais comme tous ceux de sa race. »

Javert demanda un nouveau verre, le patron en fut tout content.

« Et ton môme ? Comment il est mort ? »

Un temps, un peu long, avant que Javert ne réponde. Toujours un bon acteur. Valjean salua la performance, même s'il trouvait malsain de jouer ainsi avec les sentiments d'autrui.

« Il a été assassiné aussi. Suriné.

- Merde ! T'es venu dans le mauvais quartier.

- Nous sommes à la recherche d'embauche. Il y en a dans le coin ?

- Vous êtes deux birbes mais si vous savez travailler le bois, y a Anselme qui cherche des pratiques. Le rabotin.

- Merci le mastroquet, » lança Javert, avec un soupçon de chaleur dans la voix.

Puis le policier se leva et s'apprêta à quitter le café lorsque le patron s'écria, mécontent de perdre des clients et de la compagnie.

« Et ton pote ? Il a une langue ?

- Il parle pas beaucoup, le Jean, il a connu trop de douleurs.

- Lui aussi ? Saloperie d'affe ! »

Les deux hommes reprirent la route. La nuit vieillissait, les rues se vidaient et soudain, ils se retrouvèrent, à la grande surprise de Valjean, dans le terrain vague du matin. Le corps de la petite victime avait été enlevé. Des feux de camp brillaient ici et là. Javert s'approcha résolument de l'un d'eux et retira sa casquette.

« Puteti sta ? [on peut s'asseoir ?], demanda Javert.

- Curs, [bien sûr] » lui répondit-on.

S'en suivit un dialogue dans une langue inconnue de Valjean mais qu'il identifia comme étant du romani. Javert était un gitan, d'où ses cheveux si noirs, sa peau sombre et l'ostracisme dont il était toujours victime. Combien de fois M. Madeleine avait reçu des plaintes de la part d'habitants de Montreuil pour renvoyer ce gitan devenu policier ? On ne peut jamais avoir confiance en un gitan ! Et d'autres absurdités de ce genre... Et M. Madeleine défendait son chef de la police. Le meilleur des policiers, honnête, intègre, efficace...au grand dam de monsieur le maire...

Cela dura longtemps. Un mot revenait sans cesse « bigalo » [enfant], donnant lieu à des réponses sans fin, à des gestes de dénégation, à des haussements d'épaule... Une des femmes se leva et vint poser une main sur le bras de Javert. Le policier gela puis baissa la tête. On leur apporta des verres remplis d'un liquide incolore. Lorsque Valjean goûta le breuvage, il manqua de s'étouffer, faisant s'esclaffer tout le monde, Javert le premier.

« Ton ami tient pas la vodka, s'écria un des hommes.

- Non, il n'en a pas l'habitude, répondit Javert.

- Il cherche aussi la fille ?

- Il cherche celui qui l'a tuée.

- Il a une fille ?

- Il a déjà marié sa fille.

- Merci à Dieu ! »

Nouveaux rires. Et des phrases furent lancées en romani. Puis un homme parla à Javert avec autorité. Le policier hésita puis secoua la tête, amusé. Il dit simplement le mot « klisté » et l'ambiance se refroidit soudainement. Mais l'homme ne se démonta pas, il reprit la parole avec davantage de détermination. Javert se tourna vers Valjean et lui expliqua enfin ce qu'il se passait :

« Cet homme est le chef de ce clan. Il s'appelle Manolo. Il nous propose de dormir avec eux cette nuit.

- Dormir avec eux ?

- Je suis un gitan, ma mère était une romani. On me tolère.

- Pourquoi proposer de nous héberger ?

- A cause de la fille.

- La petite fille assassinée ?

- Ses parents ne sont pas là, ils cherchent à récupérer le corps à la Morgue. Connaissant Moreau comme je le connais, il ne lâchera pas la gamine avant deux jours à cause du meurtre. Si on veut vraiment leur parler, il faut attendre demain.

- Que veut dire « klisté » ?

- Policier ! Je ne veux pas les prendre en traître.

- Pourquoi ? Je croyais que vous étiez prêt à tout pour réussir une enquête ? »

Une simple torsion des lèvres et Javert baissa la tête.

« Disons que j'ai changé. Ces gens-là ne sont pas coupables, ils ne méritent pas une descente en règle avec interrogatoire au poste. Ils ont perdu un enfant. Ce sont des victimes, des témoins... Pas des coupables !

- Dieu Javert ! C'est vrai que vous avez changé ! »

Ces propos avaient abasourdi Valjean. Son chasseur, l'inspecteur intraitable, avait compris que les hommes n'étaient ni noirs, ni blancs et que tous méritaient le bénéfice du doute. Ou du moins que tous pouvaient changer...

Valjean contemplait le vieux policier, ne sachant quoi ajouter. Javert avait retiré sa casquette, ses cheveux libérés flottaient sur ses épaules à chacun de ses mouvements. La femme était revenue vers lui et discutait avec lui, un pâle sourire sur les lèvres. Javert lui glissa quelques mots à l'oreille, la faisant rire doucement. Elle posa une main sur l'épaule de l'inspecteur, le fixant du regard. Il se pencha sous le contact, rapprochant leurs visages.

En fait, Valjean n'en revenait pas. Il voyait Javert en train de parler avec une femme, la charmant en quelques instants. Ses yeux étincelaient tandis que la femme lui servait un nouveau verre. Et leurs doigts se frôlaient dans le mouvement.

Puis une femme se mit à chanter dans la nuit, d'une voix triste et toutes les femmes se joignirent à elle...ainsi que les hommes... Pas difficile de comprendre qu'ils chantaient pour la petite fille disparue.

La femme postée au côté de Javert lui fit signe de la suivre, le policier se leva et lui obéit avec empressement. Elle lui prit la main et Javert la laissa faire. Il s'en alla, sans même un regard pour Valjean.

Valjean était estomaqué ! Javert l'avait laissé seul, au-milieu d'inconnus, dans un camp de gitans. Et pour suivre une femme !

On rit un peu malicieusement entre hommes puis le chef, Manolo se tourna vers Valjean :

« Ton ami est un romani. Tu peux dormir ici cette nuit. Djego va te montrer où dormir.

- Et Ja... Jacques ?

- Mariana s'occupe de lui. »

Ce fut tout. En réalité, Valjean était renvoyé par le chef de famille. Des funérailles étaient en cours. Une petite fille était morte. Il n'était pas des leurs.

Un jeune homme, farouche, emmena Valjean jusqu'à une roulotte. Il la désigna et laissa Valjean seul. L'ancien forçat entra dans la voiture, une odeur d'herbes sèches et de linge régnait à l'intérieur. Ce devait être une roulotte utilisée pour entreposer du matériel.

Il y avait une couchette, Valjean était fatigué. Il s'étendit entièrement habillé et pria silencieusement pour les morts et les vivants...essayant de ne pas imaginer Javert en train de faire l'amour avec une femme quelques roulottes plus loin... 

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