Une journée à la chasse

D'accord, Valjean n'avait jamais connu le remords. Jamais à ce point-là. Un gouffre creusant son estomac. Il avait vomi dans un coin et Roussin lui avait même filé de l'alcool. Un truc immonde au goût de fruits indéterminés mais dont la puissance l'avait requinqué.

Oui, Valjean n'avait jamais connu le remord. Même après le vol chez Monseigneur Myriel.

Parce qu'une paire de chandeliers ne valaient pas des cheveux noirs, bouclés et une petite bouche faite pour sourire, cela ne valait pas une gamine de sept ans, violée et assassinée...

Des journées de perdues à cause de sa stupidité. Peut-être aurait-elle pu être sauvée ?

Et Valjean l'avait pris pour lui. Alors que Javert et Leroux examinaient tous les deux le corps, les alentours du crime, les affaires de la gosse. Le visage fermé et dans un silence de mort.

Les deux policiers se relevèrent et Leroux parla, d'une voix fatiguée.

« La presse est au courant de cette affaire, les vautours. Gisquet les retient encore mais il me pousse à avancer plus vite.

- Fait-il pression sur toi ? »

La voix impersonnelle de Javert. Difficile d'y lire de l'empathie.

« A ton avis Javert ? On a menacé de me retirer l'affaire.

- Autrement dit, on nous menace.

- Cela n'a que trop duré. Un mois Javert ! Un mois et on a rien ! Foutrement rien ! Et tes types de la Sûreté ? Qu'est-ce qu'ils foutent ?

- Calme Leroux ! Mes hommes travaillent. On a des pistes, un homme habillé en ouvrier traînant aux alentours des camps. Grand, avec une forte calvitie, barbu. Mais je ne peux pas poisser tous les grands barbus chauves de Paris.

- Et les mômes ? Tu devais trouver des gamins pour nous aider ?

- On a refusé de m'aider. Je suis un cogne, toujours.

- Tu es un gitan pourtant ! »

La grimace fut visible. Javert haïssait son origine au moins autant sinon plus que les autres.

« Oui, je suis un rabouin ET un cogne. C'est le côté cogne qui ressort le plus, navré.

- Navré ? TU ES NAVRE ? C'est tout ce que tu trouves à dire Javert ? Je t'ai laissé agir à ta guise dans cette affaire ! Cambrioler le bureau d'un collègue, fureter dans la nuit, palabrer avec les gitans... Je me suis compromis dans tout ça.

- Donne-moi encore un peu de temps.

- Mais bien sûr, monsieur l'inspecteur de première classe ! Je te donne trois jours avant que je ne poisse tous ces gitans. Au poste, j'aurai mes réponses. Il y en aura forcément un qui a vu quelque chose et qui se mettra à table. Voire qui avouera !

- Leroux. Ce n'est pas la solution. Il faut...

- Tu as bien changé Javert ! C'est la Seine qui t'a fait ça ? Arrêter les suspects c'est la meilleure solution. Tu le sais, c'est comme ça qu'on a toujours fait, c'est comme ça que tu faisais ! Et ça marchait !

- Leroux, écoute-moi. Je...

- Non Javert ! Je ne t'écoute plus. Tu as trois jours. Trouve-moi une piste. Je joue mon poste sur cette affaire. Toi, tu t'en fous, tu es mort, hein Javert ? Aucun compte à rendre à personne. Moi, j'ai une famille à nourrir et des gosses à protéger. Toi, t'es seul dans la vie.

- Parce que tu crois que c'est par choix ?, » gronda Javert.

La colère retomba comme elle était venue. L'inspecteur Leroux devint livide et se mit à bafouiller.

« Pardonne-moi Javert. Je suis fatigué. Je ne voulais pas...

- Très bien Leroux. Trois jours, » lança Javert, coupant la parole à son ancien collègue sans aucun scrupule.

Puis Javert quitta les lieux en entraînant derrière lui les agents de la Sûreté.

Retour rue de la Petite-Sainte-Anne.

Javert s'enferma dans son bureau et se mit à réfléchir. Valjean négligea le silence circonspect de la Sûreté, l'humeur sombre du policier, la colère qui bouillait en Javert. Il entra résolument dans le bureau de l'ancien inspecteur.

Javert se tenait debout devant son bureau, les mains posées à plat sur le meuble, des dessins étaient étalés devant lui et il les examinait. Il avait croisé ses chevilles et tout son corps était crispé dans une raideur exagérée.

« Je suis d'accord, » lança Valjean.

Les mots mirent un peu de temps à atteindre Javert. Finalement cela augmenta la raideur dans la posture.

« C'est trop tard. Trois jours !

- Ce n'est pas trop tard ! Vous savez où se trouvent les camps de gitans ?

- Il y en a quatre dispersés autour de Paris et quelques campements ici et là. En fonction des rafles organisées par la police.

- Mais vous connaissez leur emplacement ?

- Oui.

- Je suis d'accord, répéta Valjean. Mais promettez-moi une chose, inspecteur.

- Laquelle ?

- Ces enfants ne seront que des mouchards ! Des espions à votre service. Vous ne les utiliserez pas comme appât.

- Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour les protéger, Valjean.

- Alors en route ! Nous avons une journée pour en faire le tour. »

Javert secoua la tête, amusé par l'impétuosité de Jean Valjean, il lui rappelait les jeunes sergents sous ses ordres. Malgré ses soixante ans passés et ses cheveux blancs.

« J'ai besoin d'un verre, » murmura le policier.

Mais il n'en fit rien et quitta la Sûreté en compagnie de Valjean. A la grande surprise de l'ancien forçat, Javert l'entraîna chez lui puis il comprit. Javert se changea et s'habilla en ouvrier. Casquette, cheveux lâchés, vêtements négligés.

« Prêt pour un tour de Paris, mon prince ?

- Je n'ai jamais visité Paris avec un cogne !

- Il y a un début à tout. Mais il faudra beaucoup marcher. Un fiacre ne serait pas crédible dans notre situation.

- Hé bien, qu'attendez-vous inspecteur ?

- Votre aval, monsieur le maire. »

Dieu ! Que ce fut une longue journée ! Éreintante ! Épuisante ! Frustrante !

On ne put même pas en faire le bilan.

Les campements de gitans étaient bien là où ils devaient être. Javert les connaissait tous, très bien. Partout, il fut accueilli comme un membre du clan. Puis on se refroidit lorsqu'on comprit ce que voulait encore ce kliste, traître à son sang. Un jeune fut tellement scandalisé qu'il lâcha un flot d'injures à destination de Javert. Ce fut plus facile dans le clan de Manolo. On était reconnaissait pour le corps de la petite Dolorès rendu plus tôt grâce à un message impératif de Vidocq, le chef de la Sûreté. On était content de revoir le vieux cacou. On écouta posément le policier.

On refusa tout net. Encore une fois.

Les enfants étaient sacrés !

Javert eut beaucoup de mal à ne pas hurler de colère.

Mais avant le départ du campement de Saint-Michel, la femme, Mariana, vint voir Javert. Un simple regard et Javert la suivit. Abandonnant Valjean une fois de plus. Le vieux forçat s'assit sur le sol en soupirant. Le déjeuner était passé sans qu'aucun d'eux ne daigne prendre quelque chose. La petite morte leur pesait.

« Tu veux bien soigner mon cheval ? »

La même gamine que la dernière fois, Valjean sourit et accepta. Il ne fallut pas longtemps pour que M. Madeleine soit de nouveau entouré d'enfants, à réparer, rire et raconter. Car M. Madeleine était aussi un conteur. Des souvenirs enfoncés si loin dans sa mémoire, Cosette dans son petit lit de la maison Gorbeau, puis encore plus loin, ses neveux et ses nièces, si maigres, aux yeux si grands. Oncle Jean.

Et donc M. Madeleine raconta. Blanche-Neige et la sorcière, le Petit Poucet, le Petit Chaperon rouge... Les enfants l'écoutaient bouche bée.

Javert contemplait tout cela de loin, avec amertume. Jean Valjean était né pour être père, père d'une famille nombreuse. Et pas pour la première fois, ni pour la dernière, Javert regretta d'être né. Il avait été une telle nuisance dans la vie de Valjean.

Il revint doucement vers le groupe, mécontent de briser la belle ambiance et soudain, Javert se dit qu'il avait bien jugé Jean Valjean. Ce n'était pas un imbécile tout compte fait... Tout compte fait.

« Alors ce qu'il faudrait faire c'est vous dire si on voit quelqu'un de bizarre ?

- Oui, les enfants.

- Vous dire où ?

- Rue Petite...

- Le dire à Mariana qui sait où nous trouver. »

Les enfants regardaient Javert, le kliste était de retour. Lentement, pour ne pas les effrayer, l'inspecteur s'agenouilla et sortit de sa poche des dessins. Un homme avec une barbe et une calvitie au regard mauvais. Un travail d'artiste car Javert n'avait pas eu le modèle sous les yeux. Aucun enfant ne reconnut l'homme mais tous regardèrent avec attention le dessin. Ce n'était pas ce qu'avait prévu Leroux et Javert mais peut-être si tous les enfants étaient prévenus...

Mariana apparut aux côtés de Javert et regarda à son tour le dessin. A elle non plus, l'homme ne dit rien.

Mais elle promit de rester sur ses gardes, elle le promit dans un sourire, dans un regard délicat, dans une touche de ses doigts sur la main de Javert.

Un simple témoin... Vraiment ?

Donc la journée fut frustrante et éreintante. Les deux hommes se retrouvèrent rue des Hospitalières-Saint-Gervais, chez Javert. Le policier retira son déguisement avec empressement, refaisant sa queue de cheval pour remettre de l'ordre dans sa tenue.

« Avez-vous faim Valjean ?

- Assez, en effet. »

C'était un euphémisme. Le petit-déjeuner remontait à si loin et la journée avait été si longue. Javert remonta ses manches et se mit à sourire :

« Alors vous allez goûter de ma cuisine.

- Vrai ?

- Je n'ai pas les moyens de me payer un restaurant tous les jours et Mme Lévi n'est pas ma logeuse. Donc si vous voulez vous lancer un défi...

- Je suis sûr que ce sera parfait, Javert.

- N'en soyez pas si sûr, monsieur le maire. »

Valjean n'avait jamais cuisiné. Sa mère, sa sœur, ses logeuses... Il y avait toujours eu quelqu'un pour préparer ses repas, que ce soit à Faverolles, à Montreuil, à Paris...à Toulon... Donc il regardait avec attention Javert fouiller dans ses placards et en sortir quelques provisions. Cela fit plaisir à Valjean de voir ça, la seule fois où l'ancien voleur avait ouvert les placards de l'inspecteur c'était pour trouver du vieux thé et quelques œufs. Là, Javert avait du pain, du lard, du chou... Et Valjean ne put s'empêcher d'intervenir lorsqu'il vit Javert s'agenouiller devant le poêle.

« Laissez-moi me charger de cela.

- A votre guise, Valjean.

- Et si tu me fais confiance avec un surin, je peux t'aider avec les légumes. »

Le mot surin renvoyait à d'autres souvenirs et les fit sourire.

« Si un jour on m'avait dit que Jean-Le-Cric se pavanerait chez moi avec un surin sans que je le colle au mitard... Amuse-toi Valjean !

- Et si on m'avait dit que je découperais des légumes pour un argousin, hein Javert !

- Perds pas la main ! »

Ce fut simple et comestible. Un peu de chou revenu au-milieu des lardons. Cela se mariait très bien avec le vin rouge de qualité moyenne que possédait le policier et le pain permettait de caler tout cela. Du fromage et le seul luxe de la soirée se résuma en une poire bien juteuse.

Si voir Javert cuisiner était inhabituel, le voir faire la vaisselle était un choc !

En effet, Javert avait toujours vécu seul et se devait de tout faire lui-même.

Valjean imagina tout à coup l'inspecteur dans mille actions du quotidien, comme faire le ménage, repasser son linge, recoudre un bouton. Jamais Valjean n'avait eu à faire cela. Même au couvent, les sœurs se chargeaient de son ménage.

Il se précipita encore pour l'aider, gêné de découvrir tout à coup à quel point la vie de l'inspecteur avait été solitaire, comparée à la sienne. Dieu soit remercié de lui avoir envoyé Cosette puis M. Fauchelevent, puis Marius...

« Tu es bien silencieux Valjean. Est-ce que ma cuisine ne te va pas ? »

Un souci ternissait les yeux clairs du policier que Valjean voulait à tout prix estomper.

« Non, c'était excellent. Je pensais à notre affaire...

- Maintenant, tu sais à quoi pense un policier, Valjean. Bienvenu dans mon monde. Du café ?

- Tu en as ?

- Je soupçonne Mme Lévi d'être venue fouiner dans mes placards... »

Un peu intrusive en effet.

Et ce fut une simple soirée. Les deux hommes discutèrent de l'ogre tout d'abord, puis des enfants, puis d'eux... Comme ça naturellement. Javert raconta quelques affaires qu'il avait eu à mener, des sujets toujours liés à sa profession, rien de personnel, Valjean évoqua des souvenirs de Faverolles, il n'y avait pas beaucoup de crimes dans son pays. Il aurait mis sa main au feu que ce bagnard de Jean Valjean devait être le seul criminel dont on parlait encore à ce jour.

« Tu n'as jamais songé à te marier ? », demanda Valjean tout à coup, rendu curieux par l'atmosphère tranquille. Un peu frustré de ne rien savoir de personnel sur le policier qui était tellement lié à sa vie. Alors que Javert savait quasiment tout de lui, de son lieu de naissance à ses voyages, ses métiers...

Et Javert devenu doux comme un agneau semblait si facilement abordable. Le policier sourit et ne dit rien. Illisible.

« Et toi ?

- Il y a longtemps à Faverolles.

- Tiens, pour te rendre la pareille après ta dernière scène. Il y a quelque chose que je n'ai jamais saisi à ton sujet Valjean. Pourquoi as-tu volé ce pain ? Tu n'étais pas un jeune homme. Tu avais vingt-six ans !

- Tu n'as jamais vu quelqu'un mourir de faim, Javert. Voir des enfants mourir de faim. Dieu, je les entends encore pleurer dans la nuit. J'étais devenu fou.

- Il n'y avait vraiment pas d'autre solution ?

- Il devait y avoir une, sûrement, mais je ne voyais rien d'autre que celle-ci. »

Javert se leva pour remettre un peu de combustible dans le poêle, un regard entendu sur Valjean qui lui sourit d'un air innocent. La facture ? Ha oui, au fait.

« Je n'ai jamais connu cela, c'est vrai, admit Javert. En tout cas, pas quelqu'un de proche. »

Étrange révélation, Javert avait connu des gens mourir de faim ? Il avait du connaître aussi la faim dans ce cas et il n'avait pas failli. Le défenseur de la loi.

Une cloche résonna quelque part, il était une heure du matin.

« Dieu, lança Valjean en s'étirant. Ma logeuse va encore se dire que je suis un libertin qui découche honteusement.

- Tu peux rester ici, si tu veux. »

Cette fois le regard était incrédule, cela fit rire Javert.

« Dormir Valjean, il faut vraiment que tu cesses de boire ! Petite-Fleur-de-Bagne. Cela te donne des idées.

- Il n'y a qu'un lit !, opposa Valjean, la voix incertaine.

- Et il sera vide. Je dois ressortir de toute façon.

- Quoi ? »

Plus de surprise, Valjean était soucieux. Il se leva pour observer Javert.

L'homme remit son lourd manteau noir, glissa un couteau dans ses poches, s'empara de sa canne. Il était fin prêt.

« Mais où vas-tu ?

- En patrouille, monsieur le maire. Ne vous inquiétez pas pour moi.

- Javert. Je...

- Oui, Valjean ? »

Les yeux clairs si froids brillaient dans la lumière des bougies.

« Sois prudent, lâcha Valjean, incapable de dire plus.

- C'est prévu ! Bonne nuit Valjean, je te retrouverais au petit-déjeuner. Et si tu veux lire autre chose que la Bible, j'ai un lot de livres censurés à détruire dans le tiroir du bas de mon bureau. »

Et ce fut tout, la porte fut fermée doucement et Valjean se demandait encore ce qui avait fait basculer la soirée. Tout était sympathique, une conversation amicale et voilà l'inspecteur Javert parti en chasse. Qu'est-ce qui avait précipité les choses ?

« Il joue le rôle qu'il a joué toutes ces années, il est l'inspecteur Javert ! C'est tout ce qui lui reste. Les patrouilles dans les quartiers chauds, cela lui permet de survivre. Je sais qu'il sort la nuit, je sais qu'il se bat, je sais qu'il aide les malheureux à se défendre... Et je sais aussi qu'il n'est pas toujours vainqueur, qu'il boit plus que de raison et qu'il s'en fout... » « Un jour, il ne reviendra pas et il aura obtenu ce qu'il voulait si ardemment.

- Quoi ?

- Mourir ! »

Mourir.

Mourir...

Valjean se demanda soudainement s'il n'avait pas fait une erreur en sauvant Javert à la barricade. Sa bonté mal placée ? Mais à peine la pensée lui était venue que Valjean la chassa, non il n'avait pas fait une erreur. Il n'aurait jamais pu laisser mourir Javert et il n'aurait jamais pu le tuer lui-même.

Se rappelant la suggestion de l'inspecteur en partant, Valjean alla dans son bureau et ouvrit le tiroir du bas. Il sentit ses joues devenir rouges et brûlantes lorsqu'il découvrit les livres en question. Les œuvres du marquis de Sade, avec des gravures, tenaient la plus grande place mais Valjean préféra prendre un fascicule politique, plus bénin.

La difficulté avec laquelle Valjean ouvrit les pages prouva en un instant que le policier ne les avait pas lues. Quelque part, cela soulagea l'ancien jardinier du couvent du petit Pic-Pus, le si pieux M. Fauchelevent. Si Javert n'avait pas lu ce livre, il ne devait pas avoir lu les autres...

Valjean retira ses chaussures et s'étendit tout habillé sur le lit du policier. Attentif au silence puis inconscient de tout...

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