Collaboration

Les jours défilèrent sans aucune nouvelle. Jean Valjean retomba avec surprise dans la monotonie des heures. Il reprit sa vie sans intérêt mais cette fois une certaine impatience le saisit.

L'impatience de revoir Javert ! Qui l'eut cru ?

Plusieurs jours défilèrent avant de recevoir un nouveau message laconique :

Ce soir, 20 heures, Café Suchet, rue de la Faisanderie

Son cœur s'affola, il en fut tellement content, tellement surpris. Javert avait raison, Valjean se sentait vivant. La journée fut longue et sans fin. N'y tenant plus, l'ancien forçat quitta sa demeure une heure trop tôt. Pour marcher dans les rues. Évacuer l'énervement.

Le café Suchet était d'un autre niveau que le café de l'Archange. Une clientèle de la bourgeoisie moyenne se tenait là, à boire de l'alcool et manger des saucisses. Valjean avait prévu une tenue simple, discrète, il s'en félicita.

A l'heure exacte, Valjean entra dans l'établissement, un peu perdu sur ce qu'il devait faire. Le patron du café le regarda s'approcher et lui proposa une table dans un angle agréable. Valjean ne savait pas quoi dire, il espérait tellement voir Javert.

« Je cherche quelqu'un... Je...

- C'est pour moi Maxime, lança une voix grave.

- Pour toi ? C'est pas ton genre pourtant ! »

Javert apparut dans l'encadrement d'une porte, le visage agacé. Une expression familière chez lui.

« Que sais-tu de mes goûts ?

- Il est trop beau pour toi, patron.

- Maxime ! »

L'aubergiste se mit à rire puis il désigna Javert à Valjean.

« Votre rendez-vous, monsieur. Je vous préviens, il est de mauvaise humeur.

- Serait-ce inhabituel chez lui ?

- En fait, vous le connaissez bien.

- JEAN ! Viens ici ! Maxime, retourne à tes cruchons.

- A vos ordres, patron. »

Valjean rejoignit Javert, surpris d'avoir entendu son prénom, et les deux hommes se retrouvèrent dans un petit salon privé doté de tout le confort possible. Canapé, alcool, tabac... Une petite table, des chaises. Valjean se demanda si c'était un lieu de rendez-vous habituel pour Javert.

Ils étaient seuls. Valjean eut un peu peur tout à coup. Ce qui était complètement irrationnel.

Malgré les bouteilles d'alcool visibles, Javert ne semblait pas avoir bu. Il était totalement sobre. Il s'assit à la table et désigna une chaise pour Jean Valjean. Les deux anciens adversaires se retrouvèrent en vis-à-vis.

« Comment allez-vous ?, demanda Valjean, prudent.

- C'est vrai que vous êtes poli, Valjean. C'est quelque chose qui m'a toujours semblé suspect. La politesse excessive de M. Madeleine, son humilité si grande, ses airs de martyr...

- Et aujourd'hui ?

- J'ai compris que vous étiez réellement comme cela. Ce n'est pas un rôle que vous jouez. Même si cela me semble toujours suspect.

- Suspect ?

- Votre propension à la sainteté !

- Je ne vise pas la sainteté ! »

Un fin sourire. Javert s'amusait. Enfin, il se reprit et ouvrit un épais dossier posé devant lui. D'un geste brusque, il le tourna en face de Valjean et ce dernier sursauta. C'était son dossier ! Des pages et des pages d'enquête, de recherche, ses procès, Arras, le témoignage de Petit-Gervais, les rapports sur ses évasions... Valjean feuilletait d'une main fébrile avant de lever un regard fiévreux sur Javert.

« Pourquoi cela ?

- Votre pardon est en bonne marche mais le ministre connaît votre histoire. Vous avez été gracié par le roi en personne et cependant vous vous êtes encore évadé. Il trouve cela de mauvais goût.

- De mauvais goût ?!

- Oui, vous auriez du tolérer la punition que le roi a eu la bonté de vous octroyer. N'oubliez pas que vous avez été sauvé in extremis de la guillotine !

- Je ne l'oublie pas... »

Valjean baissa la tête, non il ne l'oubliait pas. Son deuxième procès. Sa condamnation à mort. Sa grâce royale. Et ses pensées qui dérivaient sans cesse vers Cosette et Fantine. Il aurait voulu tuer Javert durant ces sombres heures.

Javert respecta son silence. Lui-même haïssait tellement cette situation.

« Bien. Donc ceci étant clair, je suis ici pour vous servir de gardien.

- Pardon ?

- Vérifier si vous êtes apte à être pardonné.

- C'est une plaisanterie ?

- Je ne suis pas connu pour avoir le sens de l'humour.

- Je ne comprends pas.

- Considérez-moi comme votre supérieur hiérarchique, Valjean, et si notre travail fait conjointement reçoit l'approbation en hauts lieux, vous serez libéré définitivement de moi.

- Vous n'êtes pas censé être mort ?

- Quelques personnes haut placées savent que je suis toujours en vie. Elles peuvent ainsi m'utiliser à leur convenance. »

Valjean encaissait ces informations, les digérait puis murmura, désespéré :

« Javert, c'est une stupidité sans nom. Vous en êtes conscient ?

- Ce n'est pas à moi de discuter de la procédure.

- Javert !

- J'admets, néanmoins, que c'est ridicule. Mais votre nom n'est pas inconnu. Même Vidocq n'a rien pu faire pour vous. »

Un silence. Des rires venaient de la salle principale. Valjean eut envie de boire un verre d'alcool.

« Que dois-je faire ?

- M'obéir. Donc obéir à Vidocq. Il a besoin d'hommes pour une mission dangereuse. Il a pensé à nous.

- Je ne sais pas si je suis encore intéressé par cette offre.

- Moi non plus. »

Cela choqua Valjean. Javert était tellement fatigué. Il frotta ses yeux avec vigueur.

« Quelle mission ?

- Une série de vols dérange la préfecture en ce moment. Un dénommé Henri Viallet a disparu de la circulation mais je le soupçonne d'avoir une autre identité. Ce serait un homme habile, un tueur et un voleur. Je pense avoir retrouvé sa piste dans les vieilles affaires que j'ai suivies. Je suis sûr qu'il a été mêlé à une histoire de duel il y a des années. Le neveu de Benjamin Constant. Je voulais creuser dans cette direction mais les événements politiques m'ont empêché de mener à bien cette affaire. Je ne suis qu'un mouchard... »

Javert relatait cette affaire, Valjean écoutait le policier expliquer sans faire de concession les fautes qu'il avait commises.

« Ce serait un chef de bande affilié à d'autres criminels du même acabit.

- Où est-il ? »

Javert eut son rire sans joie, à peine un souffle.

« Quelque part à Paris.

- C'est vaste.

- Viallet était un écrivain public. Il a même travaillé au Palais de Justice.

- Pardon ? »

Et cette fois Javert rit, réellement amusé.

« Cela ne vous ai jamais venu à l'idée Valjean de vous cacher au-milieu des loups ? C'est ce que ce Viallet a fait et cela a fonctionné. Mais le jeune homme a des besoins pécuniaires élevés donc le vol lui a semblé le meilleur profit. Ainsi que le meurtre, le chantage...

- Un charmant jeune homme.

- Il n'a pas juste volé un pain pour nourrir sa famille mourant de faim.

- Ce fut la décision la plus stupide de toute ma vie. Et cela n'a sauvé personne. »

Javert n'aimait pas voir Valjean découragé. Il le voulait fort et prêt à tout. Le policier se leva et remplit un verre d'alcool avant de le déposer devant Valjean. L'ancien forçat remercia dans un sourire.

« Il y a longtemps que j'ai compris que vous ne réfléchissez pas avant d'agir Valjean. Votre cœur a toujours été votre perte. Porter une cariatide, sauver Fauchelevent, se dénoncer à Arras, gracier un policier... Que des actions irréfléchies dignes de votre bon cœur. Ou de votre stupidité lors des évasions.

- Pas toujours irréfléchies !

- J'ai compris maintenant que la loi a été trop dure avec vous et que vous ne méritiez pas cette peine infamante.

- C'est vous qui me dites cela ?! Vous Javert ?!

- Les hommes peuvent changer... C'est une leçon qu'on m'a enfoncée dans la gorge.

- Javert !

- Acceptez-vous de participer à cette affaire ? Viallet a été vu il y a peu aux alentours de la Paimpolaise.

- La Paimpolaise ?

- Un bastringue pour les pédérastes. Viallet a été aperçu là-bas plusieurs fois, il semblerait qu'il en soit. »

Valjean regardait Javert avec attention. Que désirait-il de Valjean ? Sa force brute ? Valjean décida qu'il voulait en savoir plus.

« Qu'attendez-vous de moi ?

- Un soutien logistique. Il me faut un homme sûr et intelligent pour assurer mes arrières. Même si dans cette affaire, cette expression semble malencontreuse. »

Un fin sourire apparut sur les lèvres des deux hommes. Valjean se sentit en confiance.

« Vous voulez que je joue les amoureux avec vous ?

- Votre visage est inconnu, je suis mort pour le monde. Quand on me voit, on pense juste à une coïncidence. Vous me serez d'une grande utilité dans cette affaire, je le crains. »

Javert baissa la tête et feuilleta le dossier lentement à la recherche de quelque chose.

« Et vous êtes plus agréable à regarder que Satenay ou Roussin. Quitte à faire semblant, autant le faire bien... Mais serez-vous un bon acteur ? »

Le ton méprisant fouetta l'ancien maire de Montreuil. Valjean se pencha en avant et posa sa main sur celle du policier. Javert sursauta, cela fit sourire Valjean.

« J'ai joué dix ans le rôle de M. Madeleine, mais serez-vous à la hauteur ? Vous ?

- Je suis un mouchard, ne me sous-estimez pas. »

Javert toléra la main posée sur la sienne puis il la retourna et entremêla leurs doigts. La caresse était troublante. Valjean rougit, Javert le relâcha en riant.

« Fleur-de-Bagne. Cela vous va bien Valjean. »

Javert avait trouvé ce qu'il voulait, il retira un feuillet du dossier et le déposa devant l'ancien forçat. Valjean regarda, c'était un portrait de lui. De M. Madeleine. Très ressemblant. Il le prit pour mieux l'examiner.

Il se reconnaissait. Il avait des cheveux grisonnants à l'époque, la blancheur de neige n'était venue qu'après la mort de Fantine, le dessinateur avait bien rendu la douceur du regard, le sourire bienveillant... Valjean en fut soufflé, il s'agissait d'une personne qui l'avait longtemps examiné, pour mieux faire ressortir les détails de son visage, les rides et les cernes.

« Qui est l'auteur ?, demanda doucement l'ancien maire de Montreuil, même si la réponse la plus logique lui semblait la moins probable.

- Moi, monsieur le maire. »

Logique.

« Vous dessinez ? »

Encore une question stupide qui n'attira qu'un sourire goguenard comme réponse.

« Pourquoi... ?, commença Valjean.

- Je voulais conserver une trace de votre visage et je l'ai longtemps gardée dans mon bureau au Châtelet. Une manière de ne pas vous oublier.

- Vous l'avez dessiné à Montreuil ?

- J'ai dessiné de nombreux visages... Je n'ai pas une mémoire aussi bonne que celle de Vidocq. Un dessin est un moyen comme un autre de se souvenir.

- En avez-vous d'autres ?

- De vous ? De nombreux feuillets. Vous avez été prenant toutes ces années.

- Et de vous ? »

Javert perdit le petit éclat de vie qui avait illuminé ses yeux de glace.

« Je vous demande de revenir dans trois jours à cette même adresse mais à dix-neuf heures. Nous dînerons ici et partirons ensemble à la Paimpolaise. Soyez bien vêtu mais sans ostentation. C'est un bastringue assez bourgeois mais sans plus. Nous ne resterons pas longtemps, ce sera notre première visite.

- Nous y reviendrons ?

- Plusieurs fois, oui. Et il faudra jouer la grande scène du baiser, Valjean. Il faudra être convaincant. Je veux visiter l'étage supérieur, ce sont les chambres mais pour y accéder, il faut être accompagné. Donc désireux d'avoir une relation sexuelle. »

Javert et sa franchise, les mots choquaient Valjean mais au moins il était prévenu.

« Mais pas la première fois. Notre contact est Maxime, le patron du Café Suchet. Il est de la Paimpolaise. C'est pour cela que vous êtes ici aujourd'hui et qu'il vous prend pour mon rendez-vous.

- Il vous connaît ?

- Je suis M. Jacques, un journaliste à la manque, spécialisé dans la satire politique. Mon domaine de prédilection est la caricature.

- Donc il ne vous connaît pas ?

- Non, il ne me connaît pas mais c'est une source d'informations pour moi.

- Pourquoi accepte-t-il de vous aider ?

- Parce que je le paye bien. Enfin, Vidocq le paye bien, mes ressources sont limitées maintenant que je suis mort. »

Cette phrase fit sourire Valjean qui ne put s'empêcher de rétorquer :

« Vidocq a raison, vous aimez bien lancer des phrases de ce genre.

- C'est mon péché mignon. »

Javert s'était servi un verre. Il devait estimer que la conversation était close car il se laissa tomber le dos contre le dossier de la chaise pour siroter son alcool. Valjean le regardait toujours.

« Comment va votre bras ?

- Bonne nuit, Valjean. Revenez dans trois jours. »

Ce fut tout. Valjean se leva, indécis, puis il s'en alla. Javert s'était penché de nouveau sur le dossier devant lui et le feuilletait distraitement. Le dossier Jean Valjean. 

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