Valjean ne revit plus Javert, ni Vidocq. Le Bureau n'était pas pour lui, mais Dieu, comme il aurait voulu qu'il le soit. Cosette était toujours son rayon de soleil, son ventre s'arrondissait et elle resplendissait dans sa grossesse. Azelma se tenait à ses côtés, renaissant à la vie, elle perdait son aspect de petite chose effrayée pour devenir une jolie jeune fille, brune et timide. Cosette la présentait comme sa sœur à tous les amis de la famille Gillenormand-Pontmercy. Et M. Fauchelevent était le bon papa qui avait enfin accepté de poser ses malles et de cesser ses voyages.
« C'est donc l'Égypte que vous avez visité pendant tous ces mois ?, lui demandait-on avec curiosité.
- Non, la Chine, répondait-il.
- La Chine ? Dieu du Ciel ! Mais qu'avez-vous vu là-bas ?
- Des Chinois. »
Et Cosette riait, riait, riait tandis que Marius souriait, gêné par cette hilarité franchement inconvenante.
Cosette était son rayon de soleil, ses sourires, ses doigts glissés dans les siens, les lectures qu'elle lui faisait le matin lorsqu'ils redevenaient un père aimant et sa fille chérie, elle le rendait heureux lorsqu'ils se promenaient dans le jardin et qu'elle lui montrait, toute fière d'elle, sa parcelle de jardin sur laquelle les fraisiers étaient en fleurs. Et M. Fauchelevent, pour ne pas être en reste, lui faisait manger quelques-unes de ses fraises et même ses groseilles ! Et Cosette s'énervait, si gentiment, en le traitant de tricheur. Des fraises et des groseilles en juin ! A Paris !
Et Valjean riait de cette colère toute enfantine.
C'était ses jours, sa vie, son soleil.
Mais les nuits ! Les nuits étaient des tourments. A se demander où était sa place. A se rappeler comment il avait choisi la mort par la faim, lui ! Le si pieux. A se rappeler comment Marius, le si doux baron de Pontmercy se troublait toujours en le présentant. M. Fauchelevent...
Même gracié, Jean Valjean restait un personnage peu recommandable.
En fait, Valjean ne se sentait vraiment être lui-même que lorsque Roussin venait le voir. Même s'il fallait ignorer les froncements de sourcils franchement désapprobateurs de M. Gillenormand en examinant ce personnage à l'allure louche déambuler dans sa maison.
« Vous êtes bien bon M. Fauchelevent de vous montrer si familier avec vos inférieurs. Qui était-il ? Votre cocher ?
- Il aurait pu faire partie de ma coterie mais c'est juste mon ami. Il m'a beaucoup appris.
- Merci, mon pote, répondait Roussin. »
De l'argot chez M. Gillenormand ! Marius blêmit et expliqua les termes employés de son mieux à son grand-père, l'homme de la royauté. Mais Valjean était agacé, se sentant enfermé dans cette maison. Des rêves d'évasion le prenaient. Jean-Le-Cric, le daron de la cavale. En fait, il ne se trouvait plus si vivant auprès de Cosette, destiné à vieillir choyé et protégé.
Il devait s'avouer que Javert lui manquait et avec lui le frisson de l'aventure. Mais c'était des pensées pour la nuit. Ses nuits qui étaient aussi tournées vers la prière. Vers Javert...
Les semaines passèrent et un après-midi, Valjean reçut une visite de Roussin. Le visage sombre de son ami fit disparaitre le sourire réjoui de l'ancien forçat.
« Que se passe-t-il ?
- Javert est à l'hôpital.
- Que s'est-il passé ?
- Viens. »
La colère qui saisit M. Chabouillet fut mémorable. Il se tenait droit et hurlait comme un damné dans les couloirs de l'hôpital, sans aucun respect pour le lieu, pour les malades qui s'y trouvaient.
« André, » lança quelqu'un, d'une voix se voulant apaisante.
Un homme, encore un inconnu pour Valjean, essayait de calmer le dénommé André Chabouillet. Roussin expliquait discrètement à son collègue l'identité des personnages présents. D'un côté se tenait le secrétaire du premier bureau de la préfecture André Chabouillet et de l'autre Henri Gisquet, le préfet de police en personne.
« Non Henri ! Un an ! Dieu ! UNE PUTAIN D'ANNEE !
- Il a été très utile ainsi ! Il a réussi à...
- Je m'en fous ! »
Valjean sentit tout à coup le poids du regard de l'homme posé sur lui, avec colère, avec ressentiment, avec douleur ?
« Qui est-ce ?
- Je suis..., commença Valjean.
- Un ami de Javert, » répondit à sa place Vidocq.
Lui aussi était là et se tenait dans un coin, le front soucieux.
« Bien entendu ! Pourquoi cela ne me surprend pas ? Toutes ces manœuvres alambiquées, tout ce secret ridicule portent votre marque Vidocq !
- André, opposa le préfet. Vidocq n'a agi qu'avec mon assentiment !
- Pourquoi ne pas m'avoir mis dans la confidence ? Merde ! J'ai pleuré Javert ! J'ai porté son deuil ! De vous tous, je dois être le seul à l'apprécier ! Mon protégé ! »
Le secrétaire était un vieil homme, sa colère le fatiguait. Il s'essoufflait. Le préfet vint doucement vers lui et posa ses mains sur ses épaules.
« C'était la seule manière de le sauver de lui-même. Et il a pu rendre des services !
- La belle affaire ! Il est mourant malgré toutes vos intrigues.
- Il a tenté de se suicider André le soir des barricades. Si nous ne l'avions pas gardé à la Sûreté, il ne serait plus là.
- Ne viens pas me jouer les hommes compatissants Henri ! Ce rôle ne te convient pas ! Je te connais trop bien. Et lui ? Que vient-il faire dans ce vaudeville ? « L'ami de Javert. »
- Je me suis permis de le faire venir, expliqua posément Vidocq, car il est le seul à même de vous relater ce qu'il s'est passé il y a un an. »
M. Chabouillet s'approcha de Jean Valjean et le regarda attentivement.
« Soit. Lorsque j'aurai vu Javert, je veux l'interroger. »
Voir Javert. Ce fut une gageure mais on plia devant la colère de M. Chabouillet, on se soumit à l'autorité de monsieur le préfet et on put accéder à la chambre du policier. La préfecture avait obtenu le privilège d'une chambre individuelle, elle était petite mais au moins Javert ne se trouvait pas dans un dortoir encombré de malades, à partager son lit avec d'autres.
Javert était étendu, vaincu par le laudanum. Son visage était plus pâle que les draps, la lèvre était fendue, des hématomes décoraient sa face. Valjean mourait d'envie de poser sa main sur le front, histoire de vérifier la température, de sentir la vie dans ce corps étendu. M. Chabouillet le fit lui, il s'approcha de Javert et glissa ses doigts sur le front, les cheveux.
« Merde Javert, souffla-t-il. Que s'est-il passé ?
- Gueulemer a été retrouvé, répondit le préfet.
- Gueulemer ? Qui est-ce ?
- Un des membres de Patron-Minette. »
M. Chabouillet leva les yeux de Javert et les posa sur Gisquet avec insistance.
« Oui, c'est lui le meurtrier, répondit le préfet à la question implicite.
- Il l'a retrouvé... Seigneur... Il l'a tué ?
- Non. Il l'a ramené au Châtelet et l'a jeté dans une cellule.
- Alors que s'est-il passé ? »
M. Gisquet se tut, contemplant Javert avec un peu de ressentiment.
« Il est parti patrouiller cette nuit dans les rues de Paris dans sa grande tenue d'inspecteur. Il ne lui a pas fallu longtemps pour rencontrer une forte résistance. Ce sont les policiers du poste de Saint-Michel qui l'ont sauvé in extremis. Une femme est venue les prévenir de ce qui se tramait. Ils étaient à cinq contre lui.
- Et son pistolet ? Et sa matraque ? Et son épée ? Et sa canne ? Merde !!! Il a un sifflet, des collègues !
- Il n'avait rien d'autre que ses mains. »
Tué dans l'exercice de ses fonctions. Voilà ce que désirait Javert.
On se tut et on accusa le coup.
« Verdict ?, demanda encore M. Chabouillet.
- Bras cassé, côtes fêlées, jambe fracturée... On craint pour le poumon gauche. Il a perdu beaucoup de sang. Un vilain coup de couteau dans l'aine, un autre dans l'épaule. Ils ont pris leur temps, jeta M. Gisquet avec colère.
- L'inspecteur Javert seul dans le quartier Saint-Michel. Quel imbécile !
- Ses mains ont souffert aussi. Ils ont du les écraser.
- Il ne pourra plus tirer. Je l'accolerai à un bureau. Il ne patrouillera plus.
- Je ne sais plus ce qu'il a comme autres blessures. Je perds le compte, avoua le préfet en souriant tristement.
- Je l'accolerai à un bureau et je le garderai sous mes yeux. Mon protégé depuis Toulon. Merde ! A-t-on arrêté les coupables ?
- Oui, André. Ils étaient surtout complètement saouls. Des hommes bien connus de nos services. Javert s'est bien défendu, mais seul contre cinq... Il n'avait aucune chance. »
Javert était inconscient de toute cette discussion. Le visage blême, on aurait pu le prendre pour un homme mort tant la position était droite et raide. Valjean ne résista plus et s'approcha du lit, rejoignant M. Chabouillet. Il examina le visage et sentit les larmes mouiller ses yeux. Ridicule, n'est-ce-pas ?
« C'est votre ami ?, demanda sans aménité le secrétaire du premier bureau.
- Oui. Je le connais depuis Toulon, avoua Valjean.
- Vous êtes aussi un ancien forçat ? Décidément ! Javert a tout fait pour quitter le bagne de Toulon et s'élever dans la société et le voilà entouré de bagnards.
- Il n'a pas apprécié de me retrouver, c'est vrai.
- Et donc, vous êtes ?
- Je m'appelle Jean Valjean mais je pense que vous devriez vous souvenir de M. Madeleine.
- Le maire de Montreuil-Sur-Mer ? »
La surprise fut grande et chassa la colère chez le vieillard. Il prit d'autorité le bras de Valjean et l'entraîna vers des chaises posées dans un angle de la pièce. Ignorant superbement les autres occupants. Vidocq fit un geste discret à Roussin et les deux hommes quittèrent la chambre de Javert. Puis le préfet suivit le mouvement et retourna à sa préfecture.
« Racontez-moi !, fit le secrétaire, impératif.
- Quoi ? Les barricades ?
- Tout !
- Ce sera long...
- Cela est sans importance. J'ai tout mon temps. Pour lui, je l'ai toujours eu. »
Et Valjean raconta.
Toulon. Un voleur condamné au bagne pour avoir volé un pain et un gardien plus observateur que les autres. 24601.
Montreuil. Un maire usurpateur d'identité et son chef de la police attaché à ses pas. Monsieur Madeleine.
Paris. Un jardinier dans un couvent toujours sur le qui-vive et un inspecteur tenace. Monsieur Fauchelevent.
La barricade de Saint-Merry. Un membre de la garde nationale venu sauver un mouchard reconnu par les révolutionnaires. Libéré, déraillé, Javert a tenté de se suicider. Les hommes peuvent changer !
La Sûreté. Deux ennemis devenus des collègues et des amis. La grâce. Jean Valjean.
Puis Valjean insista sur ce qu'il savait de Javert et de son état d'esprit. Suicidaire, téméraire, instable. Vidocq a fait ce qu'il a pu pour le protéger de lui-même. Javert et son refus de revenir dans la police. Déchu, il n'avait plus aucune ambition.
« Je sais comment il peut être, admit Chabouillet. A Toulon, j'ai été envoyé faire un rapport sur l'état des bagnes afin d'améliorer la situation. J'ai remarqué son courage et son dévouement.
- Vous êtes allé à Toulon ?
- Un rapport parmi tant d'autres. Les rois, les gouvernements se succèdent et personne ne mène à bien les réformes jusqu'au bout. J'ai personnellement visité les bagnes de France et proposé quelques améliorations... Inutilement bien entendu.
- Vous avez rencontré Javert ?
- C'est plutôt lui qui m'a rencontré. Un homme intrépide et inconscient du danger. Une révolte avait éclaté à Toulon, j'étais pris dans la tourmente. Les forçats étaient déjà en train de discuter de mon sort lorsqu'un des gardes s'est approché. Le seul à agir parmi quelques gardes, livides de peur. Il a sommé les mutins de me libérer, en expliquant posément mon rôle dans la prison, la possibilité d'améliorer le sort de tous par mon travail puis en désespoir de cause, il s'est offert contre ma vie. Il allait se soumettre, leur a-t-il dit. »
M. Chabouillet se tut, contemplant ses mains tachées et ridées. Des mains de vieillard, quand avait-il vieilli autant ?
« Cela va sans dire que ce fut la dernière proposition qui convainquit les forçats. On me libéra et je pus rejoindre le gouverneur de la prison. Il préparait l'attaque de la cour du bagne où s'étaient regroupés les mutins. Javert resta avec eux. Ma dernière vision de lui fut de le voir donner sa matraque et son mousquet avant qu'un coup de crosse dans le dos ne le force à se mettre à genoux. Il s'est soumis. »
Valjean réfléchissait. Il en avait connu des révoltes dans le bagne de Toulon en dix-neuf ans. Il ne se souvenait pas d'une en particulier. Toutes se sont finies dans le sang et la fusillade, avec des morts de chaque côté, forçats comme gardes-chiourmes.
« J'ai pressé le gouverneur d'agir. Une heure après, avec le soutien de l'armée, le bagne était repris. Les mutins furent tous fusillés et les gardes survivants furent envoyés à l'hôpital. Javert parmi eux. Il avait été copieusement bastonné et fouetté mais il était en vie. »
Chabouillet eut un petit sourire suffisant.
« La première chose que l'adjudant-garde Javert a faite dés qu'il sortit de l'hôpital fut de demander son renvoi immédiat au gouverneur de la prison. Il s'estimait responsable de la révolte. Si les forçats avaient pu se révolter c'est qu'il y avait eu un défaut de surveillance. Il voulait en assumer la faute. »
Un souvenir précis de Montreuil revenait à Valjean. Javert demandant son renvoi avec calme et clarté, sans grandiloquence ni drame.
« J'ai juré de le sortir de là et d'en faire un policier à Paris, sous mes ordres, au premier bureau, continua Chabouillet. C'est ce que j'ai fait et il n'a jamais failli à sa tâche. Il n'y a que pour l'affaire de Montreuil que je ne l'ai pas écouté.
- Montreuil ?
- Cette lettre qu'il m'a envoyée vous dénonçant comme ancien forçat. Vous le saint maire de Montreuil. Je ne l'ai pas cru. J'ai eu tort. Je l'ai regretté.
- Il lui a fallu du temps pour être sûr, rétorqua Valjean, un peu sec.
- En effet, il lui a fallu du temps. Cinq ans ! Et il n'était plus aussi bien vu à Paris après son refus de travailler avec Vidocq.
- Et maintenant il est là.
- En effet. Je comprends mieux la situation. Merci, M. Valjean, de m'avoir raconté tout ça. Je comprends mieux mais je n'excuse pas. Leurs agissements ont été indignes. Me garder au secret !
- Je ne comprends pas pourquoi en effet. Vous êtes son patron ?!
- La vérité est que Gisquet est un ambitieux. Il a toujours peur que je lui prenne son poste de préfet. Comme si cela m'intéressait ! J'ai servi tellement de préfets avant lui et je sais parfaitement que ce poste ne m'ait pas destiné. Il a du vouloir utiliser Javert à des fins personnelles.
- Utiliser Javert à des fins personnelles ? Quel en est l'intérêt ?
- Un bon mouchard, dévoué et intègre. Javert est excellent à débusquer des secrets, filer des personnes, trouver des pistes... Imaginer le potentiel d'un tel homme dans une carrière politique ! Vous pouvez clore des bouches, user de votre force de persuasion, casser des personnalités en vue... Un chantage politique.
- Je n'avais pas pensé à cela. Mais Javert est un homme intègre. Jamais il n'aurait agi de cette manière.
- Gisquet ne le connaît pas. Il a du penser qu'il pouvait le circonvenir. Ou alors la Seine a changé notre homme tellement qu'il est d'accord pour se laisser corrompre. Je ne sais pas. »
Javert respirait à peine, brisé par la drogue. Le silence retombant sur la conversation, les deux hommes purent capter le souffle ténu du policier.
« Après ces maudites barricades, on est venu me chercher dans mon bureau à la préfecture, murmura M. Chabouillet d'une voix ténue. On avait retrouvé Javert. »
Valjean se taisait, attentif à la parole du vieil homme.
« J'ai pensé qu'il était à l'hôpital, blessé. J'étais encore tellement en colère contre Gisquet ! C'était lui qui avait envoyé Javert à la barricade, lui qui l'avait renvoyé en mission tout de suite après malgré ses blessures. J'étais hors de moi ! »
Le vieux lion grognait toujours, la rage n'était pas partie durant tous ces mois.
« On m'a amené à la Morgue et j'ai compris ! Gisquet m'attendait, Vidocq à ses côtés. Les hypocrites ! Ils m'ont emmené voir Javert et j'ai hurlé lorsque je l'ai vu derrière les vitres. Il fallait le descendre de là ! Le cacher aux yeux des badauds !
- Calmez-vous, monsieur ! »
Valjean se voulait apaisant. Il ignorait à quel point le patron de Javert avait des sentiments pour son protégé. Il en était ébloui.
« On a obéi à mes ordres et Javert..enfin son cadavre s'est retrouvé étendu sur une table. Sous un drap. Et là... J'ai eu un doute... C'est vrai...
- Un doute ?
- Vous n'êtes pas venu voir Javert à la Morgue ? »
Une question un peu naïve qui fit sourire l'ancien forçat.
« Je ne suis pas certain que l'inspecteur aurait apprécié ma venue... Et je dois avouer que je n'y ai même pas pensé. A ce moment-là, nous n'étions pas en bons termes. »
M. Chabouillet sembla se souvenir tout à coup qui se tenait en face de lui, il eut un sourire mauvais et secoua la tête.
« Je comprends. En tout cas, moi, j'ai vu son corps et j'ai douté. Gisquet me parlait doucement, il m'expliquait le suicide de Javert et voulait m'offrir un verre pour que je me remette. Je ne saisissais pas un traître mot de son discours. Je ne voyais que Javert. Vidocq avait déjà ouvert la porte pour me faire quitter le hall d'exposition. Mais j'ai contrecarré leur plan. J'ai exigé de revoir Javert et cette fois sans une vitre entre nous. »
M. Chabouillet releva les yeux et observa attentivement Javert, étendu sur son lit de douleur. Le secrétaire du Premier Bureau devait chercher les similtudes...les différences...et en souffrir atrocement.
« On a discuté un peu, essayé d'argumenter mais je suis resté inflexible. Javert était mon protégé ! On m'a mené jusqu'à la table de la Morgue, la table à dissection et on a soulevé le drap. Et je me suis senti devenir fou.
- Pourquoi cela ?
- J'ai vu Javert et je ne l'ai pas reconnu. C'était un homme grand, bien entendu, des épaules larges, mais la peau était si pâle. Lorsque j'ai posé la question, on m'a parlé de l'eau de la Seine, de la décomposition... Je n'ai rien pu dire de plus. Mais quelque chose n'allait pas ! Je n'arrivais pas à mettre la main dessus. J'étais trop bouleversé pour pouvoir réfléchir correctement et Gisquet me bousculait pour partir. Il voulait me ménager ! Le salopard !
- Mais le cadavre devait nécessairement ressembler à l'inspecteur ?
- Oui. Il avait la taille requise, les favoris... Mais le visage détruit me hantait. J'aurai voulu voir...les yeux, le nez...là où il n'y avait que de la charpie... Finalement, on a réussi à m'entraîner hors de la Morgue. »
Nouveau silence, Chabouillet glissa ses doigts devant sa bouche.
« Dans le fiacre qui me ramenait chez moi, j'ai eu l'illumination ! La couleur des cheveux ne collait pas ! Javert a une chevelure noire, le cadavre avait des cheveux marrons. La couleur des châtaignes. J'en ai fait part à Gisquet. Savez-vous ce qu'il m'a rétorqué ?
- Non, monsieur.
- Que Javert avait toujours eu des cheveux marrons.
- Qu'avez-vous répondu ?
- Rien. J'ai commencé à me souvenir de Javert... Et j'étais incapable de trancher. Je ne l'ai pas souvent côtoyé dans ma vie. Je pensais qu'en effet, je pouvais faire une erreur. Et j'avais confiance en Gisquet. J'étais un vieil imbécile !
-Vous ne pouviez pas savoir...
- Je n'ai pas revu le corps. L'enterrement a eu lieu le lendemain. Et la vie a continué. Et aujourd'hui... Aujourd'hui, je le retrouve pour mieux le perdre. »
Le silence ! Un silence nullement apaisant. Il était oppressant et pesait sur les deux hommes. N'y tenant plus, M. Chabouillet le brisa encore :
« Et maintenant ?
- Maintenant, il n'y a plus qu'à prier..., » conclut Valjean.
Prier...
Ce fut une longue veille...
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