L'attentat
Le 28 juillet 1835, Paris se préparait à la fête. On avait décoré les rues, accrochant des guirlandes sur les maisons, de vieux pavois étaient même sortis. L'air sentait les saucisses et les bonbons. La garde nationale était là au grand complet, les uniformes étaient rutilants. On essayait de marcher au pas. Les hommes avaient eu un mois pour apprendre. Ce n'était pas parfait mais cela suffirait. Le roi Louis-Philippe Ier était un roi indulgent, le roi des Français sourirait et aurait un mot gentil pour saluer sa garde.
Jean Valjean se retrouva dans le défilé, à suivre le mouvement.
La revue durait depuis longtemps. Valjean savait que quelque part dans la foule se tenaient Cosette et Marius, sa chère fille poussait un landau dans lequel se reposait le petit Jean-Luc. Il y avait aussi Azelma accompagnée de son amoureux.
Tous ces êtres qui maintenant appartenaient à la vie de Jean Valjean.
Et Valjean savait enfin que quelque part se tenait Javert. Il pria pour la sécurité de tous.
Et soudain une forte explosion retentit dans la rue. Nous étions au boulevard du Temple et des cris d'horreur éclataient dans la foule.
Valjean resta un instant interdit mais l'ancien forçat était un homme courageux. Très vite, il remonta la foule, courant dans la rue...arrivant aux alentours du numéro 50 et il fut horrifié. Sur le sol, il y avait des morts, des blessés par dizaines. Des flaques de sang. Des gémissements de souffrance. La rue ressemblait au chaos. Valjean se souvenait de la Révolution, de la Guerre, et il accéléra sa course. Il accourait, se portant au secours. Il aidait des blessés à se déplacer. Puis soudain, il sursauta. Deux mains fortes venaient de l'attraper, le saisissant fort aux épaules. Une voix terrorisée souffla dans son oreille.
« JEAN ! Que fais-tu ici ? Es-tu blessé ? »
Javert ! Valjean le regarda et vit l'éclat dur des yeux gris. Un regard de glace mais étincelant de peur. L'homme était ébranlé.
« Je vais bien, assura Valjean.
- Dieu en soit loué ! »
Javert baissa les yeux et se recula. Valjean remarqua le sang plaqué sur ses joues, le sang maculant ses vêtements. Le sang du policier ? Peut-être pas. Valjean était horrifié. Javert était en uniforme de commissaire et semblait essayer de maîtriser sa propre panique.
« Tu es blessé ?, demanda Valjean, répétant presque les mêmes mots que Javert avait eu à son endroit quelques secondes plus tôt.
- Rentre chez toi Valjean ! Vite ! »
Valjean ne put répondre. Javert ne lui en laissa pas le temps. Il s'était détourné aussitôt de lui, reprenant sa tâche. Il invectivait les policiers affolés, luttant pour rétablir un semblant d'autorité. Il faisait reculer la foule, les blessés étaient emmenés les uns après les autres à l'hôpital dans les voitures officielles.
Les voitures de la Cour !
Les morts étaient placés contre les murs des maisons, loin des badauds. Pour ne pas être piétinés. Il fallait les emmener à la Morgue. On les dénombrait.
Valjean aperçut le roi en personne. Sa Majesté portait une éraflure au front, le sang coulait lentement. C'était un miracle. Près de lui se tenaient ses fils, tous indemnes. Ils examinaient un mort sur le sol, le maréchal Mortier, tué sur le coup.
Aux côtés du roi il y avait aussi M. Gisquet, le préfet...et aussi M. Allard, le chef de la Sûreté. Les deux hommes n'étaient pas fiers.
Et la voix de Javert l'argousin éclatait, dominant les cris d'horreur, calmant la populace.
« DURAND ! Il me faut un carabin ! VITE ! Où est Juillard ? JUILLARD ! Ramène tes miches ! Va chercher un fiacre ! »
Et Javert invectivait les policiers jusqu'à ce qu'enfin, la rue ne ressembla plus à un champ de ruine mais à quelque chose d'ordonné. D'autres policiers s'étaient portés à l'aide du vieil officier. On organisait, on gérait...enfin... Des médecins étaient venus se charger des blessés en attendant de pouvoir les transporter.
Valjean regardait tout cela avec un visage consterné. Il aidait lui-même à déplacer les corps. Sa force de Jean-Le-Cric lui servant à cette tâche. Il essayait de ne pas penser à Cosette, mais elle était avec Marius. Azelma avait son Benoît. Ils étaient loin du Boulevard du Temple. Valjean se rappelait avec acuité de la barricade de Saint-Merry. Le sang, les morts...
« Et Fieschi ? Est-il arrêté ?
- Oui, commissaire !
- Je vais me charger de lui personnellement ! Amenez-le au frais !
- Il est blessé, commissaire.
- Merde ! Toujours pas de carabin ? DURAND ! MAGNE-TOI ! »
Soudain, un homme se détacha du groupe des officiels pour approcher Javert.
« Javert ! Il faut...
- Une semaine ! Une semaine que vous saviez !, hurla Javert. Merde ! Une semaine que je vous l'ai dit !
- Reprenez-vous commissaire ! Songez à qui vous parlez ! »
Et devant qui vous le faites ! Il y avait le roi et sa Cour observant cet imposant policier, l'uniforme couvert de sang s'en prenant violemment au préfet de police en personne. Le roi eut un petit sourire amusé. Ses ministres l'entouraient, encore sous le coup de l'émotion, ils ne quittaient pas le roi d'une semelle.
« Je vous l'ai dit ! Boulevard du Temple ! Pourquoi monsieur ?
- Javert ! Calmez-vous ! »
Un policier vint voir Javert et lui parla d'une voix inaudible. Javert eut un cri de rage et jeta son chapeau sur le sol.
« TREIZE MORTS ! MERDE ! »
Puis, dédaignant le préfet, Javert se tourna vers le policier et demanda :
« Et l'arrestation ?
- Fieschi était seul.
- Je vais le faire parler ! Il va me les cracher les noms de ses complices ! Croyez-moi ! »
Puis, pris par une idée soudaine, Javert claqua des doigts et ordonna :
« Allez arrêter sa régulière. Laurence Petit et sa fille Nina. Ces punaises auront bien quelque chose à nous chanter.
- Javert !, » reprit le préfet, conciliant.
Javert se tourna enfin vers son supérieur. Il avait des yeux brillants, un vrai fou. Son chapeau tombé, on pouvait voir ses cheveux glissés hors de leur ruban. Le sang séchait sur ses joues, donc ce n'était pas une blessure.
« Monsieur ?
- Le roi demande à vous voir. »
Javert eut un rire hystérique.
« Je ne crois pas être présentable, monsieur, et je ne suis pas d'humeur à faire des courbettes.
- JAVERT !
- Treize morts, monsieur. Laissez-moi gérer cela et je me plierais à l'étiquette. DURAND ! Mon carabin ?
- Il est au chevet de Fieschi, monsieur.
- C'est bien sergent ! Il n'échappera pas à la Veuve. Maintenant les fiacres ! Il y a des blessés à transporter ! La rapidité est leur seule chance de survivre ! Où est ce con de Juillard ? JUILLARD !
- Javert, vous devez m'écouter !, rétorqua le préfet, un peu plus durement.
- Je crois que je vous ai assez écouté monsieur ! Un attentat contre le roi ! Je n'ai même pas été capable de l'en empêcher. Je... »
Gisquet posa sa main sur le bras de Javert et Javert se tut, enfin, comme s'il se rendait compte tout à coup de l'endroit où il était. De ce qu'il s'apprêtait à dire. Et à qui il allait le dire. Il regarda autour de lui. Il vit le roi l'observer intensément. Lui, ses fils, ses ministres.
« Veuillez me pardonner, monsieur le préfet. »
Ce fut dit avec une voix humble. Javert s'inclina avec déférence. Retrouvant son rôle de subalterne bien dressé.
« Je n'aurai pas du vous dire cela, monsieur. Mes propos ont dépassé la bienséance. Si vous souhaitez ma mise à pied... »
Javert défit lentement son épée d'officier et la tendit au préfet. Celui-ci la refusa en secouant la tête.
« Nous avons tous été choqués Javert. Venez voir le roi et rattrapons ce gâchis. Voulez-vous ?
- Je suis à vos ordres, monsieur. »
Javert s'inclina encore et suivit le préfet. Valjean ne pouvait pas bien suivre la scène, il gérait une femme tenant son fils, un adolescent, dans ses bras, le jeune garçon avait reçu une balle dans la jambe et perdait beaucoup de sang. Valjean tentait de stopper l'hémorragie en déchirant sa chemise, en faire une bande de tissu pour un garrot. La femme pleurait et suppliait. Il la consolait de son mieux.
Javert s'inclinait profondément devant le roi. Louis-Philippe Ier n'était pas un roi distant, Sa Majesté posa sa main sur l'épaule du policier. Javert s'inclina encore. Puis la Cour s'en alla. Il leur fallut marcher, leurs voitures ayant servi au transport des blessés.
Et la foule se mit à acclamer son roi et sa famille. Son gouvernement et ses ministres. On salua le courage, on remercia le Ciel de leur survie. En fait, cet attentat avait plus fait pour la popularité du roi qu'un défilé entier destiné à rappeler la Révolution de 1830.
La fin de ce jour fut un soulagement. Valjean n'était toujours pas parti. Il restait dans le boulevard du Temple, à transporter les derniers morts. Les blessés avaient tous été emmenés. La rue était presque vide, il n'y avait que quelques passants pressés de retourner chez eux. Et puis Javert encore debout au-milieu des autres officiers.
Enfin, même les policiers commencèrent à disparaître à leur tour.
Valjean vit Javert chercher du regard quelque chose ou quelqu'un dans la rue. Leurs regards se croisèrent et Valjean fut ébloui par le soulagement qu'il put lire dans les yeux de Javert. Soulagement et consternation.
Valjean sourit en hochant la tête.
Oui je devais rentrer, oui. Je sais.
Javert salua Valjean d'un signe de tête et il quitta le boulevard du Temple. Plus tôt, une drôle de machine avait été descendue d'une maison. On l'appelait « la machine infernale, » une machine faite de vingt-cinq canons de fusils juxtaposés. On fut impressionné. La machine partit avec les policiers.
Valjean songeait à Javert, infiltré dans une troupe d'anarchistes et prêchant dans le désert. Manifestement, son travail n'avait servi à rien, l'attentat avait eu lieu. Si c'était par sa faute, Valjean eut peur tout à coup que Javert ne songea à la Seine pour se punir. Si c'était celle de ses supérieurs, Javert allait peut-être vouloir démissionner...
Lorsque Valjean arriva rue des Filles-du-Calvaire, il n'eut pas le temps de retirer son uniforme sale et plein de sang, une furie s'était jetée dans ses bras. Cosette le serrait contre elle, pleurant et remerciant Dieu. Elle tremblait si fort que Valjean accentua son étreinte, pour la calmer, lui montrer qu'il était vivant. Vivant !
« Où étais-tu papa ? Où étais-tu ?
- Je suis resté à aider, ma douce. C'est aussi à ça que sert la Garde Nationale.
- Je me suis vue mourir aujourd'hui, murmura Cosette.
- Nous nous sommes tous vus mourir aujourd'hui.
- Quelle horreur ! »
Valjean berçait sa fille contre lui, comme lorsqu'il la berçait étant enfant et qu'elle se réveillait la nuit, pleine de cauchemars. Le souvenir des Thénardier.
Valjean et Toulon, Javert et la Seine, Marius et la barricade, Azelma et la prison, Cosette et les Thénardier. Chacun avait ses fantômes pour le hanter.
« Et Jean-Luc ?
- Un vrai petit soldat, papa. Il n'a même pas bronché lors de l'explosion. Il n'a pas crié alors qu'on courrait dans les rues au-milieu de la foule. Monsieur s'est réveillé et a pleuré lorsque j'ai du arrêter de courir, parce que j'étais fatiguée.
- Alors il est digne de son grand-père George de Pontmercy, colonel de la Grande Armée, sourit Valjean.
- Et de son grand-père, Jean Valjean, le garde national.
- Ma petite Cosette... »
Ce fut une dure nuit pour beaucoup de Parisiens. Des morts, des blessés, des cauchemars et des rapports à n'en plus finir.
A la préfecture, Javert songeait à Jean Valjean. Il était dans l'antichambre devant le bureau de M. Gisquet. Il savait qu'il allait, encore !, se faire fustiger pour son caractère impossible. Mais Javert avait toujours été emporté. La Seine n'avait fait que ressortir ce trait, le noircissant à volonté.
Javert rêvait pour la première fois de prendre sa retraite. Partir ailleurs et mourir loin de tout ça. Aujourd'hui, il avait vécu une scène qu'il avait déjà vécu et qu'il avait espéré ne plus jamais vivre. Des morts, du sang, l'horreur... A la barricade, il avait échoué lamentablement, acceptant la mort comme une récompense bien méritée au regard de cet échec brûlant.
Mais là ! Il avait pourtant fait son travail. Il avait glané des informations. Lentement, sûrement. Enveloppant Fieschi dans sa toile et lui soutirant ses secrets les uns après les autres. Quand et où aurait lieu l'attentat ? Qui faisait partie du complot ? Pourquoi ? Des républicains, des membres de la Société des droits de l'homme, une organisation interdite depuis 1833 mais qui continuait à exister dans la clandestinité, avait œuvré dans l'ombre.
Javert l'avait fidèlement rapporté à Gisquet et à Allard.
Pourquoi ne pas lui avoir fait confiance ?
Javert avait déjà eu des difficultés avec l'affaire Lacenaire, maintenant on ne prenait même plus en compte son avis, ses enquêtes... Le policier se sentit fatigué tout à coup, immensément fatigué. Il avait besoin de voir Valjean. Étrangement.
L'idée de revoir les yeux bleus d'azur du vieux forçat, de son ami, était réconfortant.
La porte du bureau de Gisquet s'ouvrit et une voix froide comme la glace et coupante comme le métal lança :
« JAVERT ! »
Et Javert se plia et entra dans le bureau, redressant les épaules mais n'essayant pas de rectifier sa tenue. Trop froissée, trop sale, trop boueuse.
Plus tard, minuit était passé depuis longtemps. Cette longue journée était terminée. Javert titubait de fatigue. Il se souvenait des paroles du préfet avec amertume.
« Vous êtes un bon officier Javert, mais vous devez apprendre le respect !
- Suis-je mis à pied monsieur ?
- Non, pas cette fois. Le roi a remarqué votre utilité aujourd'hui.
- Je suis heureux d'avoir été utile, monsieur.
- Il a aussi remarqué votre attitude d'une impolitesse inacceptable ! Nous en reparlerons Javert ! »
Javert ne dit rien, il s'inclina avec déférence et fut rejeté. Il put voir que Fieschi était bien enfermé dans sa cellule. Demain, il faudrait lui parler.
Là, il devait passer une nuit tranquille à se morfondre, à souffrir de sa blessure, à penser à ses complices... Demain, l'inspecteur Javert le ferait parler.
Ce soir, pour les quelques heures qui restaient de la nuit, Javert voulait revoir Valjean. Furieusement !
Il se mit donc à marcher dans les rues. Il voulait le voir, être sûr qu'il allait bien. Javert se moquait de ce qui pouvait lui arriver, mais l'idée que Jean Valjean puisse être blessé le traumatisait. Le rendait incohérent.
Comme toujours lorsqu'il s'agissait du vieux forçat !
Javert marcha longtemps dans les rues obscures de la ville. Peu de lampadaires étaient allumés. Cette nuit, Paris se terrait dans l'ombre.
Il fallut longtemps au policier pour rejoindre la rue des Filles-du-Calvaire. Devant la porte fermée et la nuit profonde, Javert se traita de jobard.
Il n'allait pas risquer de réveiller quelqu'un dans la maison juste pour satisfaire une curiosité mal venue. Il allait rebrousser chemin la mort dans l'âme lorsqu'une voix demanda, un peu inquiète :
« Javert ? C'est toi ?
- Valjean ? Où es-tu ?
- Dans ma chambre. J'ai entendu ton pas et je l'ai reconnu. »
Valjean se tenait à sa fenêtre, ouverte sur l'air chaud de la nuit. Javert se sentait immensément soulagé de le voir.
« Tu vas bien ?
- Je vais bien. Et toi ?
- Je vais bien. »
Ils se sourirent sans le savoir. Puis Valjean s'écria :
« Attends, c'est ridicule, je viens t'ouvrir.
- Mais Valjean... »
La tête disparut et bientôt la porte s'ouvrit, dévoilant un Jean Valjean habillé d'une robe de chambre sur une chemise de nuit, une chandelle à la main. Ses cheveux faisaient comme une auréole brillante autour de sa tête, un saint vivant parmi les hommes ! Il était aussi soulagé de voir le policier que l'était le policier de le voir lui.
« Viens, lança Valjean. Ne reste pas dehors !
- Il est tard, je ne vais pas m'imposer. Valjean, je vais...
- Chut ! Je t'emmène dans la chambre d'ami. Tu pourras y dormir cette nuit. En sécurité. »
Valjean utilisait-il ces mots par hasard ou à bon escient ? Javert ne dormait plus en sécurité ces temps-ci, toujours sur le qui-vive en jouant le rôle de Fraco le gitan. L'idée de pouvoir profiter d'une vraie nuit de repos avait quelque chose d'attrayant, en effet.
Il suivit Valjean et la porte se retrouva fermée à clé sur eux.
En silence, les deux hommes se dirigèrent vers les chambres. Valjean mena Javert jusqu'à la même chambre que la dernière fois. Le lit n'était pas fait mais ce n'était pas un problème. Valjean posa la chandelle sur une table et en un instant, il découvrit un drap dans une armoire.
Javert le repoussa et se mit à préparer le lit. C'était vrai. Javert avait vécu seul toute sa vie, ou presque, il savait faire un lit.
Ceci fait, Valjean tendit aussi un oreiller puis une couverture au policier. Leurs doigts se brossèrent et chacun sursauta.
« Pardonne-moi Valjean. Je suis un peu énervé ce soir.
- Tu es tout pardonné. Où étais-tu ?
- Dans le boulevard du Temple. A piaffer d'impatience. Je savais que cela allait avoir lieu... Dieu !
- Je ne les comprends pas. Ils ne te font pas confiance ?
- Je suis un gitan ! Et j'ai perdu la confiance de mes chefs depuis les barricades.
- Ce sont des imbéciles !
- Je sais et moi je suis un jobard. »
Valjean rit doucement, il se rapprocha encore de Javert. Les deux hommes se tenaient si proches, trop proches, mais ils en avaient besoin pour vérifier comment allait l'autre.
Javert avait retrouvé des favoris mais ils étaient si courts, loin de la touffe de poils ornant les joues de l'inspecteur Javert. Valjean examinait les yeux, le front, le menton, cherchant la blessure, voyant la fatigue dans les cernes sous les yeux, décelant le reste d'angoisse dans le pli de la bouche. Javert s'était lavé le visage, faisant disparaître le sang séché mais son uniforme en était toujours souillé.
Javert fit de même, il contemplait son ami avec soin, il avait eu tellement peur pour Jean Valjean. Il n'avait pas eu si peur depuis...depuis...depuis une certaine nuit de décembre alors qu'il avait couru pour sa femme. Ce soir, il avait couru pour un forçat évadé. Son ami ?
Valjean glissa sa main sur la joue de Javert, voulant caresser les favoris. Étaient-ils aussi doux qu'à la Paimpolaise ? Javert gela sous la caresse mais se laissa faire.
Il murmura juste :
« Jean... »
Et lentement ils se retrouvèrent l'un contre l'autre, encore plus près.
« J'ai eu si peur pour toi, avoua Javert.
- Je n'ai pas cessé d'avoir peur pour toi, tout ce temps. Et puis ce sang sur toi...
- Ce n'est pas le mien. C'est celui de Cauffier, mon inspecteur. Il a été tué.
- Il était proche de toi ?
- A mon côté droit. »
Valjean perdit le souffle. Il s'efforça de ne pas imaginer la scène, il lutta contre le malaise. Cela aurait pu être Javert. Il aurait pu le perdre aujourd'hui. Ce fut une révélation pour Valjean. Ce fut ressenti comme un coup de poing dans l'estomac.
« Seigneur... Quelqu'un aurait du...
- Tu me prends pour un incapable, toi aussi ?, souffla le mouchard.
- Tu n'es pas un incapable, tu es le meilleur !
- Tu n'es pas objectif !
- Je sais ! »
Ils se mirent à rire, tellement soulagés, tellement heureux, encore effrayés. Leurs mains se brossèrent à nouveau. Puis ce fut au tour des doigts tremblants de Javert de caresser la barbe, soyeuse, de Jean Valjean. Javert avait eu tellement peur en le reconnaissant dans la foule, perdu dans le boulevard au-milieu des blessés. Javert avait eu si peur que son ami ne soit touché. Il n'osait pas se demander ce qu'il aurait fait si cela avait été le cas.
La barbe était douce et l'azur s'assombrissait. Illisible.
Javert baissa les yeux, gêné d'avoir osé outrepasser ses droits, il allait se reculer. S'excuser. Mais Valjean ne le laissa pas faire. Il avait glissé ses doigts sur la nuque de Javert, le forçant à baisser la tête vers lui...et leurs lèvres se touchèrent. C'était Valjean qui avait posé ses lèvres sur celles du policier. Initiant le mouvement, il ferma les yeux, un peu inquiet de la réaction du policier. Colère, dégoût, étonnement, désespoir... Et Javert se surprit à rendre le baiser avec chaleur. Il attira l'ancien forçat contre lui et força la bouche à s'ouvrir pour la sienne. Sa langue cherchant la sienne. Pressant.
Deux amis ! Deux hommes ! Deux adversaires ! Qu'étaient-ils devenus ? Au fil de ces années, de ces mois, de ces semaines ? Des amoureux ? Des amants ?
Le baiser dura jusqu'à ce que le manque d'air les fasse se lâcher. Les poumons de Javert se rebellaient. Ils se relâchèrent et s'examinèrent avec attention.
« Je..., commença Valjean, rougissant.
- Si tu t'excuses, Valjean, si tu oses t'excuser, je te jure que je quitte cette maison et que tu ne me reverras plus jamais ! Rien à foutre du scandale !
- Je ne voulais pas m'excuser.
- Bien. Alors reprenons. »
Un nouveau baiser. Plus doux cette fois. Plus doux au départ car il devint vite insatiable. Lui aussi. Depuis combien de temps mouraient-ils de faim sans le savoir ?
« Que faisons-nous Javert ?
- Je ne sais pas... »
Je ne sais pas...
Le baiser s'approfondit. Ils apprenaient. Ils testaient, cherchaient, goûtaient. Et c'était délicieux.
« Ta fille..., murmura tout à coup Javert.
- Elle dort..., » rétorqua Valjean.
Ils étaient tellement affamés. Tellement perdus. Inconscients à rien d'autre qu'à la bouche de l'autre. Bientôt les bouches, les langues ne suffirent plus et les mains commencèrent à se chercher. A chercher. A caresser. Le tissu épais de l'uniforme, le velours de la robe de chambre, les boutons brillants. Javert sentit les mains de Valjean commencer à ouvrir les boutons de son uniforme, il se recula tout à coup.
« Nous ne pouvons pas... Nous... Dieu Valjean...
- N'aie pas peur. Je t'en prie. »
Un oiseau affolé. Voilà à quoi lui faisait penser le policier. Ou un loup acculé.
« Nous ne pouvons pas faire cela. Nous sommes deux hommes.
- Je sais. Je ne me reconnais pas moi-même. »
Mais les yeux brillaient si fort. Les deux hommes étaient essoufflés. Javert luttait pour se ressaisir. Il était perdu dans l'azur des yeux de Valjean. Si beau, si profond.
« Je crois que je suis un peu amoureux de toi, admit Valjean.
- Vraiment ?, fit Javert, abasourdi.
- Je ne sais pas depuis combien de temps cela couvait. Peut-être les barricades ? Peut-être avec la Paimpolaise ? Peut-être avant ? »
Javert ne savait pas quoi répondre. Il était encore sous le choc, son cœur battait la chamade et il n'arrivait pas à se reprendre. Il ne désirait rien d'autre que la bouche de Valjean, les mains de Valjean...le corps de Valjean...
Cette pensée le gela et il se recula encore plus loin dans la pièce.
« Calme-toi, sourit Valjean. Tu ne risques rien avec moi.
- Je n'ai pas peur de toi, Valjean, fit Javert, un peu suffisant. Mais j'ai tellement peur de moi.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas ce qui m'arrive. Je n'aime pas les hommes. Et j'ai envie de toi. »
Javert et sa franchise.
Cela coupa le souffle à Valjean. Il se rapprocha à nouveau de Javert et doucement, lentement, il caressa les cheveux du policier, cherchant le ruban pour défaire la coiffure et libérer la vague soyeuse de la chevelure. Elle glissa sur les épaules du policier à la grande joie du forçat qui put y plonger ses doigts, émerveillé par ses reflets à la lumière de la bougie. De l'argent là où il avait du bronze.
Javert reprit les lèvres de Valjean. Rien à foutre du scandale.
Ils s'embrassaient encore et encore. Puis, audacieux, Valjean glissa sa bouche le long de la mâchoire du policier, ravi lorsqu'il l'entendit gémir doucement. Ce son incongru fit sursauter Javert et Valjean refit le même geste. Pour un même résultat.
« Nous sommes fous... Nous sommes fous..., répétait Javert.
- François... Fraco...
- Valjean... Jean... Jean... »
Valjean fut celui qui repoussa l'autre jusqu'au lit, le forçant à s'étendre sur le matelas, le coinçant sous sa stature. Valjean avait toujours été un homme puissant, un homme courageux et Javert respectait le courage. Le policier se soumit et plaça docilement ses mains sur les épaules du forçat pour les serrer avec force. Le retenir, l'attirer. Il se laissa embrasser et caresser. Il ferma ses yeux et partit à la dérive. Une bouche revint chercher la sienne. C'était si facile maintenant, c'était le plus facile car le reste semblait un abîme dans lequel il fallait se jeter. Un abîme terrifiant.
Car leurs corps se réveillaient, ils disposaient de leur propre libre-arbitre. Javert fut surpris de sentir l'excitation venir si vite. Chacun des mouvements de Valjean était accablant.
L'ancien forçat avait réussi à défaire l'uniforme, la chemise de Javert s'ouvrait lentement à son tour. Valjean laissa enfin ses doigts parcourir la peau nue de la poitrine, glissant sur le ventre, dur et musclé du policier.
Javert avait plus de cinquante ans mais il avait vécu une vie de marche et de patrouille, il ne s'économisait pas, il était mince et athlétique.
Puis Valjean bourdonna de contentement lorsqu'il sentit les mains de Javert se placer sur ses propres vêtements et lentement, la ceinture qui retenait la robe de chambre fut retirée, la chemise de nuit agaça le policier. Il ouvrit violemment les boutons. Dévoilant enfin la peau marquée du forçat. Valjean eut un geste de recul lorsque les mains, quémandeuses, de Javert se posèrent sur sa peau, caressant le ventre, puis le dos, trouvant les cicatrices. Les marques des coups de fouet, des bastonnades en règle, des combats entre détenus, des blessures obtenues sur les chantiers...
« Je vais refermer ma chemise, souffla Valjean.
- Pourquoi ?, réussit à demander Javert, revenant difficilement des brumes du désir.
- Je suis marqué. Je ne veux pas que tu voies mes cicatrices.
- Pourquoi ?, répéta Javert. Tu crois que j'ignore qu'elles sont là ? Je fais partie de ceux qui t'ont marqué, Jean Valjean.
- Ce n'est pas cela. »
Valjean ne voulait pas en parler, il reprit les lèvres de Javert, suçant la lèvre inférieure, ordonnant pour la première fois. Mais, cette fois, Javert ne se laissa pas soumettre si facilement. Il repoussa Valjean.
« Pourquoi ?, répéta-t-il encore, un peu sèchement.
- Je ne veux pas que tu culpabilises pour ça. Je ne veux pas que Toulon se mette entre nous. Il y a déjà trop de passé qui nous sépare.
- Le passé est mort. J'ai envie de te voir, de te toucher... Il y a longtemps que j'en ai envie.
- Vraiment ?
- J'ai voulu jeter cette petite catin à terre dans cet estaminet miteux pour prendre sa place et t'embrasser. Je t'ai désiré !
- Tu n'en as rien dit !?
- Crois-tu que j'ai pour habitude d'embrasser tous les agents de Vidocq ?
- Je croyais que c'était pour nous cacher !
- Il y avait de ça aussi, mais j'ai éprouvé du plaisir en t'embrassant et ça, ce n'était pas prévu.
- Moi aussi, j'ai éprouvé du plaisir...
- Jean... Embrasse-moi.
- François... »
Valjean obéit à Javert et reprit le baiser. Il sentit les mains reprendre leur déshabillage et il se laissa faire. Une main vint doucement toucher sa marque au fer rouge de forçat, les lettres fatidiques TFP...
« Je suis désolé, souffla Javert.
- Je sais.
- Je... »
Toulon ! Un fantôme du passé ! Valjean sourit amèrement, il percevait la soudaine retenue dans les caresses de son compagnon. Plus circonspect, plus hésitant. Il fallait agir avant de tout perdre.
Valjean le coupa par un baiser profond. Un baiser qui s'attardait, une langue venant chercher l'autre, doucement Valjean explorait la bouche de Javert, lui faisant perdre le souffle, le sens. Et Javert revint à eux, réveillé au désir.
Toulon était un fantôme, peut-être fallait-il juste l'ignorer pour l'exorciser ?
Valjean fut récompensé de son baiser par une caresse sensuelle sur un mamelon. Cela le fit gémir dans la bouche du policier.
Sur ses lèvres, les lèvres de Javert se courbèrent en un sourire. Suffisant.
Les mains caressaient maintenant, ouvertement, partant découvrir de nouveaux paradis. Valjean était encore fort, musclé, marqué par le bagne et sa vie d'ascète. Javert avait toujours été impressionné par la masse de muscles qu'était Jean-Le-Cric. Dangereux, à surveiller. Il ne l'avait jamais désiré mais surveillé. N'est-ce-pas ?
Il avait eu raison de le faire. Tellement dangereux, toujours à chercher la faille pour s'évader.
A plus de soixante ans, même avec un corps plus souple, Jean Valjean restait une force de la nature, puissant et râblé.
Et sentir cette force pousser contre son corps faisait basculer l'ancien garde-chiourme. C'était enivrant. Javert caressait le torse couvert d'un fin duvet de poils grisonnants.
Il était perdu, perdu, perdu...
« François... Fraco..., » soufflait Valjean dans le creux de son oreille.
Valjean embrassa à nouveau Javert, puis il gémit lorsque Javert suça sa lèvre inférieure. Mordant un peu durement.
« Jean..., » haletait Javert.
Cela fit se tordre l'ancien forçat et ses hanches se rapprochèrent soudainement de celles de l'inspecteur. Un contact eut lieu. La chaleur les traversa malgré les couches de vêtements qui séparaient leurs aines. Cette fois, ils gémirent tous les deux à la sensation.
Et cela les doucha. Ils se regardèrent profondément, une minute.
« C'est un péché, Valjean. Un péché, putain !
- Oui. »
Ils semblaient vouloir se ressaisir. Valjean caressa légèrement la joue de Javert, les favoris, redécouvrant leur douceur. Il était perdu lui aussi. Apeuré. Désireux.
« Un péché. Que Dieu nous pardonne !, » murmura Valjean.
Le forçat voulait reprendre les lèvres de Javert mais le policier le repoussa. Il était pleinement réveillé maintenant.
« Je ne serais pas l'homme de ta damnation.
- Javert ! François...
- Non ! Reprenons-nous ! »
Javert repoussa encore Valjean et ce dernier se releva enfin. Leur excitation était visible. Ils se désiraient si fort. Mais les yeux de Javert étaient redevenus durs et froids.
« Va te coucher Valjean.
- Javert.
- Va dormir ! Branle-toi un bon coup ! Je vais faire de même. Et essayons d'oublier. »
Valjean se releva. Il vit Javert refermer avec rage sa chemise. Il l'imita. Puis, sans oser regarder Javert dans les yeux, il quitta la chambre.
Se branler ?
Il y avait des années que Valjean ne s'était pas branlé ! Mais ce soir il le fallut bien car toutes les prières du monde, tous les chapelets récités en boucle n'auraient pas guéri sa chair. Il ne fallut qu'un instant pour le faire venir.
Juste le souvenir des gémissements de Javert, de sa voix essoufflée et rauque murmurant son prénom...et le fantasme de la main du policier posée sur son excitation...
Javert jouait-il vraiment la même scène quelques portes plus loin ?
Cela suffit à faire venir Jean Valjean...
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