Sur la route
Quatre jours de voyage ! A-travers la neige, le froid, le vent... Une gageure à cette époque de l'année. Lacenaire se tenait, goguenard, dans sa voiture grillagée, recouvert d'une épaisse couverture et une chaufferette sous les pieds. La porte était cadenassée, Lacenaire était menotté et enchaîné à son siège. Un policier était posté à l'intérieur de la voiture, en sa compagnie, le fusil à la main. Il avait l'ordre de rester attentif et silencieux.
On le relayait régulièrement. A chaque étape du parcours. Lorsqu'on changeait les chevaux et qu'on se permettait une tasse de café brulant ou un verre d'eau d'affe.
Pour le courage, pour le froid, pour la patience.
Gouailleur, Lacenaire chantait des chansons paillardes d'une voix forte. Tous les policiers l'entendaient hurler des insanités. Parfois il interpellait Javert :
« Hé Javert ? A Bicêtre, on m'a parlé de tézigue, tu sais ? On m'a dit que t'étais un suceur de queue de première ! Tu me montreras la technique ? »
Javert serrait les dents et ne pouvait s'empêcher de se crisper sur sa selle.
« Ta gueule Lacenaire !
- On m'a dit aussi qu'on avait payé trois francs ta rosette ! Mais ça c'était un ancien de Toulon qui me l'a raconté ! Un vieux cheval de retour. On sait jamais avec ces fagots ! C'est vrai ?
- Lacenaire ! Tu vas prendre un coup de matraque !
- Que de la gueule ! »
Et Lacenaire riait et Javert enrageait !
Quatre jours de voyage ! Valjean chevauchait aux côtés du commissaire Javert. Valjean savait très bien monter à cheval, non pas que les Valjean aient eu les moyens d'avoir un cheval mais pour déplacer les troncs et les branches lors des abattages et des élagages, on utilisait souvent des chevaux. Des paysans avaient appris à monter au jeune élagueur de Faverolles.
Valjean montait donc comme un paysan, sans grâce mais avec efficacité. Javert montait comme un soldat, le dos bien raide, une ligne droite pouvait être tracée de ses épaules à la pointe de sa hanche. Impeccable, comme toujours.
Le froid et les paroles de Lacenaire, increvable, portaient sur les nerfs de tout le monde...mais surtout sur ceux de Javert. Une fois, le commissaire perdit son calme et fit galoper son cheval jusqu'à la portière de la voiture, se retrouvant à la hauteur de Lacenaire.
Lacenaire avait lancé, moqueur comme toujours :
« On m'a parlé de ta femme aussi ! Une belle plante il paraîtrait ! Comment tu l'as trouvée Javert ? Tu l'as sortie de la sorgue c'est ça ? Une punaise accolée à un cogne ? Avec ta gueule, t'as du la payer chère ! »
La voix de Javert avait alors hurlé, menaçante :
« Ferme ta grande gueule Lacenaire sinon je te jure que le charlot n'aura pas le temps de se charger de toi !
- Chiche !? »
Javert claqua violemment son cheval et partit au galop en avant du convoi. Disparaissant dans la brume hivernale. Valjean n'hésita pas un instant, il le suivit aussitôt.
Les policiers, un peu éberlués, les regardèrent partir et la voiture poursuivit tranquillement son chemin.
Javert fit galoper longtemps son cheval, glissant sur les plaques de verglas, sautant des tas de branchages, au mépris du danger, que ce soit pour lui ou pour sa monture. Valjean le suivit, moins imprudent. Il l'appelait pour le faire revenir à la raison.
« Javert ! Reprends-toi ! »
Des bruits de bois brisé, des sabots frappant les pierres gelées, des jurons clairement perceptibles. Il fut une époque où l'inspecteur Javert était imperturbable, impassible et posé. Cette époque était révolue, la Seine, les barricades, Fanny... Tout cela avait fragilisé l'armure et rendu la chair plus accessible.
« Javert ! Arrête ! »
Enfin, le commissaire Javert du poste de Pontoise se reprit. Il cessa sa course folle et revint vers Valjean. Les joues rouges, le front en sueur, les cheveux défaits... le chapeau avait glissé. Heureusement, le policier avait songé à le rattraper avant sa chute sur le sol.
Javert revint vers Valjean. Pas fier de lui.
« La Veuve ! Et ce mariole ne sera plus qu'un mauvais souvenir, jeta rageusement le commissaire.
- Bien sûr !
- Il va vite déchanter ! Foi de Javert !
- Oui. »
Le cheval de Javert soufflait fort, il était couvert d'écume. Javert ne se sentait vraiment pas fier. Enfin, il lança, amèrement :
« J'ai agi stupidement, non ?
- On ne peut pas dire que partir au galop par ce temps soit très malin, mais on t'excusera. Lacenaire exagère et joue avec tes nerfs. »
Javert renifla avec mépris. Valjean sourit et demanda d'une voix douce :
« Et il sait en jouer à merveille. N'est-ce-pas ?
- Quatre jours à supporter ce salopard. Je ne tiendrais pas. Je vais le cogner.
- Vous allez surtout vous calmer, inspecteur, et me faire un rapport précis sur l'état de votre enquête.
- C'est une blague ?
- Certainement pas !
- M. Madeleine ! En fait, c'est vous que je devrais placer à côté de Lacenaire dans la voiture grillagée. Vous réussiriez bien à me le circonvenir. »
Le retour de Javert dans le convoi fut salué par un tonnerre d'applaudissement et des acclamations de la part de Lacenaire. Et ce sagouin reprit ses remarques impertinentes. Javert se crispa à nouveau mais Valjean lui lança, l'air de rien :
« Votre rapport, inspecteur ? »
Javert soupira puis se mit à raconter tout le déroulé de l'enquête. Lacenaire se tut, surpris qu'on en sache autant sur ses affaires et les autres policiers étaient impressionnés. Le policier de Paris avait le sang chaud mais il était compétent.
« Vous voyez, tout a commencé dans un bastringue appelé la Paimpolaise... »
« J'ai fait partie des officiers qui ont enquêté sur la mort du neveu de Benjamin Constant, tué en duel par Lacenaire en juin 1829 dans un fossé du Champs-de-Mars... »
« Il a déserté de son poste de fusilier au 3e régiment d'infanterie de ligne en 1829... »
« Victor Avril et Lacenaire sont devenus amis en prison, à Poissy... »
Cela dura longtemps. Valjean acquiesçait, posait parfois des questions pour approfondir un point obscur du discours. Javert était content, en fait, de faire son rapport. Cela le calmait et il se mémorisait ainsi tout ce qu'il allait devoir exposer à M. Gisquet et à M. Allard.
Même si cela lui rappelait furieusement Montreuil, ces réunions durant lesquelles M. Madeleine l'écoutait poliment et hochait la tête avec approbation.
Mais parfois, c'était Lacenaire en personne qui réagissait et chacun put noter la hargne qu'il y mettait. Cela fit plaisir à tous ces policiers de voir que maintenant c'était le condamné qui perdait son sang-froid.
« Merde ! Ce salopard de prêtre m'a fait des attouchements sexuels à Lyon ! Je me suis promis de le tuer un jour ! »
« Je suis pas une corvette ! C'était Charon la tante ! Tante Madeleine ! »
« T'as été voir mes darons ? Salopard de Javert ! Et ma mère ? Comment elle va ?
- J'ai écrit une épître à Pierre-Jean de Béranger ! [ un chansonnier utilisant la chanson comme propagande politique contre le gouvernement ] Qu'en dis-tu le cogne ? »
On écouta. Quelques policiers posaient des questions à leur tour, curieux. Javert, conciliant, acceptait de dévoiler quelques informations supplémentaires.
« Mais alors vous le poursuivez depuis des années ?, fit-on, abasourdi.
- Indirectement, en effet, admit Javert. Il se cache sous tellement de noms. Un jour, nous aurons un système de classement qui nous permettra de trouver les coupables quelque soit le nom qu'ils utilisent.
- Ce sera la mort de la police !, s'écria un jeune sergent, amusé.
- C'est comme cela que Vidocq travaille, opposa Javert, mais tout est dans sa tête et son exceptionnelle mémoire des visages. Une fois qu'il vous a vu, il ne vous oublie jamais !
- Un système de classement ?, reprit Valjean, intéressé.
- Je ne sais pas. Les mains, les pieds, la bite... Il y a bien un moyen de classer les hommes.
- Sauf votre respect, commissaire, je me vois mal demander à un suspect de baisser son montant pour que je lui mesure la bite ! »
On se mit à rire, même Lacenaire riait à en pleurer.
Le voyage devint plus serein. Lacenaire cessa d'ennuyer le policier et chanta moins. Il fatiguait.
Quatre jours à patienter. Les nuits étaient terribles. On enfermait Lacenaire dans une pièce, avec deux policiers de surveillance. Là aussi, on faisait un roulement. Lacenaire était toujours autant amusé d'être l'objet de tant d'attentions.
La première nuit, Javert fut désespéré d'être obligé de réquisitionner des chambres à l'auberge du petit village que la troupe traversait. Il n'y avait qu'un minable relais de police, il n'était pas possible d'y enfermer Lacenaire. L'auberge était la seule option raisonnable.
Des clients durent faire chambre commune pour laisser la place aux officiers de police.
Lacenaire allait donc occuper une chambre et y prendre son dîner sous étroite surveillance.
Puis Javert vint le voir, histoire de lui rappeler ce qu'il risquait s'il faisait le moindre mouvement. Lacenaire rit et lança à Javert :
« Tu viens me border le cogne ? Ou tu veux dormir avec moi ?
- C'est une obsession Lacenaire ! C'est Chardon qui t'a enseigné la pédérastie ?
- Je n'ai jamais joué à ce jeu-là, Javert !
- Alors ne me tente pas ! Je pourrais voir si tu es assez souple pour moi ! »
Lacenaire n'osa pas lancer son « Chiche » habituel. Non pas qu'il pensait que Javert serait capable de le forcer...
Des histoires concernant le grand inspecteur de police de Paris étaient souvent venues à ses oreilles. Javert le droit, le juste, le rigoureux, le connard de première, le salopard de service...mais ce n'était pas un homme à maltraiter un prisonnier ou à prendre quelqu'un par la force.
Mais il avait changé le Javert... Qui sait ?
Javert apprécia de lire de l'appréhension dans les yeux clairs de son prisonnier. Enfin ! Cela fit naître son sourire féroce... Tout le mal du bien. Et Lacenaire devint livide.
« Bonne nuit Lacenaire ! Ne rêve pas trop de la Veuve !
- Tu es un salaud, Javert. »
Le commissaire quitta la chambre après avoir donné ses consignes avec soin. Il avait l'habitude de convoyer des prisonniers l'argousin, tout n'était qu'une question d'attention et d'organisation. Et Javert était passé maître dans l'art de ces deux disciplines.
Les policiers de Beaune étaient de garde tandis que le commissaire s'octroyait quelques heures tranquilles en compagnie de son ami, le forçat gracié appartenant à l'équipe de Vidocq. Les deux hommes dînaient de concert dans la salle commune de l'auberge. Quelque chose de simple mais de chaud et consistant. L'endroit était une petite auberge, proprette et bien tenue, le vin de qualité moyenne.
« Le petit est bordé, » lança Javert, tout ragaillardi par la peur qu'il venait d'inspirer.
Un peu cruel, le Javert.
« Tu lui as lu une histoire ?, répondit Valjean, en entrant dans le jeu.
- Oui, dabe, une histoire de fantômes et de Veuve. »
Javert... Valjean ne répondit rien.
Il comprenait la hargne du policier, il comprenait sa colère, il enquêtait depuis si longtemps, sa proie lui avait assez échappé mais là, Javert jouait comme le chat joue avec la souris. Pas très compatissant. En fait, Javert continuait à manquer d'une qualité essentielle à un humain vivant en société, l'empathie. Pas étonnant qu'il soit resté si longtemps solitaire.
Valjean se demanda tout à coup comment cette fameuse Fanny avait pu tomber amoureuse du policier et comment elle avait pu vivre avec lui.
Puis la réponse vint immédiatement lorsque Valjean vit les yeux de Javert, ourlés de ses longs cils. Des yeux brillants de joie, étincelants de mille feux. A couper le souffle.
On pardonnait beaucoup pour pouvoir voir ses yeux scintillants de chaleur se poser sur soi.
Puis, conscient de son exagération, Javert ajouta, un peu penaud :
« Lacenaire me porte sur les nerfs. J'espère qu'il aura compris qu'à ce jeu, nous pouvons jouer à deux. Il reste trois jours de voyage ! »
La Seine avait changé tellement notre inspecteur. Il fut une époque où Javert ne se serait même pas posé de questions sur le bien-fondé de ses actions.
Après le repas, les deux hommes allèrent se coucher.
La position de commissaire avait permis d'avoir deux chambres, pas plus. Il y avait donc une chambre étroite dans laquelle dormaient Lacenaire et ses gardiens et une autre, plus spacieuse où se trouvaient entassés Javert et ses officiers. Valjean, toujours à part, parmi eux.
Javert avait hésité à ne réquisitionner qu'une seule chambre, mais il avait pensé mieux et c'était dit qu'une nuit tranquille ne serait pas de trop pour supporter ce voyage infernal.
Sans mot dire, le commissaire s'étendit tout habillé sur un des lits. La nuit promettait d'être longue et il ne voulait pas la passer sur une chaise.
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