Naissance
Jean Valjean obéit à Javert. Il patienta et ne chercha pas à le revoir. Il lui laissait le temps de tout reprendre en main. Sa brigade allait marcher au pas, Lacenaire allait avouer les meurtres qu'il niait avoir commis, dont celui de Chardon, un ancien complice, Allard et Gisquet allaient être obligés de reconnaître ses compétences.
Valjean n'osa même pas prendre la plume pour lui écrire, il essaya d'aller de l'avant. Même s'il bouillait de revoir Javert. Se sentant ridicule.
Cosette s'arrondissait, les semaines la rapprochaient de l'échéance. Tout le monde s'inquiétait, Marius la couvait et l'empêchait de sortir...sauf quelques pas avec lui et son père dans le jardin. Cosette étouffait et avait des sautes d'humeur. Jeanne Dumars passait la voir et l'aidait pour la layette. C'était un bonheur.
La chambre du bébé était prête. Un berceau de bois que M. Gillenormand avait commandé spécialement pour son arrière petit-fils. Un nouveau Pontmercy ! Car il n'imaginait rien d'autre qu'un garçon. Secrètement, Valjean rêvait d'une petite-fille. Une petite Cosette ou alors un joli mélange de Marius et de Cosette.
La tante de Marius apportait le linge de maison le plus doux, le plus riche pour l'ameublement de la chambre.
Le choix du prénom fut tout un drame. ...
Jean fut rejeté avec horreur par Jean Valjean et M. Gillenormand, avec un parfait accord. George fut rejeté par Marius, il ne voulait pas appeler son fils comme ce père qu'il n'avait connu qu'au-travers d'une lettre et des histoires de famille.
Alors que restait-il ?
Valjean proposa François, on se demanda d'où venait ce choix...mais le vieux forçat sourit sans répondre.
Et il essaya de ne pas voir les semaines défiler.
Roussin était revenu visiter son ami. Valjean en était tellement heureux.
« Alors Valjean ! Tu es parti à la chasse aux escarpes ?
- Comment le sais-tu ? Javert t'en a parlé ?
- Non ! Vidocq l'a lu !
- Il l'a lu ? »
Pour toute réponse, l'ancien agent de la Sûreté tendit un journal à son ancien collègue.
En une du Moniteur était relatée l'arrestation difficile de Lacenaire. On enjolivait les choses. L'acte suicidaire de ce commissaire de police devenait un acte héroïque. On racontait avec force détails, et des témoignages à la clé, comment le commissaire Javert avait sauvé la vie d'un notaire de Beaune au mépris de la sienne. Un dessin accompagnait l'article. Valjean en eut le souffle coupé. C'était un dessin de Javert !
Le policier avait du préférer faire son autoportrait, plutôt que de subir l'examen d'un autre dessinateur.
Et le résultat était édifiant. Javert ne s'était pas fait de cadeaux, honnête jusque dans le dessin. Il avait assombri sa peau, ne cachant pas son origine gitane, il avait conservé les proportions du visage, le nez fort, les favoris épais, le menton arrogant...et les yeux ! Les yeux brillaient de colère. Javert avait du se résigner à se dessiner avec une certaine exaspération.
« Je peux le garder ?, demanda Valjean, la voix tendue.
- Bien sûr, mais ne le montre pas à ta fille, si jamais elle fait le lien entre cette arrestation et ton absence, elle risque d'aller arracher les quinquets du rabouin. Elle a du caractère ta môme ! »
Oui, il ne valait mieux pas qu'elle apprenne ce que son père avait réellement fait durant les prétendus jours de repos du commissaire.
Un mois sans nouvelles. Valjean devait vivre sa vie !
Puis le jour de l'accouchement arriva enfin et ce fut une terrible épreuve. Cosette hurlait de douleur, sa voix résonnait dans toute la maison. Valjean était livide de peur. Marius de Pontmercy faisait les cent pas, incapable de se reprendre. Et M. Gillenormand, fébrile, fumait sa pipe avec entrain. On espérait le médecin qui n'arrivait pas. On s'affolait. Jeanne Dumars était auprès de Cosette. Mais on désespérait du médecin. Dieu du Ciel ! La tante de Marius était cloitrée dans sa chambre avec Azelma à ses côtés, attendant qu'on vienne leur demander de l'aide.
Ce fut ce jour-là précisément que le commissaire Javert décida de rendre visite à son vieil ami, M. Valjean. L'homme lui avait manqué et les choses s'étaient enfin apaisées. Ses hommes étaient revenus dans le droit chemin... Quant à la Préfecture et la Sûreté, les relations s'amélioraient. Un mois c'était long.
Il frappa et personne ne vint lui répondre. Désabusé, il allait rebrousser chemin lorsqu'une servante, affolée, mal coiffée, lui ouvrit et le regarda avec une profonde déception.
« Vous désirez ?
- M. Valjean est-il présent ?, répondit Javert, surpris par ce regard désappointé.
- Oui, monsieur, mais je ne sais pas...
- NICOLETTE !, hurla la voix pleine d'alarme du jeune baron. Est-ce lui ?
- Non, monsieur. C'est un policier. Il...
- Que se passe-t-il ?, demanda Javert, avec un étonnement encore plus grand.
- Madame la baronne est en train d'accoucher. Nous attendons le médecin.
- Il n'est pas arrivé ?
- Renvoie-le Nicolette !
- Oui, monsieur, mais... »
Le sourire carnassier du commissaire Javert fit blêmir la malheureuse femme. Comme si elle pouvait le renvoyer.
« Et le médecin ?, lança Javert, un peu sèchement.
- Nous l'attendons depuis ce matin mais il n'arrive toujours pas. »
Javert encaissa l'information. Nous étions en milieu de journée. Le déjeuner venait juste de se terminer. Javert avait quitté son poste sans manger, espérant passer quelques heures avec Valjean avant de revenir au commissariat. Il en avait le droit et en avait besoin. C'était la première fois depuis des jours qu'il s'octroyait une petite pause, pour lui. Pour voir son ami.
« Où est M. Valjean ?
- Dans le jardin, monsieur.
- Je vais y aller.
- Passez par la cour intérieure, monsieur. »
Javert hocha la tête. Puis, il eut une idée pour remercier la servante qui trahissait sans vergogne son maître pour lui. Il glissa sa main dans la poche intérieure de son uniforme et en sortit son carnet de dessin. Prestement, il griffonna quelques mots et tendit le message à la femme. Une adresse était écrite sur le courrier.
« Apportez ce pli chez le docteur Vernet. Il viendra ! »
La servante fut abasourdie et eut un sourire éblouissant. Elle fit une profonde révérence et envoya aussitôt le garçon de course porter le message.
Javert s'en désintéressa et pénétra dans le jardin des Pontmercy-Gillenormand en passant par la cour intérieure. C'était vraiment une riche demeure. Il en examinait la façade, le jardin... Dire que lui devait se battre pour pouvoir se vêtir, se loger, manger décemment. Même si les choses s'étaient améliorées là aussi avec son salaire de commissaire. Javert avait pu s'offrir quelques vêtements, une nouvelle paire de bottes... Il pouvait se permettre un peu plus de viande, de charbon...sans devoir faire des choix drastiques.
Dans le jardin se tenait Jean Valjean, en veston, sans couvre-chef alors que l'hiver était là. Jamais l'homme n'avait paru si vieux à Javert. Valjean ne l'avait pas remarqué, glissant dans le jardin, ignorant le froid et la pluie. Javert n'aima pas cela et vint se porter à ses côtés.
« Où est ton horrible manteau jaune ? »
Valjean sursauta et se retourna, apeuré. Javert sourit, incertain de l'accueil qu'il allait recevoir. Un mois sans donner de nouvelles ! Il se sentit ignoble, tout à coup, mais le temps passait si vite.
« Javert ! »
Valjean saisit les mains de Javert et les serra avec effusion mais le policier avait l'habitude maintenant. Il savait ! Il pouvait supporter ! Les yeux bleus irradiaient de joie. Jamais Javert ne se souvenait d'avoir été regardé avec autant de chaleur.
« Que fais-tu dans le jardin ?
- Cosette va mal Javert. Je deviens fou dans cette maison.
- Jean-Le-Cric essayait de s'évader ?! Pour une fois, tu es passé par la porte, il y a du mieux.
- Je voulais marcher un peu.
- Sans manteau ? Sans veste ? Sans chapeau ? Sous la pluie ? Belle promenade que voilà ! Allez rentrons ! J'ai froid pour ma part et je ne serais pas contre une tasse de café. »
Valjean réagit comme Javert l'avait prévu. Il savait bien que la moindre mention de son inconfort allait faire réagir le forçat, plus que la propre santé de ce dernier.
Manipulateur Javert ! On ne devient pas mouchard sans une bonne dose de roublardise.
Javert sourit avec amusement lorsque le vieil homme se réveillant tout à coup le saisit par le bras et l'attira dans la maison en babillant comme un enfant.
« Tu n'es pas raisonnable ! Venir dans le jardin détrempé ! Tu aurais du m'envoyer Basque ou Nicolette et je serais venu !
- Bien sûr Valjean. Pardonne-moi. »
Et Javert dut lutter contre le rire qui le prenait.
Car si l'autorité était la clé pour le faire plier, c'était l'empathie qui permettait de soumettre le vieux forçat.
Mais Javert comprit la volonté de fuir de Valjean en entrant dans la maison. Le salon était morose. Marius était aveugle et ne le remarqua même pas. M. Gillenormand le salua d'un bref signe de tête. Personne ne parlait et seuls les cris stridents de la malheureuse Cosette brisaient régulièrement ce silence pesant.
« Depuis quand cela dure-t-il ?, demanda Javert.
- Ce matin. Je ne sais pas quand.
- Et le médecin ?
- Il ne vient pas... Il... »
Valjean blanchit soudainement en écoutant le cri inarticulé de Cosette. Javert eut peur du malaise et saisit le vieil homme sous les coudes, il l'entraîna vers un fauteuil et l'assit doucement. Une vieille scène revint en mémoire au policier. Il murmura dans l'oreille du forçat :
« Te faut-il une omelette et du pain Valjean ?
- Je vais bien.
- As-tu mangé aujourd'hui ?
- Je ne pourrais rien avaler.
- Tu vas obéir 24601. De toute façon, je veux du café. »
Et le policier bouscula la maisonnée. Il arrêta une servante, lui commanda du café pour tout le monde et quelque chose à manger : pain, fromage, jambon..., ce qu'on pouvait. La servante, une jeune femme un peu perdue elle aussi, se raccrocha à ces ordres clairs et précis et fut aussi diligente qu'efficace. On eut bientôt du pain, de la charcuterie et du café à foison.
Javert fit servir une tasse à chaque homme dans la pièce et chacun but sans même y penser. Cela éclaircit les idées.
Puis on mangea quelques miettes avant de dévorer le repas improvisé. Javert songea aussi aux femmes enfermées dans leur chambre. Jeanne Dumars vint le remercier pour le café et la nourriture et réclama juste un peu d'eau sucrée pour l'accouchée. Pas trop. Mais Cosette avait soif.
Javert ne fut satisfait pour sa part que lorsqu'il vit son ami manger et boire avec appétit.
« Dites Javert..., » commença le vieux Gillenormand.
Mais personne ne sut ce que le vieil homme voulut demander au policier car on frappa à la porte et une Nicolette rayonnante fit entrer un inconnu dans la pièce.
Javert le reconnaissant, se leva aussitôt pour l'accueillir. Il savait qu'il pouvait faire confiance à l'homme dont il avait sauvé le fils mais la rapidité de sa venue lui plaisait.
Les autres personnages présents dans la pièce observèrent l'échange en silence, complètement interdits.
« Une femme accouchant ? Je me suis posé des questions, monsieur le commissaire, fit l'homme, en souriant gentiment.
- Ce n'est pas pour moi, docteur. C'est pour monsieur le baron. »
Et il suffit de ce mot magique « docteur » pour que tous les protagonistes reprennent vie. Marius se jeta sur le nouveau-venu, ne lui proposant même pas de café et l'entraînant aussitôt auprès de Cosette. M. Gillenormand resta abasourdi et Basque servit une nouvelle tasse de café à son maître pour qu'il se ressaisisse.
Et Valjean ! Valjean contempla Javert avec une telle affection dans le regard que Javert préféra baisser les yeux et s'intéresser aux détails du tapis.
« Tu as amené un médecin ?
- Vous aviez l'air un peu perdu... Et le docteur Vernet est un spécialiste des problèmes féminins.
- Un spécialiste ?
- Pourquoi crois-tu qu'il soigne gratuitement les putes de Paris ? »
Valjean eut un petit sourire, le premier ce jour-là, légèrement amusé.
Les cris continuèrent.
Les esprits s'échauffaient.
Puis Javert dut se résigner à quitter la demeure des Pontmercy pour rejoindre son commissariat. Valjean le poursuivit dans le couloir, alarmé.
« Tu ne restes pas ?
- On m'attend au commissariat, Valjean. Mais je te serais bien obligé si tu pouvais m'envoyer des nouvelles.
- Tu reviendras ?
- Valjean ! Ce n'est pas ma place !
- Reviens ce soir ! Reviens cette nuit ! Je me fous de l'heure à laquelle tu le fais mais reviens, s'il te plaît. »
Un regard inquiet. Javert hésita puis hocha la tête. Pour apaiser son ami.
« Je reviendrais ce soir.
- Tu dîneras ici, imposa M. Madeleine, d'une voix autoritaire.
- Très bien, monsieur le maire. »
Un salut et le commissaire retourna à son poste de Pontoise.
La fin du jour fut terrible. Javert ne réussit pas à se concentrer sur quoique ce soit d'autre que les cris de Cosette. Un de ses inspecteurs, le nommé Juillard, dut lui répéter plusieurs fois le même rapport sur une arrestation de tire-laine, à tel point qu'il le regarda avec suspicion. Javert avait-il bu ?
A un moment donné, n'y tenant plus, Javert envoya un message rue des Filles-du-Calvaire.
Comment cela se passe ?
A quoi on lui répondit :
L'accouchement n'est pas terminé.
Javert froissa le papier avec soin. Il n'aimait pas penser à un accouchement. Il n'aimait pas penser à un nourrisson. Cela le ramenait des années en arrière. Il revoyait Fanny et Louis... Si fragile et si blanche, étendue dans leur lit, glissée au-milieu de leurs couvertures, comme une fleur entourée de ses pétales colorés. Et si pâle. Avec son doux sourire. Toujours...
« Je t'aime François. Je t'aime. Je t'aime...
- Ma douce Fanny... Je t'aime tant. Tu n'imagines pas à quel point je t'aime... Mes amours... »
Mes amours...
La fin du jour fut terrible et Javert la vit comme une délivrance. Il pouvait fuir ses démons. Il régla son poste de son mieux vu l'état de ses nerfs puis fila retrouver Valjean...Cosette...
La maison était illuminée. Chaque fenêtre brillait dans la nuit. Javert ne préféra pas imaginer ce que cela signifiait, il frappa et attendit avec impatience qu'on vienne lui ouvrir.
« Enfin ! Te voilà ! »
C'était Valjean en personne qui lui avait ouvert. Et le sourire heureux qu'arborait le vieux forçat fut un baume pour le cœur du commissaire. Valjean se recula pour laisser entrer le policier.
« Cela s'est bien passé ?, demanda avec appréhension Javert.
- Cela s'est bien passé, répéta Valjean. Cosette va bien. Elle se repose avec Jean-Luc.
- Jean-Luc ?
- Mon petit-fils. »
Le sourire si épanoui de Valjean provoqua l'apparition d'un sourire magnifique chez le vieux policier, dévoilant un peu ses dents. Un sourire rare, se reflétant dans les yeux gris, brillants comme des vitraux de glace. Valjean en fut touché. Il n'avait jamais vu Javert sourire ainsi.
« Jean-Luc ! C'est un très joli prénom, Jean Valjean. Te voilà grand-père.
- C'est un compromis ! Luc est le prénom de M. Gillenormand, Jean est le mien. Ainsi l'enfant porte les prénoms de personnes encore vivantes. Il n'y a pas d'hommage, juste une preuve d'amour filial.
- Un excellent choix. »
Le sourire perdait un peu de sa force et Valjean aurait voulu le faire renaître. Mais Javert retrouva son expression neutre habituelle.
Puis il suivit le vieux forçat dans la demeure des Pontmercy, de retour dans le salon où l'atmosphère était à l'exact opposé d'il y avait quelques heures. Marius était absent, sans doute le jeune père était auprès de sa femme et de son fils, fou de joie.
Javert avait été en retard à son travail pour la première fois de sa vie le jour où Louis est né. Fanny s'est moquée de lui si gentiment.
Il devait les perdre six mois plus tard... Six mois de bonheur...
Javert se sentit devenir sombre, déplacé dans cette ambiance festive.
Valjean voyait ses sourcils froncer et ses yeux se baisser sur le sol sans trop comprendre pourquoi.
M. Gillenormand vint serrer personnellement la main du policier, il éructait de joie.
« Notre petite Cosette a donné naissance à un nouveau Pontmercy ! Qu'en dites-vous commissaire ? C'est une brave petite. »
Javert ne put répondre tout de suite, on lui glissa dans la main un verre de champagne. Fort, bon. Il dut boire pour saluer la naissance d'un nouveau Pontmercy.
« Si ma fille voyait cela, continuait étourdiment le vieillard, elle serait si heureuse. Si heureuse. Et mon Héloïse ? Elle danserait jusqu'à l'aube. »
Javert balbutia quelques mots de félicitation. Il voulait fuir et seule la main, puissante, de Jean-Le-Cric posée sur son épaule le força à avancer.
« Votre médecin est parti il y a trois heures. C'est un très bon médecin que ce médecin-là. Dorénavant, je veux que ce soit lui qui se charge de ma maisonnée... »
M. Gillenormand continuait son discours sans queue ni tête, Javert se contenta de hocher la tête, étourdi par ce bavardage. Valjean s'interposa enfin et demanda simplement au policier de venir dîner. Cela relança le monologue du vieillard.
« Vous n'avez pas dîné, commissaire ? Mais il fallait le dire ! Venez, il y a du poulet froid. Nicolette a prévu aussi une salade fraîche et Toussaint a fait un gâteau aux pommes. Délicieux. »
Javert se laissa emporter jusqu'à la table, en s'assoyant à côté de Valjean, il souffla à ce dernier :
« Je comprends Marius...
- Sois indulgent. Le pauvre homme est tellement heureux.
- Et toi aussi, je parie ?
- J'ai tout ce que je désire ce soir. »
Un beau sourire, des yeux brillants de joie, Valjean irradiait de bonheur. Javert retrouva un instant son sourire réjoui. Valjean resta interdit un instant à l'observer puis il réagit avec vivacité. Il se leva et servit son compagnon avec entrain.
« Tiens ! Prends du poulet et de la salade. Il y a du pain et du fromage. Veux-tu du jambon ? »
Cela fit rire Javert, il secoua la tête. Il retint son ami en posant sa main sur son bras. Valjean gela, c'était si rare que Javert le touche, Javert était si farouche, il n'aimait pas ça. En fait, Vajean se rendit compte, tout à coup, que les deux hommes avaient réussi à s'apprivoiser. Il se demanda depuis quand. Se touchaient-ils ainsi souvent ?
« Doucement Valjean. Je ne mange jamais beaucoup. Un peu de pain et de poulet, ce sera bien assez.
- Javert ! Tu dois manger davantage !
- Mais oui, daron. Mais oui. »
Valjean le regarda avec consternation mais Javert n'en eut cure. Le policier se mit à dîner, il avait faim en fait. Le déjeuner était loin. Puis Marius de Pontmercy descendit dans le salon, le visage illuminé de joie. Il aperçut le policier, encore sanglé dans son uniforme et se précipita sur lui pour lui serrer la main lui aussi.
« Merci, commissaire. Merci. Votre médecin a fait des merveilles. L'accouchement s'est bien passé, il a été très efficace. »
Javert ne répondit pas, se contentant de sourire. Un accouchement, surtout le premier, était toujours long et douloureux. Le docteur Vernet avait juste fait son travail. Mais le policier ne dit rien, sachant taire la vérité. Il se fit une note mentale, il allait rendre visite le lendemain au fils du docteur Vernet à la prison de la Force pour pouvoir informer son père de son état de santé. Et essayer d'accélérer le dossier de ce prisonnier modèle. En insistant en tant que commissaire, il aurait peut-être plus de poids qu'un simple inspecteur ? Ainsi le docteur Vernet serait remercié pour son travail de ce jour bien mieux que des centaines de francs pouvaient le faire.
« Je fus heureux d'avoir pu me rendre utile.
- Vous rendre utile ? C'est tout ? »
Marius de Pontmercy était abasourdi d'entendre cela. Javert ne savait pas quoi répondre. Il avait été utile mais ce n'était rien que de très normal. Puis il vit la main de Valjean, pleine de cicatrices et abîmée, se poser sur la sienne et la serrer avec chaleur.
« Javert ! Tu n'as pas fait que te rendre utile. Tu as été un ami irremplaçable.
- Je suis content d'avoir pu aider. »
Il sentit ses joues le brûler et il baissa la tête sur son assiette. Lentement, il reprit sa main et saisit son couteau. Le serrant avec force. Il avait retrouvé de la dextérité dans les doigts mais certains étaient encore raides. Il devait composer avec eux.
Valjean sentait le malaise de son ami et ne savait pas comment agir pour l'apaiser. La pendule sur la cheminée, une jolie petite chose baroque, sonna les onze heures du soir. Cette fois, ce fut M. Gillenormand qui lança, autoritaire en se tournant vers le policier :
« Ce soir, vous dormez ici, commissaire. Nicolette a déjà préparé une chambre pour vous. Il y a aussi une chambre pour Mme Dumars...même si je crois que Mme Jeanne va préférer dormir dans la chambre de Cosette. Les femmes sont déjà au lit ! »
Javert secoua la tête, navré.
« Je ne saurais accepter, monsieur. Je suis attendu tôt demain.
- Romain, le cocher vous y mènera, à l'heure que vous voudrez, mais je ne saurais vous laisser partir de cette maison à une telle heure. Par un tel temps.
- Je saurais m'en débrouiller. Marcher me fera du bien.
- Tu en as pour une demie-heure ! Au moins, lança Valjean, inquiet.
- Mon père nous a dit que votre santé était fragile, commissaire, » opposa à son tour Marius de Pontmercy.
Javert soupira. Il avait enfin fini son assiette. Il buvait un dernier café que Basque lui avait servi avec empressement. Le vieux serviteur était tellement reconnaissant pour l'arrivée du médecin et la bonne issue de l'accouchement. Tout le monde aimait tellement la jeune baronne.
Javert se leva. Il allait mieux, il était juste fatigué. Mais son épuisement n'échappa à personne. Javert tenta de cacher un bâillement en vacillant un peu. Valjean porta sa main sous son coude pour le soutenir. Javert était encore si faible. Cela agaça le policier.
« Je crois que cette fois vous n'avez pas le choix, inspecteur, souffla Valjean.
- Pas de textes de loi ? Très bien. Je me soumets, monsieur le maire. »
C'était des murmures inaudibles. Plus fort, Javert s'écria :
« Très bien, je veux bien abuser de votre hospitalité. Pour cette nuit.
- Quel bonheur !, jeta le vieux M. Gillenormand en frappant dans ses mains. Voulez-vous jouer au piquet ? »
Le policier rit, amusé et secoua la tête.
« Je voudrais me coucher, si cela ne vous dérange pas. Je suis exténué.
- Dure période ?, demanda Valjean.
- J'ai eu quelques affaires prenantes...
- Un nouveau problème de tapis ?
- Dieu, non. »
Ces quelques mots firent sourire les deux hommes. Valjean, tout naturellement, se chargea d'amener Javert à sa chambre, de toute façon, il voulait également se coucher. La journée avait été dure et il était fatigué lui aussi.
Les deux hommes saisirent des chandelles et Javert se plaça derrière Valjean, à sa suite. Il songea en souriant, à sa poursuite... Comme de juste... Comme toujours...
Dans le couloir, ils se tinrent le plus silencieusement possible. La chambre de Cosette était très calme. Un bonheur après cette journée infernale. Valjean entraîna Javert jusqu'à une chambre libre dont il ouvrit la porte. Il faisait bon dans la pièce, le feu avait été allumé et entretenu, on avait préparé le lit et bassiné les draps. Valjean alluma quelques bougies dans un chandelier sur la cheminée et une lumière tamisée éclaira la pièce.
« Je vais te chercher une chemise de nuit. Je suis plus petit que toi mais plus massif, cela te suffira.
- Valjean ! Je dormirais dans ma chemise, laisse cela.
- Cela ne me dérange pas.
- Saint Jean ! Tu ne vas pas partager ton manteau avec moi !
- Ce n'est pas Saint Jean qui a fait cela ! »
Javert se remit à bâiller. Il n'était bon à rien quand il était fatigué. D'un geste habitué, il retira son collier de cuir, puis il commença à défaire les boutons de son uniforme, dévoilant peu à peu la chemise blanche dessous. Valjean se mit à rougir et baissa les yeux.
« Et Lacenaire ?, » demanda l'ancien forçat pour relancer la conversation.
Rappeler à Javert qu'il était présent. Qu'il ne pouvait pas se déshabiller ainsi !
« Il est à la Force. Il a avoué le double meurtre du passage du Cheval-Rouge, Chardon et sa mère, » répondit Javert, retrouvant de l'entrain dans la voix.
Le policier s'était assis sur le lit et enlevait ses longues bottes d'officier.
« Comment avez-vous réussi à le faire plier ?
- Ses complices l'ont trahi. Il n'y a eu qu'à insister un peu. Et puis l'homme voulait avouer.
- Il voulait avouer ? »
Valjean était fatigué, il s'assit sur le lit à côté de Javert, passionné par les propos du policier. Lacenaire n'avait pas semblé du genre à avouer son crime.
« Lacenaire est désespéré d'être reconnu en réalité. Il rêve de célébrité. Il se pique de poésie. Je n'y connais rien, mais il paraît qu'il a une belle plume. En ce moment, il écrit ses Mémoires.
- Quel homme étrange ! »
Javert secoua la tête et regarda tout à coup Valjean, intensément.
« Non ! C'est toi qui es étrange ! Toi qui es unique ! J'ai connu beaucoup de criminels, Valjean, beaucoup luttent pour ne pas se faire prendre mais en réalité ils ne rêvent que de cela. Car cela signifie la fin de la fuite et la reconnaissance publique ! Pouvoir jouer une dernière fois son rôle au grand jour au-milieu d'un parterre de spectateurs passionnés.
- Je ne suis pas unique ! Il y en avait d'autres comme moi au bagne !
- Vraiment ? D'autres hommes prêts à se sacrifier ? D'autres hommes voués à la sainteté ?
- Je ne suis pas un saint ! »
Ils étaient assis sur le lit de Javert, dans la chambre bien chaude et dans la lumière tamisée. Leurs épaules se touchaient, leurs mains se frôlaient. Javert allait rétorquer une fois de plus qu'ils avaient trop bu... Ils n'avaient pas bu cependant, ou si peu. C'était la fatigue qui les rendait imprudents.
« Que deviendra Lacenaire ?, demanda Valjean.
- La Veuve puisqu'il a avoué. Mais il faut attendre novembre pour le procès en Assises. Ce mariole a assez de bagout pour s'en sortir. Les plumitifs aiment parler de lui. Il a même droit à des visites de prestige. »
Il était visible que cela agaçait le droit policier. Même l'eau de la Seine n'avait pas pu effacer toute la rectitude de l'ancien inspecteur.
« Tu es fatigué, Javert. Tu ne dors pas assez.
- Je ne suis pas fatigué, » rétorqua Javert.
Il avait répondu comme l'aurait fait un gamin boudeur, cela fit rire Valjean.
« Un homme entêté... »
Ils se sourirent. Javert était très proche de Valjean, il se tenait près de lui, débraillé avec son uniforme ouvert sur la chemise.
« Comment va ton petit-fils ?, demanda Javert, inconscient de son aspect remarquable à la lueur des bougies. Il perdait des années de cette façon et ses yeux étaient étincelants.
- Il va bien. C'est un beau bébé.
- Je suis heureux pour toi, heureux pour ta fille, heureux pour ton gendre. Vous méritez enfin un peu de joie. Tu as assez souffert dans cette vie ! Et eux aussi.
- C'est toi qui me dis cela Javert ?!
- Disons que j'ai changé, Valjean, et j'ai compris. J'ai vieilli et j'ai compris.
- Tu n'as pas tellement vieilli, Javert. Le temps t'a donné de l'argent là où tu avais autrefois du bronze.
- C'est une jolie phrase Valjean et je t'en remercie, fit Javert avec indulgence.
- C'est la vérité.
- Tu n'es pas objectif. »
Un nouveau rire, plus doux, puis Javert bâilla sans pouvoir s'en empêcher. Valjean, gêné d'être encore présent dans la chambre du policier, se leva et lui souhaita une bonne nuit.
Il fallait partir...
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