Mana

Le matin était toujours aussi chaud et humide. L'odeur sentait la citronnelle, la mélisse, le camphre... Tout ce dont il fallait s'enduire pour essayer d'échapper aux moustiques. Le matin, Javert était assez mal en point. Il s'était chargé de la dernière veille... Valjean n'avait pas voulu le réveiller, mais le policier l'avait fait tout seul. Inébranlable.

Maintenant, il avait la fièvre mais, sourd aux protestations de ses compagnons, il ordonna la levée du camp.

Encore quelques jours et il aurait quitté cette folie.

On poursuivit le voyage. Quelques heures de lourd silence et les trois hommes arrivèrent dans un village misérable caché dans la forêt équatoriale. Quelques cabanes et des noirs partout, à travailler, à cultiver... Des femmes préparant le manioc... Des enfants nus jouant sans soucis... On les vit arriver, on reconnut leurs uniformes et on se mit à crier fort. Mais, bizarrement, il n'y eut aucune panique. Au contraire, on se mit à suivre les chevaux en riant.

Valjean contemplait tout cela avec intérêt, furieusement curieux. Où était le contremaître ? Il devait forcément s'agir d'esclaves.

Enfin, des nonnes apparurent, entourées d'enfants venues les prévenir. Elles étaient sorties d'une des cabanes, plus grande et majestueuse que les autres, l'église sans nul doute, et s'approchaient des trois nouveaux venus, un large sourire aux lèvres. Cela semblait sincère, non ?

« Inspecteur, sergent... Que nous vaut le plaisir de votre visite ? »

C'était une femme, très ronde et assez âgée, qui parlait ainsi. Une longe robe de bure blanche, un voile noir, des mains croisées sur la poitrine, comme une Sainte Vierge. Mais les yeux étaient petits, méfiants, démentant le sourire...en fait...

« Bonjour, ma mère, lança Javert, d'une voix tellement lasse.

- Bonjour, mère Jahouvey, » ajouta le sergent Tamalé, un soleil dans la voix.

Valjean se joignit aux salutations d'usage. Dans l'expectative.

La mère Jahouvey ne fit pas un geste d'accueil. Elle attendait aussi le prochain mouvement de l'inspecteur. Et Javert ferma les yeux...soupirant...

« Nous venons de Cayenne, expliqua simplement l'inspecteur. Sont-elles là ? »

C'était dit.

La nonne répondit par un sourire encore plus beau. Sans aménité.

« Elles le sont.

- La gosse va bien ?

- Il n'a pas eu le temps de lui faire du mal.

- Et la mère ?

- Malmenée mais rien d'irrémédiable.

- Bien, répondit Javert. Nous en avons terminé. »

Et Javert salua à la ronde avant de forcer son cheval à effectuer un demi-tour. Cette fois, la nonne était ébranlée.

« Vous ne voulez pas vous reposer un instant, inspecteur ? Vous semblez...

- Nous en avons terminé, répéta Javert, avec fermeté. Les deux esclaves ont disparu dans la forêt. Le dossier est clos.

- Merci, inspecteur. Elles devraient partir par le prochain convoi. Direction...

- Je ne veux pas le savoir, » opposa mollement Javert.

La nonne se tut, un peu vexée.

« M'offrir ce siège était déjà assez compromettant. Cessons-là ce jeu.

- Vous partez dans quelques jours, m'a-t-on dit ?

- Les nouvelles voyagent vite le long du fleuve. »

Cela fit sourire Javert, amèrement, tellement amèrement.

« Vous partez ?, demanda clairement la nonne Mère Jahouvey, croisant ses bras sur sa poitrine, large et épaisse.

- Dans quatre jours. Par le Jeanne-Marie.

- Quatre jours. Vous allez nous manquer, inspecteur. »

Javert rit, follement amusé. Méprisant. Glacé.

« Tamalé sera toujours là pour assurer la liaison. Allez rentrons à Cayenne. Ce dossier est clos, j'ai dit. »

Mais il ne put avancer. La chaleur, la tension, la fièvre... Javert lutta tout à coup contre lui-même, portant la main à son front, maugréant des malédictions. Il essayait aussi de retenir son cheval. Non pas que le cheval lui désobéissait, il était docile, bien dressé, mais il s'énervait de sentir un certain relâchement dans la tenue de son cavalier. Il piaffait et renâclait.

Puis lentement, Javert laissa tomber les rênes, s'efforçant de cacher son malaise...bien mal...avant de s'écrouler sur sa selle.

« JAVERT !, hurla Valjean en claquant du talon son cheval pour s'approcher de son compagnon.

- INSPECTEUR !, » s'écria le sergent Tamalé, en jouant la même scène que le vieux forçat.

Et ce furent des esclaves postés autour des nonnes qui agirent et retinrent l'inspecteur avant qu'il ne touche le sol. Inconscient.

Son chapeau était tombé et ses cheveux glissaient, détachés. Valjean se laissa tomber de cheval, horrifié. Tamalé l'imita.

La mère Jahouvey, plus pragmatique, ordonna qu'on emporte le policier dans la cabane-hôpital et qu'on l'étende sur un des lits.

Javert ne reprit pas connaissance.

Valjean comprit qu'il devait réellement quitter ce pays avant que ce pays ne lui prenne sa vie.

Le vieux forçat se retrouva, une fois de plus, au chevet de son ami. Il vit un homme noir venir ausculter l'inspecteur et lui donner à boire une décoction. Enfin, la Mère Jahouvey vint le veiller aussi. Elle apporta une bassine remplie d'eau fraîche et propre.

Un luxe dans la forêt !

Il fallut éponger le front brûlant du policier et Javert se mit à délirer, laissant sa tête claquer à droite et à gauche, murmurant des mots incompréhensibles... Parfois des nombres que Valjean reconnut avec horreur. La Seine, 24601, la Seine...

La Seine engloutissait à nouveau l'inspecteur...

La nonne pensa que l'homme allait abandonner son siège et la laisser seule avec le policier. C'était rarement un travail d'homme de gérer un malade. Mais Valjean ne se retira pas et resta farouchement proche de Javert.

Il priait en glissant les perles noires de son chapelet entre ses mains. La nonne le vit et sourit, puis elle joignit ses prières à celles du forçat.

Il fallut attendre la nuit pour que Javert sorte de son inconscience. La première chose qu'il vit furent les yeux bleus, ardemment posés sur lui.

« Bonsoir toi, murmura Javert, un pâle sourire aux lèvres.

- Bonsoir, » répondit Valjean.

La retenue de Valjean, l'absence de caresses et de baisers mirent aussitôt Javert sur ses gardes. Ils n'étaient pas seuls.

« Où est Tamalé ?

- Il mange avec les hommes, répondit la voix de la Mère Jahouvey.

- Il a vu la fille ?

- Inspecteur !, gronda la nonne. Il se repose !

- C'est vrai, peu importe ! Le rapport est identique aux autres...

- Calmez-vous ! »

Javert n'arrivait jamais à penser correctement durant une crise. Un brouillard envahissait ses idées. Il détestait cette sensation de partir à la dérive.

« Une chasse à l'homme, murmura Javert. J'étais bon à cela un jour. J'ai chassé le forçat évadé... Le criminel en fuite... Ce devait être des esclaves aussi en fait... Un siège ! Je n'ai jamais été corrompu... »

Javert se mit à rire, puis il ferma les yeux, retenant les larmes qui mouillaient ses paupières, refusant de les laisser couler, d'ajouter la honte à son ignominie.

« Inspecteur !

- Irréprochable... Quelle connerie !

- Javert ! S'il-te-plaît ! »

C'était Valjean qui plaidait cette fois. Cela eut le mérite d'obliger le policier à rouvrir ses yeux. Le forçat n'y tint plus, il se leva et vint caresser le front.

« Dieu ! Tu es brûlant !

- Que m'a-t-on donné ? Je ne me sens pas... »

Javert ne savait pas comment qualifier son état. Il ne souffrait pas, il dérivait et ses pensées n'étaient pas douces.

« Je ne sais pas..., avoua Valjean.

- Une plante d'ici. Les Indiens l'utilisent pour calmer la douleur. De la coca.

- Il faudrait me donner du rhum pour faire bonne mesure. Ainsi...

- Javert !

- Ainsi je me tairais. »

Javert referma les yeux, plongeant à nouveau dans l'inconscience...mais avant de partir, il murmura :

« Je ne voulais rien d'autre que d'être irréprochable... Mais comment faire quand la loi elle-même est critiquable ? »

Et Javert se tut...

Valjean avait laissé sa main sur le front du policier. Terrifié par cette crise, plus dure que les précédentes.

La Mère Jahouvey força le vieil homme à quitter la cabane et à aller manger. Valjean pensa à sa sœur, il allait refuser catégoriquement puis il songea à la réputation de l'inspecteur... Cela eut plus d'effet que les sermons de la nonne.

A l'extérieur, il faisait nuit. Mais des feux avaient été allumés devant chaque cabane et les esclaves mangeaient. On chantonnait doucement.

En fait, tout était relativement calme. On devait être prudent et discret pour l'inspecteur. Valjean ne savait pas où aller lorsqu'une voix l'appela. Tamalé !

« M. Jean ! Venez !

- Tamalé ! »

Valjean rejoignit un des feux et s'assit à côté du sergent. Aussitôt une petite négresse lui donna une assiette remplie de viande cuite et de galettes de manioc.

« Comment il va ?

- Mal, Tamalé. Il est inconscient.

- La coca lui fera du bien. Il dormira jusqu'à demain et se réveillera reposé.

- Vraiment ?

- Ce ne sera pas la première fois ! »

Tamalé était assis devant le feu, on était loin du sergent un peu niais de Cayenne. Il paraissait à son aise au-milieu des autres noirs. Des esclaves ? Valjean ne comprenait plus rien.

« Où est-on ? »

Tamalé sourit et répondit, enfin, à la question que se posait depuis si longtemps Valjean.

« Quand mère Jahouvey est venue, elle a fait un village pour les esclaves. Ici ça s'appelle Mana. Elle a fait des cabanes, des champs, des écoles... Elle a tout fait pour les esclaves. Puis, elle a commencé à aider les esclaves marrons.

- Les aider ?

- A fuir leur maître. Même fuir le pays.

- On le sait ?

- On s'en doute mais on n'a pas de preuves. L'inspecteur était dangereux car il est intelligent mais il a laissé faire. Il n'a jamais capturé d'esclaves marrons sauf ceux qui étaient dangereux.

- Donc la femme et sa fille ?

- Namia et Lyala. Le maître a essayé de violer la fille, la mère a préféré fuir la plantation pour la sauver.

- Seigneur !? Mais il faut arrêter ce monstre ! »

Tamalé Oubayou se mit à rire devant l'innocence et la candeur de ce vieux blanc. Qu'il était loin de la réalité de la vie dans une colonie !

« Un blanc riche ! Jamais la police ne l'arrêtera ! Même Javert ne peut rien contre lui, il n'a rien !

- La femme peut témoigner !, opposa violemment Valjean.

- Une esclave en fuite ? Une négresse ! Sa parole a moins de valeur que celle de son maître. Si elle osait se plaindre, c'est même la police qui se chargerait d'elle. Avec soin ! »

Puis Tamalé ajouta, on percevait la tristesse et le dépit dans sa voix.

« Pas Javert. Mais il y a des policiers qui n'hésitent pas. »

Peut-être un jour, Javert regardera le siège Tembe et comprendra qu'il a fait le bien... Valjean pria pour que ce jour arrive de toutes ses forces.

Tamalé entraîna Valjean jusque dans une case libre. Une simple natte, une moustiquaire et il fallut bien dormir. Il le fallut car il était hors de question de quitter la cabane pour rejoindre Javert...

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