Javert le commissaire

Le lendemain soir, Valjean se retrouva assis devant la porte de l'appartement de Javert. La tarte aux pommes de la servante Nicolette dans les bras. A l'attendre. Javert était absent. Et Valjean remerciait le Ciel de lui avoir donné une patience d'ange. La jeune Sarah Levi passant dans les escaliers fut surprise d'y rencontrer l'ami de l'inspecteur Javert.

« Que faites-vous là ?, demanda-t-elle, curieuse.

- J'attends l'inspecteur.

- L'inspecteur ? Il n'est pas là ?

- J'ai frappé.

- Avez-vous essayé d'ouvrir la porte ?

- Comment cela ? Mais il est évident que l'inspecteur ferme sa porte à clé. Il est bien trop prudent... »

Et Valjean se tut lorsque la jeune fille ouvrit tout simplement la porte en tournant la poignée. Valjean ne savait quoi dire, Sarah lui expliqua, un peu triste :

« Monsieur l'inspecteur ne ferme jamais sa porte quand il est là. Il la laisse ouverte comme cela si quelqu'un a besoin de lui, il n'a qu'à venir le voir. Lorsqu'elle est fermée, c'est qu'il est absent ou malade.

- Je l'ignorais. »

Sarah hocha la tête et poursuivit son chemin vers son propre appartement. Valjean pénétra dans l'appartement du policier avec précaution.

Et il le vit.

Javert était assis à sa table, concentré sur quelque chose. Une bonne odeur de nourriture embaumait la pièce. Valjean s'approcha et s'assit face à lui.

Il aperçut ce que faisait Javert, il terminait un dessin. Noircissant les ombres, faisant ressortir le regard, dur, d'un criminel.

« Tante Madeleine a été assassiné avec sa mère, lança Javert en guise de salutation.

- Tante Madeleine ?

- Chardon, si tu préfères. Notre piste de la Paimpolaise. Et qu'on ne vienne pas me parler de coïncidence ! Viallet est sorti de prison, Bâton et Avril aussi et voilà Chardon assassiné, chez lui, passage du cheval-rouge. A coups de hache et on a étouffé la vieille. Pour quelques billets de banque cachés sous le lit. Cinq cent francs. Et de l'argenterie. »

Valjean frémit devant l'image horrible qui lui venait à l'esprit. Javert avait dit cela d'une voix nonchalante, mais les mâchoires serrées.

« Lacenaire ?

- Je ferais bien un nouveau passage par la Paimpolaise, si j'étais sûr d'y pincer Lacenaire, mais je ne suis pas sûr qu'il soit pédéraste. Seul Tante Madeleine semblait en être dans leur quatuor. En septembre, une fille nommée Javotte a été victime d'une tentative d'assassinat de la part de son régulier. Elle a été forte la gonzesse et s'est défendue. Lacenaire utilise un tire-point pour commettre ses escarpes. Une belle arme, non ? »

Valjean était tellement abasourdi. En fait, le policier faisait son travail tout simplement mais c'était étourdissant de voir que depuis des mois Javert suivait cette affaire, récoltant les témoignages, suivant les pistes, recoupant des faits...

« Comment se fait-il qu'il ne soit pas encore arrêté ?

- Mais il l'a été, mon cher Valjean. Il l'a été ! Deux passages à la Force ! Mais sous des noms différents.

- Alors je comprends encore moins ! On devrait faire le recoupement, non ? Tu l'as dit à tout le monde ! »

Javert rit à en perdre haleine, follement amusé.

« Mais tu oublies un petit détail, Valjean, un petit rien qui change toute la donne !

- Lequel ?

- Mon plongeon dans la Seine m'a fait perdre toute crédibilité. Et mes petits dessins, aussi ressemblants qu'ils soient n'ont aucune valeur auprès des tribunaux. On a donc arrêté mon Viallet pour abus de confiance et escroquerie et mon Lacenaire pour des menus larcins et même un vol d'argenterie dans un restaurant. »

Cette information déplut à Valjean qui ne put s'empêcher de penser à son propre vol d'argenterie. Aurait-il pu glisser à ce point ?

« Enfin, Lacenaire est connu pour son chantage contre les pédérastes qui hantent les bosquets des Champs-Élysées. Un bon moyen de remplir ses poches sans trop de risques, les pédérastes n'aiment pas beaucoup la police. »

Cette nouvelle surprit Valjean qui ne put s'empêcher de demander candidement :

« Mais je croyais qu'il en était ?

- Je te l'ai dit ! Je me suis posé la question vu ses camarades de jeu, mais il semblerait qu'il n'y avait que Chardon qui en était... Lacenaire a le sang chaud et des maîtresses bavardes. Il se charge de leur silence à coups de baffe ou de surin. Toujours aussi charmant ! Et il me glisse entre les pattes ! Enfin, il y a le troisième larron de cette farce macabre, le beau Gaillard ! Un gonze qui hante les estaminets douteux et se fait des amis dans la racaille ! Encore une fois, voici notre Lacenaire ! »

Valjean contemplait Javert, l'homme s'énervait. Prudemment, le policier préféra cesser son dessin, il risquait d'abîmer la ressemblance.

« Chacun de ces hommes, Lacenaire, Viallet, Gaillard, possèdent des papiers d'identité en bonne et due forme. Je sais que c'est lui ! Il faudrait un moyen de le prouver mais je suis coincé. »

Javert examina avec attention Valjean, le regard froid et inquisiteur du policier, Valjean se troubla. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas lu une telle expression sur le visage de Javert. Glacée, dure, intraitable.

« Il me fait penser à Jean Valjean...alias M. Madeleine...alias M. Fauchelevent... Des papiers d'identité d'excellente qualité. Trois noms pour une même personne. Et moi qui tourne autour en aboyant comme un roquet autour d'un chapelet de saucisses. J'étais tellement sûr de moi à Montreuil ! Tellement sûr et je parlais dans le vide !

- Tu es un roquet ? Je croyais que tu étais un loup des Abruzzes ?

- Avec toi, je ne suis rien de plus qu'un chien de cirque ! Hé bien, je me retrouve avec le même problème qu'avec ton affaire d'identité. Je suis SÛR de mon fait ! Je le clame, je le répète mais je ne peux PAS le prouver ! Je n'avance pas et on me met des bâtons dans les roues !

- Cependant, maintenant que tu es commissaire, tu dois avoir les coudées franches, non ?

- C'est encore pire ! Et l'homme m'agace ! C'est un fait ! Je voudrais tellement faire le lien entre toutes ces affaires ! Je suis tellement sûr que Viallet, Gaillard, Lacenaire ne forment qu'une seule et même personne. Mais on tergiverse ! Enfin, l'homme a du bagout, je l'admets volontiers, il se fait des amis, l'animal !

- Du bagout ?

- Un beau parleur et un poète ! Tiens lis cela et tu comprendras à quel point ce Lacenaire a le don de faire rugir le sang dans mes veines. »

Javert sortit une feuille d'un dossier posé sur sa table et la tendit à Valjean. C'était une chanson assez bien écrite intitulée « Pétition d'un voleur à un roi voisin », l'auteur, avec un aplomb incroyable, sollicitait successivement sa nomination à différentes fonctions jusqu'à prendre la place du roi Louis-Philippe en personne, il énumérait dans sa chanson les vices et les tares dont il se vantait d'être amplement pourvu pour mériter cet honneur suprême. C'était assez drôle, c'était bien tourné, cela fit rire Valjean et provoqua un grognement agacé de Javert. Le policier récupéra avec énervement la feuille et la posa violemment sur la table.

Pétitiond'un voleur à un roi voisin

Sire, de grâce, écoutez-moi :
Sire, je reviens des galères...
Je suis voleur, vous êtes roi,
Agissons ensemble en bons frères.
Les gens de bien me font horreur,
J'ai le cœur dur et l'âme vile,
Je suis sans pitié, sans honneur :
Ah ! faites-moi sergent de ville.

Bon ! je me vois déjà sergent :
Mais, sire, c'est bien peu, je pense.
L'appétit me vient en mangeant :
Allons, sire, un peu d'indulgence.
Je suis hargneux comme un roquet,
D'un vieux singe j'ai la malice ;
En France, je vaudrais Gisquet :
Faites-moi préfet de police.

Grands dieux ! que je suis bon préfet !
Toute prison est trop petite.
Ce métier pourtant n'est pas fait,
Je le sens bien, pour mon mérite.
Je sais dévorer un budget,
Je sais embrouiller un registre ;
Je signerai : " Votre sujet ",
Ah ! sire, faites-moi ministre.

Sire, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère !
Je compte sur votre bonté ;
Car ma demande est téméraire.
Je suis hypocrite et vilain,
Ma douceur n'est qu'une grimace ;
J'ai fait... se pendre mon cousin :
Sire, cédez-moi votre place.

« Tu imagines cela Valjean ? Même toi, tu n'as pas osé me faire cela à Montreuil ! J'ai eu le droit à des discours, à des bals, à des repas officiels mais ça ! C'est de l'ignominie ! »

Valjean ne savait pas quoi répondre, il regardait Javert s'exciter en rangeant le dossier qu'il avait éparpillé sur la table.

Et soudain, le commissaire se reprit et lança avec une voix goguenarde :

« Bonsoir Valjean. Tu en as mis le temps !

- Bonsoir Javert. Je ne savais pas qu'il fallait entrer sans frapper.

- Je ne ferme jamais ma porte. A quoi bon ? Je n'ai rien à cacher et aucun objet de valeur.

- Sauf ta vie peut-être... »

Javert eut un rire amusé avant de s'étirer. Mais cela ne fit pas rire son compagnon. Valjean voyait bien que l'inspecteur était toujours aussi désespéré. Il n'avait pas progressé depuis le 7 juin 1832. Toujours à ruminer les mêmes choses, toujours sur le fil de l'épée.

« Non, je suis encore plus enfermé dans un carcan maintenant que je suis commissaire, rétorqua Javert, sur un ton blasé, lointain. Je m'occupe des affaires de mon quartier. Ce sont les mêmes qu'à Montreuil mais sur quelques pâtés de maison. Des problèmes de voisinage, de chats empoisonnés, de linge volé... Finies les affaires criminelles, cela devient un objet de dilettante. La plus grande affaire que j'ai eu à régler en un mois était celle de la veuve Bellancourt. Un saligaud a chié sur le pas de sa porte et elle soupçonne son sagouin de voisin, le père Dubut.

- C'est lui ?, demanda Valjean, sans pouvoir contrôler son rire.

- Comment le savoir ? En lui demandant de chier pour que je puisse comparer les merdes ?

- Suffit Javert ! Laisse-moi respirer ! »

Voilà pourquoi Javert lui manquait ! Javert et ses réparties ! Javert et son humour un peu tordu ! C'était pitié qu'il le cache sous ces dehors froids et antipathiques. Valjean riait aux larmes, s'étouffant de rire.

« Le problème c'est que je ne sais pas comparer les merdes, poursuivit Javert. Comment on pourrait faire ?

- Peut-être en les goûtant ?, osa proposer Valjean, se piquant au jeu.

- Je pourrais demander cela à un de mes sergents. Durand par exemple ?

- Cela le formera, c'est cela ? »

Le rire fut long et communicatif. Les deux hommes en pleurèrent. Mais c'étaient des larmes dues à l'hilarité.

« Comment s'est passé ton premier mois ?

- J'ai trois sergents sous mes ordres. Dont mon Durand personnel. Et deux inspecteurs.

- Je ne me rends pas compte. Cela fait beaucoup, non ?

- C'est un petit commissariat Valjean. Mais c'est le couronnement d'une carrière dédiée à la police et à la justice alors je suis satisfait.

- Le couronnement ?

- Un rabouin devenu quart-d'œil. Tu crois pas que c'est une belle victoire ? Venir de Toulon, naître dans un bagne et se retrouver à commander à des cognes en plein Paris.

- C'est juste. »

Javert se leva et marcha jusqu'à son poêle.

« Ce mois s'est bien passé, daron. Je suis écouté et obéi. On doit travailler encore un peu le respect. Je reste un homme déshonoré et un gitan devant l'éternel. Les cognes ont du mal à obéir aux rabouins. Question de point de vue !

- Déshonoré ?

- Les barricades n'ont pas été un très bon ajout à mon dossier. On s'interroge encore sur ma surprenante facilité à avoir survécu. Facile de marchander sa vie, non ?

- Ce sont tes collègues qui pensent cela de toi ?

- Comment avoir survécu sans proposer un échange ? De la corruption ? Et n'oublions pas le suicide ! Je suis mort à cause de remords sur ma conscience. Et quelque part, ce n'est pas si stupide ! Je n'ai donné aucun nom de ces jobards de révolutionnaires. Ni les morts, ni les vivants. Et pourtant je me souviens de quelques noms ! Tu les veux Valjean ?

- Javert ! S'il-te-plaît...

- Le passé est passé, je sais. D'ailleurs, à ce propos, tu pourras dire à Marius de Pontmercy, l'ancien membre du club de l'ABC, qu'il va y avoir prescription sur ces faits de révolte. Il pourra de nouveau parler de ses amis sans crainte de représailles. Je sais de source sûre que ce jobard traîne parfois du côté de Saint-Merry... Ce genre de pèlerinage peut lui coûter gros.

- Marius fait cela ? Je l'ignorais.

- J'ai mes mouchards. On me parle de tout ce qui est susceptible de m'intéresser. Et Gisquet rêve toujours de capturer tous les révolutionnaires de ces journées de juin.

- Pauvre Marius. Il est si seul aujourd'hui. Il est terriblement malheureux. Je l'entends pleurer parfois la nuit. Tous ses amis sont morts...

- Si tu l'entends c'est que tu ne dors pas très bien toi-même, n'est-ce-pas ? Me répondre à minuit était une gageure ! Je te croyais déjà couché.

- Il fallait que je te réponde. Monsieur le commissaire du poste de Pontoise ! »

Un regard appuyé puis Valjean avoua, en baissant les yeux.

« Il est vrai que je ne dors pas très bien. Tu dois savoir ce que c'est.

- Cela dépend des rêves... Je ne peux présager de ce que tu as dans la tête.

- C'est Toulon. Encore et toujours Toulon. Parfois l'égout...

- Mes cauchemars sont plus diversifiés dans ce cas. J'ai le choix entre les barricades, la Seine et un fiacre...

- Le fiacre ? Tu les vois ?

- On ne m'a pas laissé les voir, Valjean ! Le crois-tu ? Moi ! L'inspecteur de Première Classe Javert ! On m'a retenu pour m'empêcher de les voir. C'est Pelletier qui est allé dans le fiacre tandis que Walle me retenait. Je crois que je lui ai cassé une dent en lui frappant la mâchoire pour qu'il me libère. On m'a menotté ! J'ai vu le visage de Pelletier, livide, comme s'il avait vu la mort en personne. Ça et le sang sur ses mains, sur son uniforme... Le sang coulait du fiacre sur le sol et la neige devenait rouge.

- Merci à eux de ne pas t'avoir laissé y aller !

- Je n'ai vu que le sang sous le fiacre et cela a suffi à briser mon esprit. Je me suis écroulé en hurlant. J'ai mis des jours avant de revenir à moi-même.

- Javert. C'est le passé.

- Cela forme la trame de mes rêves et de mes nuits.

- Mangeons et buvons. Avec parcimonie ! Je ne veux pas d'une nouvelle nuit d'ivresse !

- A vos ordres, monsieur le maire. »

Ils mangèrent et burent. Javert avait cuisiné quelques pommes de terre avec du poulet, un repas de fête ! C'était simple et bon, accompagné de salade et de vin de prix, avec du fromage de Brie.. Valjean était impressionné par les capacités en cuisine de Javert.

Cette fois, un dessert était prévu, Mme Lévi avait accepté de préparer une galette au miel pour les deux hommes. Cela accompagna à merveille la tarte aux pommes. Avec du café en abondance et un peu d'eau-de-vie...

« C'était excellent, Javert, » lança-t-il avec chaleur.

Javert eut un sourire tordu, difficile à lire.

« C'est ma femme qui m'a appris à cuisiner plus que des omelettes et du chou au lard. »

Cela chassa la chaleur et les deux hommes burent leur café en silence. Un peu attristés par leur conversation.

Il fallut quelques verres de fine pour détendre l'atmosphère et quelques nouvelles de Vidocq pour changer les esprits. Le Mec tenait son Bureau de main de maître et cela commençait à ressembler à une annexe officieuse de la police...au grand dam de la police officielle. Des personnes, déçues par la police ou dont les affaires étaient trop intimes, allaient voir le Bureau et Vidocq lançait ses agents à leur service.

Parfois le commissaire de la police de Pontoise donnait un coup de main au chef du Bureau de renseignement pour le commerce. Quelques dossiers voyageaient, quelques informations changeaient de main...

Javert connaissait Vidocq et lui faisait confiance...un peu... Et Vidocq permettait à Javert de poursuivre son enquête sur Montparnasse, sur Lacenaire...sur ces dossiers qui continuaient à le garder en vie...

La nuit se passa tranquillement. Les deux hommes se tenaient bien, parlant tranquillement. Ils continuaient à faire le tour de leur passé puis ce fut l'heure de se quitter. Valjean serra la main de Javert avec effusion et lança simplement :

« Viens dîner demain chez Cosette.

- Cela ne se pourra pas Valjean.

- Pourquoi pas ?

- Je ne pourrais jamais dîner chez la fille de la femme que j'ai tuée. Navré.

- Javert !, fit Valjean atterré.

- Le passé est passé, je sais, mais crois-tu vraiment qu'il le soit pour elle ?

- Cosette veut te remercier pour Azelma. Et Azelma aussi, même si elle a encore du mal à s'apprivoiser.

- C'est gentil de leur part. Tu leur diras que je suis touché.

- Quand te reverrais-je ?

- Petite Fleur-de-Bagne ! Tu devrais enfin commencer à vivre ta propre vie, tu ne crois pas ?

- Mais...

- Bonne nuit Valjean. Je te contacterais quand nous pourrons avoir une nouvelle soirée de conversation. Mais laisse-moi du temps. Je suis très pris. Surtout avec la mort de Chardon.

- Bonne nuit Javert. »

Et l'ancien forçat quitta l'appartement du policier avec une lourdeur de plomb. Vivre sa vie ? Peut-être Javert avait-il raison après tout ? Valjean critiquait Javert et sa propension à vivre dans le passé mais en fait, il ne valait pas mieux que lui.

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