Coup de filet
En fait, Valjean devait revoir Javert plus tôt qu'il ne s'y attendait. Un message de Javert trouva l'ancien forçat chez lui quelques jours plus tard. Le 31 décembre ! Cela rendit si heureux Valjean qu'il retrouva son sourire et son entrain. Et sa fille en fut très soulagée. Cela surprit Valjean, était-il si lisible ? Il ne lui semblait pourtant pas l'être à ce point, l'ancien maire de Montreuil...
Valjean,
Que dirais-tu de fêter la Nouvelle Année dans un commissariat ? J'ai des nouvelles de Lacenaire et je souhaite l'aide d'un ancien forçat. Ta force compensera ma faiblesse. Il est temps de clore l'affaire de la Paimpolaise, n'est-ce-pas Jean ?
JAVERT alias Jacques
Le plus difficile fut de convaincre Cosette et Marius de laisser partir leur père le soir du Nouvel An pour une soirée avec des policiers. Cosette se fâcha même en s'écriant que monsieur le commissaire Javert pouvait venir lui-même rue des Filles-du-Calvaire plutôt que de réclamer la venue de son père à sa fête de commissariat !
Valjean n'expliqua surtout pas que c'était pour parler d'un criminel, voire pour partir à la chasse aux criminels. Cela aurait inquiété tout le monde. Il s'excusa, s'habilla chaudement, prit même une canne de marche solide, bonne à utiliser comme arme de défense, et s'enfuit dans la nuit.
Il neigeait, il faisait froid, on était le 31 décembre 1834. Valjean découvrit avec bonheur un fiacre pour se rendre plus vite au commissariat du quartier de Pontoise. Il regardait les rues, glissantes de gadoue, les lumières aux fenêtres, les rires des passants...même par ce temps si humide... Mais Valjean vit aussi les malheureux vivant dehors, luttant pour se réchauffer auprès d'un brasero, cherchant le secours dans l'alcool, attendant simplement la mort par le froid.
M. Madeleine à Montreuil avait essayé d'aider les pauvres, multipliant les aumônes, ouvrant des asiles de nuit, cherchant à protéger les sans-abris par temps de froid...et invariablement, à chaque hiver, monsieur le maire s'opposait à son chef de la police. Invariablement.
« Il est facile d'être gentil mais il est plus difficile d'être juste. »
Et ce furent des discussions houleuses. L'affaire de la femme Fantine fut un simple catalyseur dans une situation déjà bien explosive.
Il neigeait, il faisait froid, Valjean traînait la jambe et sentait toute sa vieillesse dans ses os.
Le commissariat était sombre, seules deux fenêtres brillaient, quelques bougies éclairant la pièce principale. Valjean descendit du fiacre et se félicita d'avoir songé à prendre une tenue chaude.
Puis il fut surpris, plaisamment. Le commissariat était agréablement chauffé. Le poêle ronflait et un sergent l'alimentait avec soin, le combustible ne manquant pas.
On nota l'arrivée de Jean Valjean et on le reconnut.
« Le commissaire est dans son bureau. Il vous attend.
- Il m'attend ?
- Du champagne Valjean ? »
La porte du bureau du commissaire s'ouvrit d'un geste ferme et Javert apparut. Habillé de pied en cape, dans ses vêtements d'ouvrier. Valjean comprenait de moins en moins.
« Du champagne ? Mais ne doit-on pas partir en chasse ?
- Impatient Valjean ?, rit Javert. Nous sommes attendus rue Montorgueil dans une heure. Tu as bien le temps pour un glace de champ. »
Comme Valjean ouvrait des yeux ronds, Javert leva les yeux au ciel et grogna, agacé :
« Même moi je sais que c'est la Nouvelle Année, ce soir, et je ne suis pas insensible au point de ne pas permettre à mes hommes de la fêter dignement.
- Je comprends... »
Javert apporta un verre rempli de champagne à Valjean en soupirant « encore heureux ». Et Valjean se rendit compte que le commissariat était quasiment vide. Il était huit heures du soir. Il ne restait dans le commissariat que le sergent, dont le nom était inconnu à Valjean, et Javert, le commissaire en personne.
« Où sont tes hommes ?
- C'est le 31 décembre Valjean, répliqua Javert, nerveusement. M. Madeleine doit se souvenir de l'insistance avec laquelle il nous obligeait, nous les cognes, à libérer le plancher les soirs de Noël et de Nouvel An, non ?
- Tu restais toujours pour faire les permanences, » sourit Valjean à ce souvenir.
Oui, il s'opposait souvent à son chef de la police, même pour lui offrir des jours de repos.
« Hé bien, j'ai appris que les hommes normalement constitués appréciaient une soirée en famille de temps en temps. Donc ils sont tous chez eux à profiter d'un bon repas.
- Et ce jeune homme ? »
Valjean désigna le sergent avec pitié et compassion. Le jeune homme rendit le sourire, aussi désolé que son aîné. Javert haussa les épaules, toujours aussi agacé.
« Perret a joué au piquet avec ses collègues et a perdu. Cette année, c'est lui qui est de garde. Mais je lui ai promis de venir le libérer dés que l'affaire de la rue Montorgueil était terminée.
- L'affaire de la rue Montorgueil ?
- Bois ton glace, Valjean et décarrons !
- A vos ordres, commissaire ! »
Javert renifla de manière très inesthétique et les verres furent vidés d'un coup rapide. Ce n'était pas du champagne aussi bon que celui de M. Gillenormand mais il était acceptable. Avant de partir enfin, le commissaire se tourna vers son sergent et lui lança, autoritaire :
« S'il y a le moindre souci, Perret, tu envoies un message à Juillard et il rapplique pour t'aider.
- Juillard va me tuer si je le dérange en bonne compagnie, répondit le sergent en souriant toujours, mais cette fois clairement amusé par cette idée.
- Juillard aura intérêt à se secouer les miches et à abandonner sa gonzesse s'il ne veut pas passer une nuit en cellule de dégrisement. Foi de Javert ! »
Puis la porte se referma sur eux. La nuit était plus froide, plus humide, Javert remonta son col avec une grimace. Valjean vit cela et lui dit, doucement :
« Tu devrais porter une écharpe, Javert. Tu n'es pas assez habillé.
- L'écharpe ne fait pas partie de l'uniforme réglementaire.
- Javert...
- Et cela cacherait mes côtelettes, ce serait dommage, c'est ma marque de fabrique.
- Javert ! »
Un rire tandis que le commissaire arrêtait un fiacre et les faisait transporter jusqu'à la rue Montorgueil.
Dans le fiacre, Valjean attaqua enfin son compagnon avec une curiosité brûlante.
« Tu m'expliques ?
- Lacenaire ! Je suis sûr qu'il est dans le coup mais comme on refuse de prendre au sérieux mes élucubrations à la préfecture, j'ai décidé de passer outre !
- Quoi ? Toi ? Négliger tes supérieurs ?
- Valjean ! Tu es bien placé pour savoir depuis combien de temps je suis sur cette affaire ! Merde ! J'ai enquêté à Lyon, nous avons été faire un tour de piste à la Paimpolaise, j'ai vu Chardon, froidement refroidi avec sa mère. Ce soir, je redeviens un mouchard ! »
Javert se tut puis, avec son sourire carnassier, il lança à Valjean :
« Le Mec doit nous attendre avec impatience. Ce soir, te revoilà agent officieux de la Sûreté. »
Valjean ne put retenir son sourire, il répondait à celui de Javert, mais en beaucoup plus agréable à regarder.
Dans un salon désert et pauvrement meublé, au 66 rue Montorgueil, se tenait Vidocq, accompagné de quatre de ses agents du Bureau. Il n'y avait rien d'officiel mais on ressentait toute l'autorité d'Eugène-François Vidocq dans sa posture, nonchalante, dans sa façon de serrer les mains, à les broyer.
« Enfin Javert ! J'ai failli m'impatienter !
- Je sais, Vidocq, mais tu comprendras que commettre un escarpe le soir du Nouvel An, cela manque de civilité.
- Tu as emmené ton nière ? Salut Le-Cric ! Je suis jouasse de te voir, comment va la retraite ?
- On s'occupe, » répondit Valjean, étonné de ressentir autant de satisfaction à retrouver Vidocq et sa bande.
Roussin s'approcha de Valjean, aussi content de le voir.
« Et ta fille ? Pour quand l'aboulée ?
- Deux mois encore à patienter !, » rétorqua aussitôt Valjean, rayonnant.
On se regardait, surpris d'être autant apprivoisé. La sensation de faire partie d'un groupe, d'une meute. Valjean n'en avait pas l'habitude, Javert un peu plus, mais cela avait toujours été des meutes de loups sur la brèche. Pas ou peu d'amitié. C'était différent chez Vidocq... Une meute de loups, de chiens, de renards accolés et se forçant à taire leur instinct pour travailler ensemble. Oui, Valjean aurait pu vivre ainsi après le bagne si...s'il avait su...
Vidocq se frotta les mains et reprit avec entrain son rôle d'ancien chef de la Sûreté.
« Ici habite le sieur Genevray, un garçon de recettes employé par la prestigieuse banque Mallet et Cie. Ce cave est venu me voir tantôt parce qu'il se sent en danger. On le file, on le surveille, du moins c'est ce qu'il croit. Il a essayé d'en parler à la Rousse mais on n'a pas daigné l'écouter. On l'a traité de jobard et envoyé boire une camomille pour calmer ses nerfs. »
Un petit rire parcourut l'assemblée d'agents du Bureau.
« Mais il est tombé sur un raille obtus. Si cela avait été notre Javert, la chanson aurait été bien différente, hein le rabouin ?
- Tu me donneras le nom de son contact chez les railles ? Je crois que j'aimerais beaucoup lui expliquer son métier.
- Paix le rabouin ! C'est grâce à ce couillon qu'on est là ce soir !
- Certes, mais il n'empêche. Pour le principe, je lui filerais bien une paire de torgnoles. »
On rit à nouveau, nerveusement mais Javert restait si impassible qu'on en venait à se demander s'il était sérieux, et le rire s'éteignit.
« Donc c'est Lacenaire ?, demanda Valjean, furieusement curieux.
- Je ne suis pas aussi obtus que certains, jeta négligemment Vidocq, le cave a vu les dessins du rabouin et il a formellement reconnu nos gonzes. Il a un beau coup de crayon le Javert. »
Javert secoua la tête, agacé pour ne pas changer.
« Et maintenant le Mec ?
- Maintenant, on agit selon la procédure habituelle. On attend l'arrivée de nos comédiens et on embarque toute la troupe.
- Tu n'as aucun droit de commettre une arrestation, le Mec, » fit Javert, un soupçon d'alarme dans la voix
On le sentit, on apprécia. Vidocq s'approcha de Javert et lui posa sa patte d'ours sur l'épaule, tout sourire.
« Je sais Javert, dés que ce mic-mac sera terminé, j'envoie un message à Allard. Le chef de la Sûreté sera jouasse de venir ici sur mon invitation le soir du Nouvel An, avec son con d'adjoint de Canler.
- J'aime bien Canler, opposa Javert, ironique.
- Pourquoi cela ? C'est un sinistre gonze. Raide comme un piquet.
- Oui, on dirait moi dans mon jeune temps. Lorsque j'étais encore un inspecteur honorable.
- Javert, Javert, Javert... »
Vidocq secoua la tête, blasé puis il regarda Valjean et sourit à nouveau, suffisant.
« Et ton fagot ? On peut savoir pourquoi tu l'as amené avec toi ? J'ai mes propres gonzes ! Et toi aussi d'ailleurs. Je comprends la tenue de mouchard mais quelques railles en sus, cela n'aurait pas été de refus.
- Je suis le commissaire Javert, fit le policier crânement, si ta petite représentation se termine sur un couac, je n'ai pas envie de me retrouver argousin à Toulon.
- Tu es intouchable, vieux cogne ! De quoi tu m'ergotes ?
- M. Chabouillet a quitté la direction du Premier Bureau, j'ai perdu mon protecteur et je ne suis qu'un rabouin. On commence à me regarder de travers. On m'a peut-être nommé quart-d'œil dans le feu de l'action, sans songer aux conséquences. J'ai appris la prudence. Je ne suis pas devenu inspecteur en faisant confiance aveuglement aux railles.
- Bien parlé le cogne !, s'écria Vidocq, moi non plus ! Donc, on est là en catiminy ?
- Tu entraves bien le Mec, c'est toujours un plaisir de jaspiner avec toi.
- Et Le-Cric ?
- Ma force et ma protection. Je n'ai pas confiance dans mes capacités personnelles. Et je ne veux pas mêler un de mes hommes à cette affaire. Ils sont jeunes et ont une carrière à mener.
- Et Le-Cric est un vieux birbe, on se fout de son avenir, c'est cela ?, reprit Vidocq, narquois.
- Non, répondit simplement Javert, c'est mon ami. »
Là, Vidocq était mouché. Un ami ? Javert n'avait pas d'ami ! Et Valjean ne démentit pas, il souriait, heureux d'entendre ces mots.
« Pourquoi ce soir ?, continua Valjean.
- Parce que ce soir notre homme a une sacoche bien remplie et qu'il a peur pour sa vie. Parce que ce soir, les rues sont vides et les commissariats aussi. Ce soir, c'est le meilleur moment pour commettre un gentil petit meurtre. N'est-ce-pas Javert ?
- C'est bien pour cela que j'ai toujours assuré les permanences durant les fêtes, fit Javert. Pour les meurtres, pour les suicides, pour les bagarres... Les fêtes ne sont que des nuisances !
- Pas seulement, » opposa timidement Valjean.
Mais le regard froid que lui jeta Javert le fit taire.
Valjean se demanda tout à coup si Javert avait fêté Noël. Si Javert avait déjà fêté Noël. Certainement avec son épouse mais cela remontait à loin dans le temps et n'avait pas duré longtemps dans sa vie. Valjean fut horrifié par ses pensées. Javert avait du être tellement seul toutes ces années.
Mais le vieux forçat sut garder sa langue et ce fut pour le mieux car Javert et Vidocq l'observaient avec soin.
« Cela dit, peut-être ce soir, il ne se passera rien, admit Vidocq, mais je laisserais un homme de surveillance.
- Espérons qu'on ne soit pas venu en délégation pour rien, j'apprécierais vraiment de mettre la main au collet de notre poète. »
Et sur ces mots, Javert se tut et tendit un pistolet à Valjean. Ce dernier le prit avec une grimace. Ce soir il était le bras armé de la Loi et la Loi avait besoin d'un bras solide. L'appartement était vide. Roussin apprit à Valjean que le locataire, ce fameux Genevray, était caché dans une chambre, la peur au ventre. Ce soir, il avait confiance en Vidocq mais il avait tout de même peur. Une réaction tout à fait normale sachant la situation.
Les heures passèrent. On se tenait dans la relative obscurité de la pièce, sans chandelles, seul le feu s'éteignait doucement dans la cheminée et jetait une lumière crépusculaire dans le salon. Les hommes de Vidocq patientaient. Vidocq s'était assis dans un fauteuil, agissant comme s'il était chez lui. Javert se tenait raide près de la porte, attentif aux bruits. Valjean sentait monter en lui l'excitation de la chasse. Cela lui rappelait la fuite, les évasions, la course...mais sans la peur de la police... Vivant !
Minuit sonna au loin, une cloche dans la nuit, bientôt suivie par d'autres. Paris résonnait de toutes ses cloches ! 1835 !
Les hommes se sourirent, on se serra vigoureusement la main. Javert songeait amer, que c'était encore une année de sursis pour lui. Bientôt trois ans qu'il devait être dans la Seine ! Valjean s'approcha de lui et lui jeta, amicalement :
« Une bonne année, inspecteur. »
Javert eut un petit sourire sardonique avant de s'incliner avec déférence.
« Merci monsieur le maire. Une bonne année à vous aussi, monsieur.
- Merci, Javert. »
Cinq ans ! Cinq ans à jouer ce registre ! Des paroles douces, pleines de politesse, des rapports polis, tellement respectueux et tout cela démentit par un regard suspicieux, éternellement placé sur sa personne. Javert avait haï M. Madeleine avec toutes les fibres de son corps. Pour Jean Valjean, les sentiments étaient mitigés.
Minuit, une heure, deux heures... On patientait, on bâillait, on fatiguait. Javert bouillait, puis il se redressa, gelé. Vidocq le vit et se releva doucement de son fauteuil. Javert réagit aussitôt, un doigt fermement posé sur ses lèvres. On comprit.
Puis quelqu'un manipula la poignée de la porte et Javert jubila. Il saisit sa matraque, la prenant dans sa main gauche. Des mois qu'il s'entraînait ! Ce soir, cela allait payer.
La porte s'ouvrit, une main apparut, suivie d'un bras, d'un corps. Trois hommes étaient là. Mais ils n'étaient pas stupides. On cria avec vigueur :
« Merde ! Des cognes ! Foutons le camp !
- Pas si vite, les mignons !, » gronda Javert.
Et on se précipita sur les trois malfrats. Un combat enragé opposa les agents du Bureau et les gonzes de la bande à Lacenaire. Valjean ne quittait pas le côté de Javert, le protégeant de son mieux. Dans la mesure du possible car Javert oubliait son état si facilement. Enfin, Vidocq fit jaillir la lumière de sa lampe-sourde et la scène fut visible.
A genoux, trois hommes étaient maintenus par les agents de Vidocq. L'un d'eux, blessé à l'épaule droite, grimaçait en tentant d'endiguer le sang.
Trois hommes ! Javert s'approcha d'eux, la démarche altière, le menton arrogant, les yeux étincelants de contentement. Puis, d'une voix douce, il se pencha vers chacun des hommes pour les saluer de leur nom. Valjean eut un nouveau souvenir précis qui lui revenait, Javert maison Gorbeau, Javert saluant un à un les membres de Patron-Minette, les reconnaissant malgré leurs masques... Gueulemer, Babet, Claquesous...et Montparnasse dehors, à faire le guet dans la rue... Et Valjean se libérant discrètement de ses liens avant de se rapprocher de la fenêtre et de s'enfuir dans la nuit. Essayant d'oublier sa brûlure agonisante, sa peur incommensurable, sa fatigue mortelle.
« Bonjour le Grand-Hippolyte, bonjour le rabotin. »
Puis devant le dernier homme, qui sans peur contemplait le grand policier avec une moue pleine de mépris, Javert eut son sourire de carnassier, dévoilant les dents, les gencives.
« Bonjour Lacenaire...Viallet...Gaillard...
- Bonjour Javert. J'ai appris ton retour dans la Force, sans plaisir tu m'excuseras.
- Je comprends, Lacenaire. Tu n'es pas le seul à le déplorer.
- Paraît que t'as failli crever ?
- En effet.
- Dommage que tu n'aies que failli. »
Javert répondit par un rire sans joie, lugubre.
« Tu n'es pas le seul à le déplorer, répéta Javert. Maintenant les poucettes ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait, on se prépara à glisser les poucettes aux trois hommes. Mais il y eut soudain un mouvement de panique. Les criminels se débattirent avec violence, repoussant les agents de Vidocq, profitant de la confusion pour s'emparer de leurs armes. Un autre agent fut blessé, un couteau dans la cuisse. Enfin, quelqu'un tira au pistolet à l'aveugle et la fumée noire gêna la vision de tout le monde.
« LACENAIRE !, hurlait la voix grave de Javert. PUTAIN ! ARRÊTEZ-LE ! »
On s'exécuta, on frappa, on se gêna les uns les autres...on rata Lacenaire lamentablement. L'homme avait réussi à s'enfuir de la maison, à s'échapper dans la rue, à disparaître dans la nuit glacée. Javert avait essayé de le poursuivre, peine perdue, sa jambe l'handicapait. Les agents de Vidocq avaient maille à partir à retenir les deux autres escarpes. Bref, ce fut un demi-échec.
De nombreux voisins durent être réveillés par le cri de rage que poussa le commissaire Javert dans la rue.
« MERDE ! LACENAIRE ! »
Le grand policier se tenait droit, debout au-milieu de la chaussée, raide et imposant, les yeux brillants de colère. Il avait jeté son chapeau sur le sol, furieux. Valjean était à ses côtés, silencieux comme une ombre. Vidocq était resté dans l'appartement, gérant le Grand-Hippolyte alias Martin François et le rabotin alias Victor Avril. Il les interrogeait déjà, aussi furibond que Javert.
Lentement, le policier se reprit. Il força son souffle à revenir à la normale, calmant sa respiration, ses battements de cœur...
« Ce devait être le meilleur..., chuchota-t-il.
- Le meilleur ?, reprit Valjean, prudent.
- Maison Gorbeau. Toi. J'étais en rage aussi. »
Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris.
Valjean ne dit rien. Dans l'appartement, Javert libéra Vidocq, il ne fallait pas que la raille le trouve là, sans raison officielle d'être. Allard, le nouveau chef de la Sûreté, n'allait pas apprécier de retrouver l'éternel ancien chef de la Sûreté piétinant ses plate-bandes.
On verrait cela demain. Lorsque les esprits seraient calmés et les dépositions remplies. Donc Vidocq s'en fut, non sans avoir envoyé un message à Allard, dégoulinant d'ironie.
Monsieur le chef de la Sûreté,
Si vos agapes vous laissent un peu de liberté et un esprit encore clair à cette heure de la nuit, ce serait du plus grand intérêt que vous veniez séance tenante au 66 de la rue Montorgueil. Le commissaire du poste de Pontoise vous y attend en bonne compagnie.
Cordialement,
VIDOCQ
Après avoir lu ce pensum, Javert secoua la tête, blasé.
« Tu ne fais rien pour arranger les choses, Vidocq. Allard n'est pas un imbécile.
- Mon poste, ma Sûreté, mes méthodes... Comment Canler réussit ses enquêtes crois-tu ? Grâce à ses franc-tireurs comme il dit ! Bref, des mouchards comme les miens. Ce sont des hypocrites !
- Je sais... Mais il n'empêche que tu n'arranges pas les choses. On pourrait faire à nouveau appel à toi, un jour.
- Je pense qu'ils préféreront crever que de me revoir à la Sûreté. »
Javert rit doucement, contemplant le résultat de leur collaboration de cette nuit. Deux criminels dangereux, deux meurtriers auteurs de nombreux escarpes, deux hommes de la bande à Lacenaire étaient à genoux, les poucettes bien en vue, un pistolet placé dans leur dos tenu chacun par un agent de Vidocq. Oui, la collaboration entre les criminels repentis et les policiers intègres était possible. Au grand dam de Javert, le noir et le blanc pouvaient se mélanger et le monde se teintait de gris...
Valjean hésita à partir et comme on l'oubliait dans un coin de la pièce, il resta là, à attendre la suite.
Il fallut attendre une bonne heure avant de voir arriver le chef de la Sûreté, le regard sombre, accompagné d'un inspecteur de police, impeccablement vêtu de son uniforme et de plusieurs agents de police. Aussitôt, le chef de la Sûreté, Pierre Allard, s'approcha du commissaire de police du quartier de Pontoise, sans aménité.
« C'est quoi cette histoire Javert ?, l'agressa-t-il immédiatement.
- Une tentative d'assassinat heureusement empêchée, monsieur, répondit humblement Javert.
- Une tentative d'assassinat ?, répéta Allard, et la colère s'enfuit doucement. Vidocq m'a envoyé un message insultant.
- Il n'a pas menti sur le fond, je n'ai rien pu faire pour la forme. »
Allard renifla avec une grossièreté non dissimulée.
« Ne me prenez pas pour un imbécile, Javert, vous avez travaillé un an sous les ordres de Vidocq et tout le monde sait que vous êtes partenaires depuis Toulon. »
Les mâchoires serrées à les broyer, Javert conserva son calme et son silence.
Javert n'avait pas menti à Valjean. On méprisait Javert le rabouin, et ce d'autant plus que le fier inspecteur de police s'était plié aux ordres d'un ancien forçat pendant tous ces mois. Javert avait failli et n'était plus irréprochable.
« Bien, reprit Allard, content de constater la soumission de l'imposant policier. Qu'est-ce que nous avons là ? »
Allard examina les deux hommes menottés et les regarda avec attention. L'inspecteur Louis Canler observait leurs papiers que Javert lui avait transmis.
« Victor Avril et Martin François ?, s'exclama Canler, enchanté de la nouvelle. Mais c'est un beau coup de filet ça, Javert.
- Je serais plus satisfait si l'oiseau ne s'était pas envolé, rétorqua Javert, amèrement.
- Quel oiseau ? Lacenaire était là ?! »
Cette fois l'enchantement céda la place à l'irritation. On toisait Javert, attendant qu'il se justifie.
« Lacenaire était là mais il a réussi à nous jouer la fille de l'air. Un moment d'inattention. »
Valjean fut choqué, il eut envie de rétorquer : « Non, pas un moment d'inattention ! Un moment de panique, les hommes se sont débattus comme de beaux diables, on a fait ce qu'on a pu »... etc...mais il se tut, outré d'entendre ces paroles qui minimisaient la situation et faussaient toute la donne.
« Pourquoi ne pas avoir fait appel à nous ?, rugit l'inspecteur Canler. Tu as passé trop de temps avec les fagots de Vidocq, Javert ! Nous aurions pris l'affaire en main et la bande serait là au grand complet. Merde ! »
Valjean s'attendait à un coup de gueule de Javert, qu'il leur réponde à tous et les envoie sur les roses avec violence... Mais il ne se passa rien. Javert se tut et toléra qu'on lui parle ainsi sans rien dire. Même, sa posture devint moins raide, ses épaules s'abaissant un tantinet.
« J'admets, je suis fautif, souffla-t-il.
- Fautif ?, clama Allard. Demain, nous saurons exactement à quel point vous êtes fautif Javert. Négliger de faire appel à la Sûreté, collaborer avec Vidocq et laisser s'enfuir un criminel, c'est un beau palmarès. Vous n'êtes vraiment plus à votre place dans la Force.
- Vous avez raison, monsieur. Je ne suis plus à ma place dans la Force.
- Heureux de vous l'entendre dire, reprit Allard. Espérons seulement que ces paroles seront suivies d'effets et que M. Gisquet sera moins magnanime à votre endroit qu'à son habitude. M. Chabouillet étant parti, cela devrait vous être plus difficile d'éviter l'orage. Canler ! Qu'on embarque ces gonzes ! Direction la Sûreté ! »
Les hommes d'Allard se chargèrent des deux criminels menottés, trop contents d'avoir assisté à une mise à pied du célèbre inspecteur Javert.
Puis avant de partir définitivement, Allard se tourna vers Javert et lui lança :
« Au fait, comment cette affaire est parvenue à vos oreilles et à celles de ce fourbe de Vidocq ?
- La victime a préféré demander de l'aide auprès de Vidocq à son Bureau. Le policier à qui elle s'est adressée en premier lieu a refusé de se charger de son affaire. »
Enfin, un peu de mordant dans cette réponse mais cela n'attira qu'un sourire suffisant et Allard s'écria simplement :
« Qu'on emmène aussi la victime, j'aurai quelques questions à poser à ce jobard. »
Plus tard, bien plus tard, Javert observait la neige tomber dans la rue depuis la fenêtre de son bureau du commissariat de Pontoise. La nuit se finissait, l'aube n'était plus éloignée. Le sergent était parti depuis longtemps, libéré de sa permanence par son chef.
Le feu était mort dans le poêle, il faisait froid et de la glace se formait sur les vitres. Valjean s'approcha de Javert, doucement, se voulant apaisant.
« Cet Allard est un connard ! »
Javert eut un rire sans joie, son simple souffle.
« Allard est un excellent policier et Canler un remarquable inspecteur. J'ai souvent travaillé avec lui par le passé. On ne les a pas nommés à la tête de la Sûreté juste pour déranger Vidocq mais parce que ce sont des gens compétents.
- Peut-être, mais les mots qu'il a osés dire sur toi...
- Ne sont que l'exacte vérité, Valjean ! Je ne suis pas un homme à déroger à mes fautes et tu le sais !
- Oui, mais...
- Si Lacenaire avait été capturé, cela aurait changé toute l'affaire ! On m'encensait, on me rendait mon honneur, j'étais à la hauteur de ma réputation ! Mais là... C'est l'exact contraire de la façon dont j'aurai du agir si j'avais respecté les règles et cela s'est soldé par un échec. Allard a raison ! Et je vais le payer cher. »
Valjean s'approcha encore et posa sa main sur l'épaule de Javert, la sentant se crisper sous son toucher.
« Et si tu capturais Lacenaire ?
- A cette heure ? Dans Paris ? Je ne suis pas un magicien !
- Je le sais, sourit Valjean, mais tu es un cogne ! Et un des plus adroits, n'est-ce-pas inspecteur ? Devenir un inspecteur de police de première classe à seulement quarante ans est un bel exploit ! Je me souviens de ton dossier à Montreuil, un excellent dossier ! Même moi, je me devais de l'admettre. »
Javert se retourna vers Valjean et sourit sans aménité.
« Trouver Lacenaire est une gageure !
- Sauf si tu trouves une piste !
- Une piste ? Vous voulez m'aider à réaliser un miracle, monsieur le maire ?
- Que sais-tu de Lacenaire ?
- Il ne peut pas retourner à Lyon, on surveille sa famille et il le sait. Il serait plus avisé de rester caché à Paris.
- Sans soutien ? Il vient de perdre les principaux membres de sa bande, si j'ai bien saisi, et il doit se méfier d'eux en plus. Imaginer qu'ils vont le donner.
- Ce n'est pas stupide ce que tu dis là Valjean. Allard est bon à faire parler les gens et Canler sait jouer sur la rivalité entre criminels... Lacenaire est seul, c'est vrai.
- Il va vouloir fuir !
- Je continue à penser que fuir Paris est une absurdité pour Lacenaire mais je vais creuser dans cette direction. Il est vrai que c'est toi l'expert en évasion ! »
Un sourire plus doux cette fois et la chaleur était revenue dans les yeux de glace. Valjean répondit au sourire et chuchota :
« Et tu as toujours eu le don de me retrouver, tu es fort à dépister les gens en fuite !
- Valjean... »
Les deux hommes se mirent à rire puis Javert poussa Valjean à rentrer chez lui. L'aube commençait à colorer le ciel, les officiers de Javert allaient bientôt arriver, apprendre le fiasco de la nuit... Bientôt une convocation serait remise au commissaire du poste de Pointoise de la part de la préfecture et Javert allait se faire vertement tancer.
Dure journée en perspective !
Javert ne voulait surtout pas avoir Valjean dans les pattes.
Ne pas avoir de témoin à son déshonneur.
Valjean comprit et quitta le commissariat.
Mais il eut un mal fou à s'endormir. Ses pensées continuaient de tourner autour de Javert et de Lacenaire...
Une dure nuit et une dure journée !
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