Retour à Paris

Le dernier jour de voyage était de trop. Jean Valjean en avait soupé de la neige, du froid, du cheval, de Lacenaire, de Canler, de Javert, de tous ces cognes, qui au mieux l'ignoraient, au pire le taquinaient. Il commençait à sentir la vieille colère monter en lui.

A chaque relais, pendant que les chevaux étaient changés, il avait furieusement envie de prendre la première diligence venue pour Paris et d'abandonner là Javert et toute la clique.

Les deux policiers se placèrent une fois de plus l'un à côté de l'autre, reléguant Valjean en queue de convoi, seul avec lui-même.

Cette fois, les deux hommes parlaient de leurs armes. Javert avait sorti ses fameux pistolets coups-de-poing, expliquant à quel point ils manquaient de fiabilité. De vieux pistolets à silex. Il n'en avait pas changé, n'en ayant ni les moyens, ni l'envie.

Canler exposa son pistolet, un brin de fierté dans la voix.

« J'ai fait l'acquisition de ce petit feu. Qu'en penses-tu ?

- Un beau joujou. Je peux ?

- Fais-toi plaisir ! »

Valjean rapprocha sa monture pour se retrouver à la hauteur de Javert. M. Madeleine aimait la chasse, même s'il ne tuait rien, le jeune Valjean avait été braconnier. Il aimait les armes. Et c'était vrai que le pistolet de Canler était impressionnant. Javert l'examinait avec soin, demandant, un soupçon d'admiration dans la voix, qui fit mal à Valjean.

« C'est un Lefaucheux ?

- Oui, commissaire.

- Un pistolet à percussion ? Je n'en ai jamais utilisé.

- Non seulement c'est un pistolet à percussion mais il fonctionne avec des cartouches.

- Quelle année ?

- 1833. Il est tout récent. Veux-tu l'essayer ?

- Au prochain relais, ce serait inconvenant de tirer au-milieu de tous ces cognes.

- Javert... »

Il y eut un rire amusé et Javert rendit le pistolet à son propriétaire, récupérant les siens par la même occasion.

Valjean n'y tint plus. En entendant Javert parler de ses armes, il songea tout à coup à la Maison Gorbeau.

« Javert, je voulais te demander une précision.

- Oui ?

- Comment savais-tu que Thénardier allait rater son coup lorsqu'il t'a tiré dessus ?

- Un pistolet Châtellerault dans un tel état de décrépitude ! Il était évident qu'il allait me rater. Même à trois pas, il aurait raté un éléphant.

- Tu ne pouvais pas en être certain, » rétorqua Canler, froidement.

Javert resta un instant soufflé par la remarque, puis il se mit à rire, amusé.

« Mais vous me prenez vraiment pour un branque, tous ! Je savais qu'il allait me rater ! C'était évident du fait de sa main qui tremblait, du manque de lumière et de l'état du feu. Et quand bien même, le coup serait parti, il ne m'aurait pas fait beaucoup de mal.

- Pourquoi ?, demanda Valjean, intéressé par ces nouveaux détails qui éclairaient la scène sous un nouveau jour.

- Ce jobard visait mon ventre. Il aurait atteint le plancher. Dans le pire des cas, un de mes arpions, mais rien de mortel. Avec un Châtellerault, tu as intérêt à viser la poitrine si tu veux toucher le ventre. L'imprécision de ses tirs n'est pas un secret. »

Et Javert secoua la tête, un peu dépité tout de même.

« Sa femme était plus dangereuse, son moellon aurait pu me broyer la tête. Là, j'étais vraiment téméraire mais il me fallait le mâle et la femelle. »

M. et Mme Thénardier ! Un vieux souvenir, un couple terrifiant, l'homme avait tiré sur Javert sans faiblir mais l'arme avait raté, la femme avait jeté une pierre énorme qui évita de peu le policier. Et Javert était resté stoïque sous l'assaut, indifférent aux risques, comme un soldat sous la mitraille.

Canler ne disait rien, laissant Valjean rester proche de Javert et se glissant vers l'arrière. Les deux hommes ne s'en aperçurent même pas, occupés à évoquer des souvenirs du passé, de la Maison Gorbeau...

Au relais, les officiers furent contents de l'intermède que leur proposaient leurs supérieurs. Canler réclama des ballots de paille et on prépara un mur assez haut pour atteindre la taille d'un homme. On glissa des bouteilles dans la paille, à des hauteurs différentes. Bref, on prépara un champ de tir.

Pendant qu'on changeait les chevaux et qu'on faisait manger les bêtes, Javert et Canler préparaient leurs pistolets respectifs.

Une petite compétition amicale entre deux collègues. Valjean rejoignit le public de cognes auquel se joignaient quelques habitants du village traversé et des clients de l'auberge.

Bientôt tout fut prêt.

Lacenaire se taisait, curieux. On lui avait permis de sortir de la voiture, mais il était menotté à une chaise et à deux policiers. Il avait des poucettes en plus.

Les deux policiers furent enfin prêts. Leurs armes avaient été vérifiées, chargées. Javert avait de vieux pistolets à silex à deux coups. Canler une arme plus moderne et de meilleure qualité. Mais Javert était bon au tir. Cela compensait.

« Prêt ?, lança Canler, un peu impatient.

- Prêt !, » sourit Javert, très calme.

Un sergent fut chargé de tirer en l'air pour lancer la compétition. Comme pour un vrai duel. Les deux policiers armèrent le chien, levèrent le bras et visèrent soigneusement, la position était impeccable pour les deux. Mais Javert devait forcer son bras droit, ce qui était douloureux, mais il ne l'aurait jamais montré pour tout l'or du monde. Pas devant ses hommes, pas devant l'inspecteur Canler, pas devant Jean Valjean.

Enfin, ils tirèrent.

Et du verre tinta en tombant sur le sol.

« Un bon coup, jeta le sergent parti vérifier.

- Tu tires bien Javert, admit à contre-cœur Canler.

- J'ai des années de pratique. Mais j'avoue que j'aimerais essayer ton petit Lefaucheux. »

Canler sourit et lui tendit l'arme.

Javert ouvrit la culasse pour armer le pistolet, Canler lui donna une cartouche à culot métallique, la grande invention de l'armurier Casimir Lefaucheux en 1828 ! Il ne fallut pas longtemps au commissaire pour charger le pistolet.

Javert se plaça ensuite en position et visa. Restant quelques instants dans cette position à savourer le poids du pistolet dans sa main. Lourd, agréable, excitant. Puis Javert tira. Et brisa une bouteille.

« Un bon coup, jeta à nouveau le sergent.

- Le contraire aurait été une gageure, rétorqua Javert. C'est un plaisir de tirer avec ce joujou.

- Il t'en faudrait un.

- J'ai aussi un vieux pistolet d'officier de cavalerie de la Grande Armée.

- Souvenir personnel ? »

Canler avait posé la question, intéressée par le sujet. Il y avait des zones d'ombre dans la vie de l'inspecteur Javert. L'homme montait à cheval de façon tellement militaire, même sa position de garde-à-vous était parfaite... Javert sourit sans répondre avant de proposer :

« Un nouveau duel ?

- Pourquoi pas ? »

Mais on appela l'inspecteur Canler. Il fallait se charger de la paperasse pour pouvoir continuer le voyage. Javert était un commissaire, d'un rang donc plus élevé qu'un simple inspecteur, mais Canler était l'adjoint officiel de M. Allard, le chef de la Sûreté. Donc tous les policiers, de quelque grade qu'ils soient, lui devaient soumission et obéissance.

« Amuse-toi avec ton fagot !, » rétorqua Canler.

C'était dit. L'idée était lancée.

Javert se tourna vers le public et aperçut les yeux brillants de défi de M. Madeleine posés sur lui. Un sourire carnassier, celui qui déformait les traits de Javert de façon si laide, apparut.

« Voulez-vous jouer M. Madeleine ?

- Avec plaisir, inspecteur ! »

On s'était compris. Valjean s'approcha. Respectueusement, Javert tendit le Lefaucheux à l'ancien maire de Montreuil. M. Madeleine avait un bon coup de fusil, sûr et parfait. Javert l'avait vu souvent tirer, cela faisait partie des multiples détails qui avaient attiré l'attention de l'inspecteur Javert.

L'habileté au tir, la jambe qui boitait et traînait, la carrure de bûcheron, les manches toujours descendues, les cols hauts, la timidité excessive de monsieur le maire et ses maudits yeux bleus qu'il était sûr d'avoir vu quelque part...

Quel dommage de ne jamais avoir dessiné en couleurs, mais la peinture était toujours trop chère pour sa bourse de policier...sinon Valjean n'aurait pas attendu cinq ans que le couperet ne tombe.

En fait, la charrette de Fauchelevent ne fut que la preuve formelle qui prouvait au policier qu'il avait eu raison ! Une preuve pas une surprise !

Puis à la barricade, Valjean avait sauvé la vie du chef Enjolras par un magistral coup de fusil, obtenant par là le droit de vie et de mort sur l'espion attaché sur la table, à côté d'un cadavre.

Javert s'était perdu dans ses souvenirs, il fallut la main de Valjean pour le faire revenir à eux, à aujourd'hui... Oublier M. Madeleine et retrouver Jean Valjean. Son ami !

Il fallut cela pour que le sourire neutre, habituel, réapparaisse.

« Quand vous voulez inspecteur ! »

On arma, on visa, on tira. On atteint son but.

Puis on le refit encore.

Encore.

Et encore !

On s'échauffait. On s'énervait. Les deux hommes touchaient toujours une bouteille à chaque fois, aucun perdant.

Une vie de haine et de poursuite, une vie de compétition et de traque. Les policiers ne souriaient plus, contemplant les deux hommes s'énerver sans comprendre ce qui se passait. Et les entendant parler, s'invectiver avec une agressivité pleine de rancune.

« A Saint-Merry, hein Valjean ? Saint-Merry ! Avoue que tu aurais préféré m'abattre que de tirer en l'air !

- Pourquoi ne m'as-tu pas tiré dessus lorsque je t'ai menacé dans l'hôpital de Montreuil ? Tu n'avais qu'à sortir ton arme et c'était fini !

- A Toulon, j'ai failli... Je dois l'avouer ! Ta deuxième évasion ! J'avais ton dos en plein dans ma ligne de mire. Mes doigts en ont tremblé sur mon mousquet.

- Une fois ! Une fois à Montreuil ! J'étais dans les champs et je t'ai vu qui me suivais ! J'ai fait appel à toute ma raison pour ne pas me débarrasser de toi !

- JEAN VALJEAN ! MERDE !

- JAVERT ! FOUTU COGNE ! »

Il n'y avait plus de bouteilles coincées dans la paille. L'inspecteur Canler était revenu et contemplait les deux hommes échevelés, le visage noir de poudre et les mains dignes d'un charbonnier. Il était profondément surpris.

Enfin, Lacenaire brisa cette scène étrange en s'écriant, la voix gouailleuse :

« Hé les gonzes ! Si vous voulez vous buter, faites-le proprement ! L'un en face de l'autre et à dix pas ! »

Cela doucha Javert et Valjean, les réveillant enfin. Ils se regardèrent fixement. Valjean remarqua le noir qui assombrissait la peau de Javert, il en avait même sur le nez. Il ne devait pas être dans un meilleur état, vu le sourire qui fit briller les yeux de Javert, remplis d'humour.

« C'est si terrible ?, demanda Valjean, souriant à son tour.

- Tu n'as pas idée ! On dirait un nègre ! Ou pire ! Un gitan ! Il doit bien y avoir de l'eau quelque part.

- Tu n'es pas mal non plus, le rabouin. Te débarbouiller ne serait pas du luxe. »

Et ils rirent de concert. Une fois de plus. Valjean rendit son arme à Canler, lançant simplement un condescendant :

« Une belle arme, inspecteur ! »

Ce qui agaça l'inspecteur de la Sûreté, mais n'était-ce pas le but ?

Un peu d'eau chaude, un peu de savon et ils furent présentables. Cette fois, Canler s'interposa entre les deux hommes durant le voyage. Il avait perdu confiance.

Le voyage se finissait enfin. On arrivait à Paris, on traversait ses faubourgs, on entrait dans la ville. On reconnaissait le bruit des pavés, les odeurs nauséabondes, les malheureux mourant de froid dans les angles des rues. Le choléra faisait toujours des ravages dans les quartiers pauvres.

Puis, on se rapprocha du cœur de la ville, la Cité apparut. On respira. Valjean hésita à suivre jusqu'au bout le convoi. Il n'était ni de la police, ni de la Sûreté, ni même du Bureau. Et soudain, Javert s'approcha de Canler. Un fin sourire aux lèvres. Il porta la main à son chapeau et salua avant de s'écrier :

« Je retourne à mon commissariat. Un de mes sergents ramènera le cheval. Et celui de Valjean. »

Canler parut surpris.

« Tu ne veux pas voir Gisquet et Allard ?

- Pour leur dire quoi ? Tu as ton rapport à leur donner ! J'apporterais le mien demain, dés qu'il sera rédigé. Je n'ai plus rien à faire ici !

- Javert... Tu vas froisser des susceptibilités !

- J'ai négligé trop longtemps mon poste et comme tu l'as si bien dit à Beaune : « La Sûreté prend le relais ! » Alors qu'elle continue ! »

Avant que Canler puisse ajouter quelque chose, Javert avait claqué la croupe de son cheval et il partit au trot.

« Tu viens Valjean ?, cria-t-il.

- J'arrive Javert ! »

Un coup de talon et Valjean rejoignit Javert dans les rues de Paris. Les deux hommes se dirigèrent vers le commissariat de Pontoise. Devant la porte, Javert siffla avec vigueur. On ouvrit et le jeune sergent Durand apparut, stupéfait.

Il devait rester encore de la poudre noire sur le visage et les habits de Javert.

« Commissaire ? Vous êtes de retour ?

- Du café, Durand et un rapport sur les évènements des dix derniers jours.

- Très bien, monsieur.

- Où est Juillard ? Il était censé me remplacer durant mes jours de repos ?!

- Il... Il est sur une affaire... »

Javert était descendu du cheval et Valjean l'imitait, pas fâché de retrouver le sol.

Le sergent avait rougi, gêné par la situation. Javert avait compris, il connaissait ses officiers maintenant. Il lâcha simplement :

« Qui est avec lui ?

- Cauffier et Lemoine.

- Quel établissement ?

- Le Romarin, monsieur. »

Javert avait posé son sac par-terre, ne voulant pas plus fatiguer le cheval qu'il ne l'était déjà. Le policier eut un sourire mauvais et jeta à Durand, l'air de rien :

« Si Cauffier, Lemoine et Juillard ne sont pas de retour de leur inspection de bordel dans trente minutes, ils vont jouer les plantons devant ma porte pendant quinze jours. Sans pause, sans café, sans cartes. Compris ?

- Compris, commissaire. »

Durand semblait ennuyé, balançant son poids d'un pied sur l'autre. Javert soupira et entra dans son commissariat, faisant mine de ne pas voir son sergent courir comme un dératé dans la rue, en direction du bordel nommé plus tôt.

Dans le commissariat se trouvait le jeune Perret. En fait, il ne restait que les deux jeunes sergents à garder les lieux. Javert sentait monter la colère en lui mais il se promit de la garder pour les deux inspecteurs Juillard et Cauffier et pour le sergent Lemoine.

Perret se leva aussitôt et se mit au garde-à-vous, affolé.

« Monsieur le commissaire !

- Paix sergent ! J'ai besoin que tu me trouves un fiacre. Vite ! »

Il n'eut pas à le répéter.

Perret disparut en courant et fila dans la rue.

« Un fiacre ?

- Tu es fatigué, Valjean. Ta jambe te fait souffrir. La moindre des choses c'est que la Force te paye un voyage en fiacre jusqu'à ta maison.

- Merci commissaire ! »

Valjean observait le petit commissariat. Il ne devait pas y avoir de personnel embauché pour l'entretien, les vitres étaient sales et le sol couvert de poussière en devenait crasseux. Javert renifla, encore plus fâché en remarquant aussi le laisser-aller. Ses hommes avaient-ils seulement fait leur travail ?

« Cosette va être affolée en voyant mon visage, sourit Valjean, songeant aux traces de poudre noire.

- Tu lui donneras des dragées pour l'apaiser. »

Un petit sourire, les deux hommes se rapprochèrent l'un de l'autre, sans forcément s'en rendre compte et Javert ne dit rien lorsque Valjean lui prit les mains pour les serrer avec chaleur.

« Quand te reverrai-je ?

- Je pensais que tu en avais soupé de me voir Valjean ! Nous avons été suffisamment proches ces jours derniers.

- Je m'en fous. J'ai envie de te revoir ! »

Javert sourit et répondit, un peu essoufflé :

« Laisse-moi le temps de régler l'affaire Lacenaire ! Laisse-moi aussi le temps de reprendre en main ma brigade ! Et je viendrais !

- Chez Cosette ?! »

On ne pouvait ignorer le ton plein d'espoir. Les doigts accentuaient leur prise sur ceux du policier. Ils étaient doux, malgré leur vieillesse. On était en hiver, il y avait moins de travaux dans le jardin, les callosités s'effaçaient. Javert secoua la tête, toujours aussi têtu.

« N'insiste pas Valjean. Tu reviendras chez moi !

- Non, opposa Valjean. Tu viendras chez moi, rue de l'Homme-Armé. Nous serons tranquilles et tu n'auras pas à cuisiner ! Ma logeuse nous préparera quelque chose.

- Tu as encore cet appartement ?

- J'ai même encore une autre maison dans Paris. Rue Plumet.

- Pourquoi ne pas les avoir vendus ?

- Je ne sais pas... Sans doute j'ai besoin de savoir que j'ai des cachettes dans Paris.

- Pour te cacher des cognes ?

- Peut-être pour me cacher de toi. »

Javert souriait, un vrai sourire, beau et lumineux, qui faisait briller ses yeux de glace. Enfin, les mains se lâchèrent. Cela faisait trop longtemps qu'elles se tenaient. Il fallait en convenir et le jeune sergent ne devait pas tarder. Le jour était encore jeune et trouver un fiacre ne devrait pas être si difficile.

Javert murmura :

« Tu n'as plus besoin de te cacher de moi, Petite Fleur-de-Bagne. Tu es gracié et libre de vivre ta vie.

- J'aimerais que tu fasses davantage partie de ma vie, Javert. Que dirais-tu d'un dîner de temps en temps ? Hebdomadaire peut-être ?

- Comme les rapports avec M. Madeleine ? Je ne peux pas présager de mon emploi du temps de cette façon, Valjean. J'ai assez fait partie de ta vie par le passé. Et imagine qu'un nouveau chieur de tapis me prenne tout mon temps.

- C'est certain que cela doit peser dans tes dossiers non résolus !

- Pardon, Valjean ! J'ai trouvé le coupable de ce délit ! »

Ces quelques mots donnèrent tellement envie à Valjean d'en savoir davantage qu'il examina Javert avec attention, oubliant la fatigue, le froid qui gelait ses os, la douleur dans ses articulations. Javert ménageait son public, il s'approcha du poêle, vérifiant qu'il chauffait bien.

« Et ton chieur ?, demanda impatiemment l'ancien forçat pour relancer la conversation.

- C'était un autre voisin, répondit Javert, avec beaucoup d'entrain dans la voix.

- Comment l'as-tu trouvé ? Comment as-tu fait ?

- J'ai fait chier tous les locataires de l'immeuble et Durand a comparé les merdes. Il a retrouvé le coupable au goût et à l'odeur.

- Javert ! S'il te plaît ! »

Il fallut se battre contre le fou-rire, Valjean posa sa main sur l'épaule de Javert, pour se stabiliser. Javert, fort comme un roc, malgré sa jambe, retint Valjean en glissant une main sous le coude du vieil homme. Depuis quand se touchaient-ils ainsi ? Aussi librement ? Jamais le policier ne se laissait approcher facilement. Ils ne le remarquèrent pas, tout à leur rire. Les deux hommes cherchaient leur souffle.

« Sérieusement ?

- Tu sais, j'ai songé à ton idée de comparer les merdes.

- Ce n'était pas mon idée !

- Ha bon ? Je ne sais plus. J'ai fait analyser l'objet du délit. Et le résultat fut étonnant.

- C'est-à-dire ?

- Ce n'était pas une merde humaine mais une déjection animale. Un chien de grosse taille.

- Un chien ?

- Le seul voisin dans le pâté d'immeuble où vivait la victime qui possédait un chien assez imposant pour être l'auteur de ce bel étron était un vieux gonze qui haïssait la bonne femme. Elle avait essayé de faire jeter dehors le malheureux à cause de son chien, justement. Une petite méchanceté sans gravité.

- Mais c'était logique qu'on pense à lui, non ?

- Les gens ne pensent que rarement à la logique et on croit toujours que les policiers sont des imbéciles. Hein, M. Fauchelevent ?

- Je ne t'ai jamais pris pour un imbécile ! »

Ils étaient si proches, à se tenir ainsi. Ils se reculèrent enfin. Ils ressentaient encore le toucher de l'autre, leurs mains s'étaient frôlées. Javert allait rétorquer quelque chose mais il ne trouvait pas quoi dire. Valjean le contemplait, avec ses yeux d'un bleu profond étincelant. Magnifique !

« Qu'est-il advenu du chien et de son maître ?, demanda Valjean, pour le recentrer sur l'affaire. Se méprenant sur la raison de l'inattention de Javert.

- Une amende. Cette affaire m'a tenu en haleine et m'a fait rire, il ne méritait pas plus que quelques francs d'amende.

- Tu es bon, Javert.

- Non, je suis un jobard et tu le sais.

- Un homme bon... »

Ils rirent encore. Il était vraiment temps de se quitter.

Et le jeune sergent réapparut à ce moment.

Valjean remercia et salua les policiers. Javert avait retrouvé son visage impassible et le pli barrant son front. Son air renfrogné.

Puis l'ancien forçat dut se résoudre à quitter l'ancien garde-chiourme, encore tout étourdi par ces jours passés en sa compagnie. Des jours fastes, durant lesquels Valjean avait eu l'impression de vivre enfin.

Cosette fut tellement heureuse et soulagée de voir son père qu'elle l'embrassa sans songer aux traces de poudre noire. Ce ne fut qu'après les baisers qu'elle s'en rendit compte et en fut horrifiée :

« Mon Dieu ! Papa ! Que t'est-il arrivé ?

- Un duel, répondit Valjean, amusé.

- Seigneur ! »

Devant la pâleur inquiétante de sa fille, Valjean se reprit et s'expliqua :

« Javert m'a fait tester des pistolets. Je n'ai pas eu le temps de bien me nettoyer.

- Toi et ton ami, vous avez des jeux déplaisants ! Nicolette va te préparer un bain. As-tu faim ?

- Je meurs de faim.

- A la bonne heure ! Je ne préfère pas imaginer comment vous avez passé ces derniers jours ! M. Javert s'est-il reposé au moins ? Et toi aussi ?

- Oui, » mentit simplement Valjean.

Un bain, un dîner et Valjean offrit la boîte de dragées à Cosette. Elle en fut si enchantée qu'elle embrassa à nouveau son père. Valjean contemplait sa fille, dont la grossesse arrivait à son terme, son ventre était imposant, elle était si belle et épanouie. Valjean songeait à sa vie, il aurait pu être marié et père de famille... Il allait devenir grand-père...

Les dragées étaient excellentes.

Valjean ne pouvait pas en manger une seule sans penser à Javert. Les yeux brouillés de larmes et s'excusant pitoyablement. Cela donna furieusement envie à l'ancien forçat de revoir son ami.

« Tu as la tête dans les nuages, souriait Cosette. As-tu rencontré quelqu'un durant ton voyage ?

- Seulement des policiers, ma chérie. »

Cela fit rire Cosette et Valjean choisit soigneusement de se taire sur l'affaire Lacenaire...

Le soir, dans sa chambre, si spacieuse, Valjean sortit le dessin du gorille et le posa sur son petit bonheur-du-jour. Un cadeau de sa fille que Valjean avait bien été obligé d'accepter. Puis d'apprécier, lorsqu'il commença à remplir les tiroirs de livres et de mouchoirs.

L'inspecteur de Première Classe Javert...

Valjean s'endormit en souriant.

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