Sur la brèche
Il fallut attendre plusieurs semaines avant que Vidocq ne revoie Javert. Avant qu'il ne puisse lui parler de Jean Valjean. Javert n'apprécia pas l'idée de mêler sa vie réelle à sa vie secrète. En ce moment, il était mort pour le monde. Mais Vidocq insista. L'ancien chef de la Sûreté avait compris que l'amitié qui naissait entre les deux hommes était forte. Valjean avait besoin de Javert, mais il était évident que ce dernier avait également besoin de son ancien ennemi. Même s'il ne s'en était pas encore rendu compte.
Javert se soumit finalement en désespoir de cause, fatigué d'argumenter contre Vidocq. Mais pas au Café Suchet ! Il cracha le nom d'un estaminet mal famé de Paris, le Billard...et repartit à sa surveillance.
Le Billard était un estaminet vraiment de mauvais aloi, il était fréquenté par toutes sortes de mauvaises engeances, de la prostituée des rues au caïd de quartier. On y rencontrait des escarpes, on y jaspinait l'argomuche, on y embauchait des charons... Un bel établissement que fuyaient les cognes...ne voulant pas y risquer leur vie inutilement...
Un établissement que connaissait bien Javert, le mouchard.
Valjean y vint en tant que Jean-Le-Cric. Il avait été mis au parfum par Vidocq. Il avait donc choisi ses habits les plus sales, les plus abîmés, ceux qu'il utilisait pour le jardin lorsqu'il fallait retourner la terre. Ceux que Cosette parlait de brûler à chaque fois qu'elle voyait son père dans cette tenue.
Méconnaissable, Valjean avait poussé le vice à laisser sa barbe dépasser les limites du raisonnable, retrouvant un peu l'allure folle du bagnard qui avait quitté Toulon. D'ailleurs, dés son arrivée dans le café, on l'interpella d'un fier :
« Tiens !? Un fagot ? Tu cherches de l'embauche le gonze ?
- Un glace ! »
L'intonation dure. Oui, ce soir il était Jean-Le-Cric. On le laissa s'asseoir et on le laissa en paix. Valjean était vieux mais il était solide et avait les épaules encore massives.
Il était à peine à une table qu'un homme vint s'asseoir en face de lui. Et Valjean leva les yeux. Il fut abasourdi.
En face de lui se tenait un gitan. Un vrai ! Les cheveux étaient d'une longueur déraisonnable, un anneau doré brillait à l'une de ses oreilles, le visage était sale de crasse. Et les yeux gris étincelaient. Des vitraux de glace ! Javert !
Valjean ne savait pas comment l'appeler, il se tut et hocha la tête. Ce mouvement provoqua un sourire approbateur. Les favoris avaient été soigneusement rasés, une barbe de plusieurs jours assombrissaient les joues. La fine cicatrice était invisible, cachée dans les poils drus.
« Salut Le-Cric !, lança Javert.
- Salut, répondit prudemment Valjean.
- On ne reconnaît pas ses monants ? Toulabre est pas si loin pourtant ! Je suis Fraco !
- Excuse Fraco ! J'ai pas la Sorbonne à ça, ce soir.
- Dure période, non ? »
Valjean ne savait pas quoi dire. Il se remplissait les yeux de l'image de son ami. Il aurait voulu lui parler pour de vrai et ne pas jouer ce dialogue ridicule. Savoir à quel point il risquait sa vie. Comment il allait. Comment il vivait.
« Assez ! Dur quand on quitte le bagno...
- Assez, admit Javert. Mais tu as retrouvé ta môme ! Comment va-t-elle ?
- Bien. Le petit Jean grandit.
- Du bonheur. »
Et toi ? Putain ! Et toi ? Valjean avait envie de hurler. Il aperçut la main de Javert, à son annulaire était glissé un anneau d'or, brillant. Cela accompagnait la boucle d'oreille. Mais il avait l'air d'aller assez bien malgré tout. Javert avait un peu maigri, il ne devait pas manger à sa faim, ni dormir dans de bonnes conditions. Soudain, le mouchard eut une quinte de toux atroce et Valjean l'écouta consterné. Un rhume pouvait lui être fatal ! Dormait-il dans la rue ? Cela expliquerait les habits froissés et sales. Valjean songea aussi au choléra endémique dans certains quartiers pauvres de Paris et il frémit.
La toux s'éternisait, dure et sèche. Valjean s'affolait de plus en plus. Javert se reprit enfin et but le contenu de son verre d'un seul geste. Puis il vit les yeux de Valjean et leva un sourcil.
« Je vais bien, asséna-t-il.
- Dieu ! Tu...
- Je vais bien, » coupa sèchement Javert.
Il ne fallait pas que Valjean lui brise sa couverture par sa trop grande empathie. Fraco était un homme seul et farouche, il aidait Guiseppe Fieschi à monter ses escroqueries, il jouait avec lui et s'endettait de concert. Il avait un rôle bien établi maintenant. Il avait même une punaise qui commençait à lui être accolé.
Rien de tel qu'une femme pour être accepté dans une bande. C'était une carte qu'il fallait savoir jouer. Envers et contre tout.
Il connaissait l'existence de la « machine infernale » mais il ne savait pas où elle était, ni qui l'avait fabriquée. Fieschi ne lui en parlait quasiment jamais...sauf quand il était ivre et confiant après une orgie. Une soirée de jeux, des verres d'eau d'affe, une fille à genoux devant lui et correctement occupée et Fieschi parlait un peu. Déversant sa rancœur de la société qui l'avait jeté et surtout de ces putains de cognes. Le nom de l'ancien préfet de police Baude revenait en boucle.
Javert avait prévenu Gisquet et Allard de tous ces faits. On protégeait Baude, de peur que Fieschi ne s'en prenne physiquement à lui. Mais il fallait les autres noms de ce complot. Un attentat contre le roi ! Il les fallait tous !
Javert était Fraco et il bénissait sa capacité à supporter l'alcool. Fieschi l'aimait bien mais parfois Javert le voyait l'examiner avec attention.
Des années à jouer les mouchards pour le préfet de police Baude, Fieschi avait forcément rencontré l'inspecteur Javert dans les rangs des cognes officiels. Il était si remarquable. Alors Fieschi cherchait, cherchait...dans les souvenirs de son esprit embrumé par l'alcool. Javert avait du avoir une expression malheureuse, peut-être ses satanés yeux clairs avaient été reconnus.
Alors Javert jouait son rôle avec encore plus de conviction. Il buvait, jouait, chantait, pariait, jurait...et embrassait une femme... Se mettre au diapason. Et Fieschi abandonnait son froncement de sourcils pour lui taper l'épaule.
« Ha ces femmes ! De vraies sangsues, hein Fraco ?
- Il y en a.
- Un jour, je te présenterai ma Laurence et surtout sa fille Nina ! Quinze ans et des jolis seins en poire ! Une douceur !
- Je fais pas les mômes.
- Tu les préfères faisandées ? Voilà bien un goût de gitan ! »
Je les préfère consentantes et amoureuses et volontaires et majeures et dans mon lit...
Heureusement, un simple baiser et une caresse appuyée et Fieschi était satisfait. Javert payait alors la punaise sur ses genoux et vidait plusieurs verres pour oublier le goût de la bouche de la fille.
Javert était un bon mouchard, oui le seul à pouvoir jouer cette partie.
Javert dormait dans un campement de gitans. Mariana l'avait aidé à être accepté, elle l'avait présenté comme un cousin et sa gueule avait parlé pour lui.
On ne posait pas de questions à un gonze échappant à la police. Ce fut par ce biais qu'il rencontra Guiseppe Fieschi. Un Corse recherché par la police. Javert le trouva dans un café qu'il hantait dans Paris et les deux hommes avaient sympathisé autour d'un jeu de cartes. Ils s'étaient revus plusieurs fois et la sympathie grandissait. Un gitan et un Corse ! Javert démontra très vite des qualités intéressantes pour un escroc ! Fieschi l'embaucha pour plusieurs vols sans gravité. Jusqu'à ce que Fieschi commence à lui parler de la « machine. »
« Un jour ! Je les tuerais tous !, hurlait Fieschi.
- Mais oui le Corse ! On veut tous les buter mais c'est pas possible !
- Parle pour toi le gitan ! J'ai un ami qui a fabriqué une machine !
- Une machine ? »
Attention à ne pas bousculer les choses ! Ne pas montrer son intérêt ! Au lieu d'insister, Javert se mit à rire, moqueur, et il resservit en alcool son compagnon.
D'autres jours, d'autres conversations, d'autres filles.
Fieschi aimait beaucoup Fraco.
« Une machine à tuer que je te dis !
- Le Corse tu as trop bu ! »
Un nouveau rire mais Fieschi ne riait pas. Il était vexé.
Javert jubilait, il manipulait l'homme à merveille. Il fallait continuer sur ce registre. Pousser Fieschi tellement à bout qu'il allait soit lui casser gentiment la gueule, soit lui montrer la machine et le faire entrer réellement dans le complot.
Javert était très bon à ce jeu. Il aurait du réussir à la barricade Saint-Merry, s'il n'y avait pas eu ce petit Gavroche, il aurait obtenu gain de cause et ramené tous les noms des révoltés. Javert se les répétait dans la tête, essayant de ne pas voir ce qui se passait dans ces cafés minables où Fieschi avait ses habitudes. Quarante-trois noms.
« Enjolras, Courfeyrac, Combeferre, Grantaire, Maboeuf, Eponine Thénardier, Joly, Fleury... Et Marius de Pontmercy et Jean Valjean et... »
Des questions vinrent tout naturellement, concernant son crime, puis plus insidieusement ses opinions politiques.
« J'étais à la barricade, lâcha Javert.
- Républicain ?, fit Fieschi avec espoir.
- Par la force des choses. Anarchiste.
- Je te présenterais des amis, un jour.
- Pourquoi pas ? Tant que ça paye le ginglard ! »
Et voilà Valjean ! Un simple grain de sable qui pouvait enrayer toute la machine. Par son intérêt, par sa bienveillance, par son empathie. Et qui pouvait se mettre aussi en danger. Javert contemplait avec attention son ami. Choqué de retrouver 24601 et ses damnés yeux bleus. Si remplis d'inquiétude pour lui, si étincelants de chaleur à son endroit. Horriblement, Javert luttait pour ne pas poser sa main sur celle de Valjean, si proche de la sienne...éloignée par des kilomètres de décence, de maintien, de raison.
Car il fallait en convenir ! Se tenir la main dans un estaminet minable de Paris était loin d'être un acte naturel.
Et Javert se surprit à vouloir toucher son compagnon.
Pour le rassurer, pour le réconforter...pour quoi d'autre ?
Le policier se secoua, il fallait quitter cette proximité qui risquait de lui faire faire un faux pas. Des yeux l'examinaient sans faiblir à plusieurs tables du café, il y avait des amis de Fieschi dans les environs.
Redevenir Fraco était indispensable. Alors, conscient de sa dureté, Javert se leva et jeta d'une voix indifférente :
« Je vais y aller, Le-Cric. Ce fut bon de te revoir.
- Attends ! Je voudrais...
- Si tu es trop seul, Le-Cric, je peux te présenter une punaise. Propre et saine. Elle sera jouasse de te tailler une plume. »
Valjean ne répondit pas, il laissa partir Javert. Javert le mouchard. Javert l'espion. Javert le gitan. Javert son ami...
Jean-Le-Cric se retrouva seul devant son verre de bière...à méditer et à essayer de ne pas se souvenir de Javert tel qu'il venait de le voir. Surtout en songeant à sa toux, dure et sèche. Les poumons ?
La force qu'exerça Le-Cric sur son malheureux verre fut telle qu'il brisa le fin récipient...provoquant des cris de colère chez le mastroquet.
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