Soirée à la préfecture

Quelques jours passèrent sans nouvelles de Javert. Quelques jours devenant quelques semaines... Valjean avait eu honte de son comportement de cette nuit. Embrasser une prostituée ? Ce n'était tellement pas son genre. Est-ce-que Javert avait prémédité son coup ? Il avait parlé de faire un cadeau à Valjean, de le remercier. Était-ce ainsi qu'il envisageait les cadeaux ? Un cadeau de cogne et de mouchard...

D'un autre côté, Valjean serait un menteur s'il ne reconnaissait pas qu'il avait ressenti un désir profond en embrassant cette fille... Quarante ans de chasteté forcée !

Il était souvent ailleurs depuis cette soirée et Cosette se moquait de lui, gentiment.

« Tu es amoureux papa ? Tu as la tête dans les nuages !

- Le jardin n'a plus tellement de travaux pour moi, ma fille, rétorquait-il un peu sèchement.

- Et les arbres ? Ne doivent-ils pas être taillés ? »

Et Cosette riait devant le regard gêné de son père. Amoureux ? Non, juste troublé par Javert, une fois de plus.

Les jours passèrent et devinrent des semaines. Octobre était bien entamé lorsque Valjean reçut une lettre de la préfecture de police. Un papier bien épais qui l'inquiéta un peu. Il ne fut rassuré que lorsqu'il reconnut l'écriture de Javert.

Valjean,

Si tu n'as rien de prévu le soir du vendredi 15 octobre, il y a une petite cérémonie de passation des pouvoirs à laquelle je serais content de te voir assister. Tu peux emmener ta fille et son idiot de mari. Prévois une vêture un peu recherchée mais n'en fais pas trop.

JAVERT

Inspecteur de Première Classe

Le vendredi 15 octobre ?

Ce fut une date que Valjean attendit avec impatience.

Sa fille le força à se faire tailler des vêtements pour l'occasion. Il fallait une tenue neuve à son père même s'il ne fallait pas en faire trop. Elle-même fut heureuse de sortir une de ses jolies robes et Marius de Pontmercy mit un de ses beaux costumes de dandy.

« Mais papa, il a bien du te dire de quoi il était question ?!

- Non, ma chérie. Il m'a juste écrit qu'il s'agissait d'une cérémonie de passation.

- Un changement de préfet, peut-être. M. Gisquet a perdu beaucoup de ses soutiens avec la chute de Vidocq, lança Marius.

- Peut-être, » rétorqua Valjean.

En tout cas, la soirée promettait d'être assez confidentielle.

Il n'y avait pas grand monde dans les rues autour de la préfecture, quelques voitures étaient stationnées là, avec des serveurs en livrées. Mais les fenêtres de l'immeuble officiel étaient illuminées. On les accueillit et on les annonça.

Ce fut un choc pour Jean Valjean d'entendre son nom clamé ainsi en pleine préfecture de police, devant tous ces policiers en grande tenue. Surtout devant l'un d'eux.

Javert était magnifique.

Il portait un nouvel uniforme, rutilant, le sabre au côté, c'était donc ça la grande tenue ? Un chapeau l'agrandissait encore, avec sa cocarde, son cordon. Il s'approcha doucement des nouveaux venus, comme s'il voulait leur laisser le temps d'examiner ses habits. Un peu cabotin. Et justement Valjean contemplait l'uniforme, le trouvant changé sans trop savoir ce qui avait changé justement. Ce fut Marius qui lui donna la réponse.

« Mais notre inspecteur a pris du galon ! Le voilà commissaire !

- Commissaire ?!, » répéta Valjean.

Javert était devant eux, si imposant, si impressionnant. Il s'inclina avec déférence en faisant claquer les talons de ses bottes d'officier. Cabotin !

« Monsieur et madame la baronne. Monsieur Valjean.

- Monsieur le commissaire, » répondit le baron de Pontmercy, dans le même ton respectueux.

Un sourire. Javert était un peu fier ce soir.

« Te voilà commissaire ?, demanda Valjean.

- Le commissaire Javert du poste de Pontoise, répondit le policier.

- Mais c'est là que je suis venu vous chercher pour le guet-apens de la Maison Gorbeau !, » fit Marius, inconscient de la présence intéressée de Cosette.

Le regard entendu de sa chère épouse fit comprendre au malheureux mari qu'il allait devoir s'expliquer.

« J'ai assez remplacé le commissaire pour avoir le droit de prendre sa place définitivement. Pasquier a l'âge de partir en retraite. En fait, c'était prévu depuis longtemps mais mon « accident » de juin a retardé mon avancement dans la carrière. Je l'ignorais... »

Javert n'ajouta rien de plus mais Valjean le comprit très bien. Peut-être que s'il avait su qu'il avait un avenir... Peut-être n'y aurait-il pas eu cette nuit-là... Peut-être n'aurait-il pas été volontaire... Peut-être...

Un regard entendu entre les deux hommes, Javert détourna les yeux. Inconscient du malaise ambiant, le jeune baron souriait, content pour l'inspecteur Javert.

« Vous ferez un excellent commissaire, fit Marius de Pontmercy avec chaleur.

- Nous verrons bien, » rétorqua Javert.

L'avocat Marius de Pontmercy aperçut tout à coup un de ses collègues perdus dans un groupe de personnes. Content de cela, il entraîna Cosette avec lui, impatient de la présenter comme sa jeune épouse et de bavarder avec son ami.

Javert et Valjean se retrouvèrent seuls, à se regarder encore, un peu gênés sans trop savoir pourquoi.

« Commissaire Javert, répéta Valjean en souriant.

- Plus de patrouilles ! M. Chabouillet a gagné !

- Je suis si fier de toi. »

Javert baissa la tête, rougissant tout à coup. Valjean contemplait cela avec surprise, c'était la première fois qu'il voyait rougir le policier.

« Tu es magnifique, » ajouta l'ancien forçat.

Valjean laissa glisser ses doigts sur les boutons brillants de l'uniforme, frappés aux armes de Paris. Un bel uniforme couleur bleue nuit mettant en valeur la taille fine du policier, ses épaules si larges.

« Toi aussi, mon ami, » lança Javert, à bout de souffle.

Il regardait Valjean avec attention. Un beau costume gris anthracite faisant ressortir ces merveilleux yeux bleus et un veston brodé de fils d'argent. Merde l'homme ! Valjean avait fait des efforts pour plaire à Javert.

« Tu sais que c'est la première fois que tu m'appelles ton ami, fit Valjean, rayonnant.

- Vraiment ?

- Je m'en souviendrais !

- Je suis désolé alors, c'est un oubli.

- François Javert, mon ami...

- Jean Valjean, mon ami... »

Ils rirent, un peu troublés. Que de chemin parcouru pour en arriver là !

« Donc, que va-t-il se passer ?, demanda Valjean, toujours avec le sourire.

- Pas grand chose. Je ne suis pas le seul à être promu ce soir. Mais ce n'est qu'une simple passation de pouvoirs entre un commissaire et son successeur. Normalement, cela se fait dans le commissariat même et ne demande pas un tel décorum...mais comme je suis le protégé de M. Chabouillet, on a décidé de rendre cela un peu plus pompeux. Avec des discours du préfet et du champagne.

- Tu le mérites !

- Tu n'es pas objectif.

- Alors disons que je ne le suis pas. »

Ils rirent, doucement, essayant de ne pas être remarqués dans leur coin. Un serveur vint leur apporter du champagne. Ce fut accepté avec reconnaissance, comme une diversion bien venue.

« Et je suis aussi le ressuscité de service, ajouta Javert, amusé. C'est la première fois depuis que la préfecture de police existe qu'un officier déclaré mort en service et réintégré avec effet immédiat.

- Javert... »

Valjean posa sa main sur le bras de Javert, avec affection. Javert contemplait cela avec le visage le plus neutre possible. Endurer !

Bientôt, les deux hommes observèrent la foule. Javert désignait des personnes dans la salle et expliquait à Valjean de qui il s'agissait, le tout agrémenté de quelques secrets bien scandaleux. Qui avait une maîtresse cachée ? Qui trafiquait dans la vente d'armes ? Qui était bonapartiste ? Qui cachait ses amitiés républicaines ?

Oui, Javert pouvait se révéler utile pour un homme politique ambitieux...

Valjean écoutait et s'amusait énormément. Javert était content d'offrir ce plaisir à son compagnon.

Puis la cérémonie proprement dite commença.

Javert se dirigea vers une petite assemblée d'une dizaine de personnes, laissant Valjean avec sa fille et son beau-fils revenus vers lui. La haute silhouette du policier détonait sur les autres. Javert était si grand, si imposant.

Ce fut ensuite le discours du préfet, M. Gisquet. Il présenta la bravoure de ses officiers, leur mérite et leur droit à la récompense. Certains devenaient inspecteurs après avoir été sergents, trois hommes passaient au rang de commissaire, Javert parmi ceux-là.

Et soudain, Valjean remarqua une autre petite chose.

Javert était le plus jeune de tous ces nouveaux commissaires. Il n'avait que cinquante ans en fait. Vidocq avait raison, Javert méritait d'être commissaire, c'était un bon policier, honnête, intègre et droit.

M. Gisquet termina son discours en exhortant ses troupes à poursuivre leur bon travail. Et un tonnerre d'applaudissements conclut ses mots.

Ensuite, il fut impossible d'approcher Javert. Chacun se félicitait, on serrait des mains, on se frappait dans le dos. Javert, le commissaire Javert, était entouré de sergents et d'inspecteurs. Un peu bousculé. Un jeune homme se colla aussitôt à ses côtés pour ne plus le quitter. Comme un protecteur. Valjean reconnut avec stupeur le jeune Durand de la Sûreté.

Le préfet, M. Gisquet en personne, accompagné de son secrétaire, M. Chabouillet, vinrent aussi serrer la main de Javert. Ce dernier était déférent...voire obséquieux...dans sa manière de remercier...

Cela fit grincer des dents à Valjean qui reconnaissait le chef de la police de Montreuil face à M. Madeleine. Javert s'inclinait bien bas. Déférent Javert ! Toujours, toujours... Combien de fois Valjean avait eu envie de coller un coup de poing bien senti à son inspecteur ? A son garde-chiourme ? Il lui semblait toujours sentir un certain dédain caché derrière toute cette politesse trop marquée... Aujourd'hui, Valjean se rendait compte qu'en fait, Javert était ainsi, il était respectueux de l'étiquette à outrance.

Les félicitations s'arrêtèrent enfin et Javert put s'échapper. Il rejoignit Valjean, à nouveau solitaire, le jeune Durand toujours sur ses talons.

« Permets-moi de te présenter mon sergent personnel. M. Pierre Durand.

- Vous n'étiez pas à la Sûreté ?, demanda Valjean, après avoir serré la main du jeune homme.

- Oui, monsieur. J'ai été muté à la Sûreté sur ordre de M. Gisquet pour suivre l'inspecteur Javert.

- Dieu merci !, lança Javert, Vidocq l'a collé au bureau. J'étais libre de mes mouvements. Aujourd'hui, je soupçonne les consignes officieuses de mon sergent un peu plus coercitives envers ma personne. »

Le jeune sergent se mit à rougir, troublé.

« Monsieur le commissaire. Je...

- Paix, Durand. Je ne suis pas un imbécile et vous non plus. Allez donc discuter avec vos amis. Nous commencerons notre « collaboration » demain.

- Bien, monsieur le commissaire. »

Et Durand, douché, disparut dans la foule d'uniformes. Valjean secoua la tête, atterré.

« Javert, tu es dur avec lui !

- Un mouchard de Gisquet ! C'est un brave garçon mais il va falloir que je le forme ! Il est trop doux pour faire un bon inspecteur. Je vais devoir lui apprendre où doit se porter son dévouement.

- A toi ?

- A la loi ! Et à personne d'autre ! »

Valjean rit doucement puis il regarda autour de lui, encore un peu ébloui par l'endroit où il était. Les personnes qui l'entouraient, librement !

« C'est la première fois que je pénètre dans une préfecture de police sans crainte, murmura Valjean en souriant.

- C'est un beau bâtiment. Veux-tu le visiter ?

- De nuit ? Et la cérémonie ?

- Terminée ! On n'a plus besoin de moi. De toute façon je ne suis pas indispensable. On ne remarquera même pas mon absence. Veux-tu ?

- Quand tu me proposes cela comme ça, on a l'impression que c'est une infraction.

- Valjean ! Pense à qui tu parles !

- Soit ! Fais-moi visiter ton antre de policier ! »

Un rire !

Mais cela ressemblait furieusement à une infraction. Valjean ne se sentait pas fier en suivant Javert, tout commissaire qu'il soit, dans les locaux abandonnés de la préfecture.

Javert se glissa dans la salle de garde, Valjean sur ses talons. Discrets. Puis Javert ouvrit une porte et ils se retrouvèrent dans un couloir obscur.

« Mon bureau est ici. Sur la droite. Enfin mon bureau jusqu'à ce soir.

- Montre-moi !

- A votre service ! »

Une nouvelle porte ouverte et d'un geste habitué, Javert alluma une chandelle posée sur un meuble haut. La pièce apparut. Petite, encombrée. Le bureau de bois solide était bien ordonné, des dossiers bien rangés dans une belle pile.

« Les affaires non résolues ?

- Surtout Lacenaire ! Je suis sûr de mon fait mais on ne m'écoute pas. Il me faut une preuve solide. Tant que je n'aurai pas le gonze sous les verrous avec ses aveux à la clé, on ne me croira pas.

- Et tes dessins ?

- Une coïncidence ! Ce n'est pas une preuve solide et ma foi, ce n'est pas faux. Il ne faut pas se fier à un dessin, aussi ressemblant soit-il.

- Pourtant tu dessines bien ! Je me suis reconnu.

- Je te l'ai dit ! Tu n'es pas objectif.

- Peut-être...

- Tiens regarde ! Je ne t'ai pas menti lorsque je t'ai dit que je t'ai gardé accroché dans mon bureau pendant des années ! »

Quelques dessins étaient visibles sur les murs. Valjean reconnut Montparnasse et les jeunes hommes de la Paimpolaise... Et au-milieu de cette troupe patibulaire se trouvait un portrait de M. Madeleine...non de Jean Valjean... Tel qu'il était Maison Gorbeau...

Valjean se regarda un instant, se trouvant beau ainsi, puis se retourna les yeux brillants vers Javert.

« As-tu des dessins de toi ? J'en voudrais un !

- Je ne me dessine pas.

- Et si je te le demande gentiment ?

- Valjean ! »

Un rire. Puis le rire s'éteignit. L'atmosphère était un peu lourde. Javert se secoua et souffla la bougie.

« Reprenons la visite. Je voudrais t'emmener sur le toit !

- Le toit ?

- N'est-ce-pas ? »

Deux hommes, de plus de cinquante ans pour l'un et de plus de soixante ans pour l'autre, se glissant dans les couloirs sombres comme des enfants espiègles, ouvrant des portes vers d'autres escaliers, traversant des salles vides dans lesquelles résonnaient l'écho de leurs pas et enfin... Une dernière envolée de marche, ils entrèrent dans un grenier petit et vétuste. Javert peina avec un loquet mais il réussit à forcer une ouverture assez étroite et Valjean le regarda avec stupeur escalader la fenêtre pour disparaître à l'extérieur. Valjean n'hésita pas longtemps et le rejoignit.

Et ce fut la sortie sur le toit.

Octobre était un mois humide et froid mais le ciel était assez dégagé pour que la lune soit visible avec quelques étoiles. Javert alluma sa lampe-sourde pour se diriger et se rapprocher du bord du toit. C'était un peu acrobatique, mais ils réussirent à atteindre une lucarne contre laquelle ils purent s'appuyer. Lentement, Javert déposa la lampe et posa ses coudes sur le toit de tuiles de la lucarne. Valjean se plaça à ses côtés, impressionné par la vue de la ville. Le panorama était superbe. La cathédrale Notre-Dame de Paris, visible sur la lumière nocturne, un fond noir sur le bleu de la nuit et la Seine coulant en contre-bas.

« C'est magnifique, » reconnut Valjean.

Javert eut un petit sourire amusé. Tout était magnifique pour Valjean. Le ciel, la nuit, les étoiles, son uniforme, Javert lui-même...

« Je venais parfois ici regarder les étoiles, avoua Javert.

- Tu connais bien les étoiles ?

- Ma mère et mon père étaient des gitans. Ma mère s'est faite une joie de m'apprendre à lire les étoiles.

- Je sais reconnaître quelques constellations, rétorqua Valjean. C'est utile à la campagne pour se diriger.

- En effet. A une époque, je croyais que les étoiles étaient des gardiens. Immuables. Indéfectibles.

- Tu ne le crois plus ? »

Javert ne répondit pas, il regrettait d'être monté sur le toit mais il savait que cela plairait à Valjean. Il n'était pas revenu ici depuis les barricades... Il se sentait étouffer malgré le fait qu'ils étaient en plein air.

« Je ne sais pas, répondit-il à contrecœur.

- On ne voyait pas bien les étoiles à Toulon.

- Depuis la tour de guet, on avait une très belle vue sur le ciel.

- Je n'étais pas autorisé à aller dans la tour de guet, opposa Valjean, un peu froidement.

- Voici Orion le chasseur... On le reconnaît à sa ceinture d'étoiles. A ses côtés il y a le Grand Chien.

- Que chasse-t-il ?

- Les Pléiades, ses sœurs.

- Connais-tu d'autres constellations ?

- Bien sûr ! »

Valjean était accroché aux lèvres de Javert. Le policier se reprenait, il racontait avec ferveur les histoires des étoiles. Il les désignait dans le ciel et expliquait. Valjean ne l'avait jamais vu ainsi. Brillant, éloquent, animé.

Cela dura plusieurs minutes puis Javert se tut. Il se sentait trop proche de Valjean. Tout à coup il paniquait sans trop savoir pourquoi.

« Nous devrions redescendre Valjean. Ta fille doit te chercher.

- Tu es quelqu'un de tellement surprenant Javert. Je n'aurai jamais cru que tu connaissais aussi bien l'astronomie !

- Je ne connais pas bien l'astronomie. J'ai juste quelques connaissances.

- Tellement modeste. »

Javert s'affolait tandis que Valjean se rapprochait de lui. Inconsciemment. Il voulait juste voir mieux la cathédrale.

« Tu as toujours rêvé aux étoiles ?

- Cette nuit. Cette nuit sur le pont..., » commença à murmurer Javert, sans trop savoir pourquoi il parlait de ça maintenant.

Valjean se retourna pour le regarder fixement, plus de sourire, il avait un regard désespéré tout à coup. Le peu d'éclairage fourni par la lampe-sourde faisait ressortir la blancheur de sa chevelure, la brillance de ses yeux. Javert serra les dents et baissa la tête.

« Cette nuit-là, je regardais les étoiles. Depuis le parapet du pont. Je voulais trouver un repère. Un signe. N'importe quoi. Pour me raccrocher ! Je ne savais plus à qui me fier. J'étais fou, c'est vrai. Et les étoiles... »

Javert se mit à rire, durement, sans joie, il se sentait tellement ridicule. Son rire était horrible. Mais c'était . Toujours. Ce n'était pas parti avec l'eau de la Seine. Ce n'était pas mort depuis les barricades. Valjean contemplait avec horreur les larmes qui se mettaient à couler lentement sur les joues du policier. Des larmes !

« Les étoiles m'ont toujours guidé. Je me suis même cru digne d'elles. Un guide ! Un homme incorruptible, sûr et droit. Comme elles. Imbécile !

- Javert !, souffla Valjean puis plus doucement...François...

- Ce soir-là, il n'y avait pas d'étoiles. J'étais seul et le ciel était vide. Alors j'ai sauté. Lamentable, n'est-ce-pas ?

- Qu'est-ce qui est lamentable ?

- Se tuer parce qu'on est indigne d'être une étoile.

- Ce n'est pas lamentable de vouloir être un guide. Ce qui me fait mal, François, c'est que tu aies voulu te tuer car tu n'as pas tenu tes ambitions. Tu places la barre trop haut ! Pour qui que ce soit sur cette Terre. Les hommes ont des imperfections.

- Je ne voulais rien d'autre qu'être irréprochable !

- C'est déjà trop ambitieux !

- Je ne le sais que trop... »

Valjean s'était rapproché de Javert et doucement il venait le prendre dans ses bras. Doucement. Pour le serrer contre lui.

« Tu es l'homme le plus droit que je connaisse, murmura Valjean. Le plus sûr, le plus honnête, le plus dévoué. Je l'ai su depuis Montreuil. Même depuis Toulon. Juste, sévère, vertueux, courageux. »

Javert ne pouvait pas répondre. Il pleurait ouvertement maintenant et les sanglots secouaient ses épaules. Lentement, il glissa sur le sol et Valjean accompagna sa chute. C'était dangereux, l'équilibre était précaire. Jean-Le-Cric usait de sa force pour retenir l'homme dans ses bras.

Pendant de longues minutes, les deux hommes ne parlèrent plus. Puis Javert se reprit et voulut repousser Valjean. Mais la force de Jean-Le-Cric le retint contre son épaule d'ancien forçat.

« Jouer les pleurards à mon âge, grogna Javert. Pardonne-moi.

- Il n'y a rien à pardonner. Les amis sont faits pour cela. Tu as fait pareil pour moi. »

Les amis...

« Oui, mon ami... Jean Valjean...

- Qui croira que j'ai vu pleurer l'impassible inspecteur Javert ?

- T'es con... »

Mais le rire fut libérateur. Javert réussit à faire lâcher Valjean. Puis ce dernier, plus alerte et plus fort lui tendit la main pour l'aider à se relever en se retenant à la lucarne. Quelle idée de venir se promener sur un toit en pente !?

« M. Madeleine paraissait toujours dix ans de moins, fit Javert, un peu amer.

- Cela compense nos onze années d'écart, » rétorqua Valjean.

Ils quittèrent le toit et retournèrent dans le bureau de Javert.

Là, Valjean contempla sans rien dire le policier sortir une bouteille d'alcool de son bureau et d'un geste souple, habitué, coutumier !, se servir un verre pour le vider en une seule gorgée.

« Putain ! J'en avais besoin ! Tu en veux ? C'est de l'eau d'affe.

- Non merci, Javert. Tu sais, tu bois peut-être un peu trop...

- Pitié Valjean ! Pas de sermon ! J'en ai déjà assez avec Vidocq ! Je ne bois que lorsque j'en ai besoin.

- Et tu en as besoin souvent ?

- Je ne tremble pas. C'est l'essentiel. Retournons dans la fosse aux lions. »

Dans la fosse aux lions se réalisa ce que Javert avait prophétisé. On n'avait même pas remarqué son absence. Quelque part cela attrista Valjean, plus que les aveux sur le toit de la préfecture. Javert était si seul, même parmi ses collègues, même dans son métier.

Par contre Cosette s'était inquiétée pour son père. Elle le vit revenir avec soulagement et remercia même Javert de l'avoir surveillé. Ce fut le comble ! Le regard interloqué de Valjean provoqua un fou-rire nerveux chez Javert.

Enfin, ce fut le départ.

Valjean laissa Javert à ses collègues, à ses patrons, à son travail. A sa solitude.

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