Canler et Javert
Le matin, on retrouva le commissaire vêtu de son uniforme, impeccable, les bottes cirées, les favoris taillés, les boutons brillants. Il était dans la cour de la préfecture en train de remercier les officiers de Beaune retournant à leur poste. Duquet lui plaisait bien, il se serait bien vu travailler en sa compagnie.
Et puis, Javert n'ignorait pas la futile tentative de tous ces hommes de protéger sa réputation lors de l'interrogatoire de Canler.
Canler le lui avait dit, un fin sourire aux lèvres. Cela l'avait agréablement surpris. Il fut une époque où on respectait Javert uniquement parce qu'il était le protégé de M. Chabouillet. Aujourd'hui, c'était à lui seul qu'il devait le respect qu'on lui offrait.
Ce fut dans cette situation que Valjean le découvrit. L'ancien forçat s'était retrouvé tout seul dans l'auberge et avait pris son petit-déjeuner le plus rapidement possible. On l'avait laissé dormir par égard pour son âge. Et il était vrai que Valjean sentait la fatigue le prendre avec ce long voyage à cheval. Il ressentait des douleurs précises à des endroits précis. Sa jambe de bagnard le tirait. Tout cela lui rappelait à quel point il était vieux.
Et Javert jeune ! Onze ans d'écart ! On les voyait dans l'aisance avec laquelle le commissaire tournoyait dans la cour, vérifiant l'harnachement des chevaux tirant la voiture grillagée. Prenant à parti un des policiers pour lui demander de rectifier sa tenue. Javert l'argousin, un sacré fils de pute !
Mais aujourd'hui, ces pensées faisaient sourire Jean Valjean. L'ancien forçat s'approcha du redoutable commissaire du poste de Pontoise.
« Bonjour inspecteur !, lança Valjean, joyeusement.
- Bonjour, monsieur le maire ! Prêt pour un nouveau rapport ?
- Avec plaisir ! De quoi allez-vous me parler ?
- Connaissez-vous les travaux de Philippe Pinel ?
- Non, inspecteur. De qui s'agit-il ?
- Un médecin de l'hôpital Bicêtre. J'ai lu son traité sur l'aliénation mentale. Voulez-vous faire le point sur l'aliénation en France ?
- Vous avez lu son traité ?
- Tous les cognes ne sont pas des illettrés, Valjean. Je ne lis que pour me former.
- Sur l'aliénation ?
- J'ai souvent affaire à des fous. J'aime savoir comment les traiter.
- Va pour...comment avez-vous dit ?
- Philippe Pinel. »
Et dés que l'inspecteur Canler se présenta, ce qui ne tarda pas, l'homme étant aussi sérieux et matinal que Javert, le convoi s'élança.
Mais l'ambiance avait sensiblement changé. Lacenaire ne chantait plus. Il était éteint et dormait avachi sur sa banquette. Face à lui, un policier de garde, toujours aux aguets. Canler était aussi prudent que Javert. On ne quittait pas Lacenaire des yeux.
Autant Valjean ne connaissait rien aux théories de Philippe Pinel, médecin aliéniste mort il y avait bientôt dix ans, autant Canler était au fait de ses avancées. Bientôt, les deux policiers discutaient fermement entre eux, laissant Valjean de côté. Sans trop savoir pourquoi, Valjean en fut déçu. Mais il n'était pas à la hauteur de Canler, il ignorait tout du travail de la police ou de la manière d'appréhender un suspect...et de le traiter... Donc les deux policiers échangeaient des idées, des théories, comparaient des affaires, des cas précis dont ils avaient entendus parler voire qu'ils avaient eux-même suivis.
« Javert ! Je suis sûr que l'affaire Dautun est un cas d'aliénation mentale. Le neveu a tué sa tante et son oncle dans un moment de folie. On ne dépèce pas un corps sans être fou.
- Il a du vouloir cacher les morceaux. J'ai déjà vu cela.
- Et l'affaire Léger ?
- Là, je suis plutôt d'accord. Le loup-garou était fou ! Tuer une gosse de douze ans et la bouffer, cela dépasse la simple perversion.
- Alors, méritait-il la guillotine ?
- C'est là tout le problème, » conclut Javert.
C'était là tout le problème. On discutait à la Chambre sur l'aliénation comme circonstance atténuante. Un fou était-il conscient de ses actes ? Méritait-il la mort ? Ou devait-il être traité comme un malade et enfermé dans un sanatorium ?
On parlait, on s'énervait, on se contredisait mais de façon calme et posée. Loin de la frénésie qui opposa monsieur Madeleine à son chef de la police il y a des lustres de cela.
Et Valjean était impressionné par Javert.
Comment avait-il pu ne pas déceler les qualités de l'homme ? Obnubilé qu'il était par la peur et la colère.
Un bon policier, un bon officier, un bon mouchard. Javert faisait tout pour bien faire son travail et il le faisait du mieux possible. Aspirant à être irréprochable !
Canler se penchait parfois vers Javert, passant au-dessus de la tête de sa monture pour lui parler à l'oreille, faisant naître un sourire sur les lèvres fines du commissaire. Et même rire. Doucement.
Javert avait un beau rire, quand il démontrait un réel amusement et non une amertume ou un mépris.
Valjean ne comprenait pas ce qui tordait son estomac à la vue de ces deux hommes que tellement de points communs rapprochaient. Javert avait cinquante ans tandis que Canler n'en avait que quarante, mais ils s'entendaient très bien.
« Javert, tu te souviens de la veuve Moreau ?
- Pitié Canler ! C'était une idiote !
- Une démente ! Elle a essayé de violer un sergent !
- Je ne me rappelle pas que Baudouin s'en soit plaint. Quel âge avait la veuve ?
- Quatre-vingt trois ans !
- Et Baudouin ?
- Dix-sept.
- Le pauvre... »
Ils riaient et Valjean serrait les poings autour des rênes de son cheval au point que les phalanges blanchissaient.
Le soir, ils dormirent encore dans une petite auberge de campagne. L'inspecteur Canler entraîna le commissaire Javert dans sa visite à la prison locale pour veiller à ce que Lacenaire soit bien gardé. On prépara soigneusement les surveillances. Javert insista pour que deux policiers soient présents dans la pièce où se trouvait Lacenaire.
Il n'avait confiance ni dans les murs de la prison, ni dans le prisonnier. Cela fit rire Canler mais il suivit les désidératas du vieil officier de police.
Après le dîner, pris en commun avec les policiers de Paris, sauf les deux hommes de garde, Canler proposa un piquet.
On applaudit et on débarrassa la table avec empressement. L'aubergiste abreuva les policiers de café et les gava de biscuits, tandis qu'on joua une bonne partie de la nuit.
Javert n'était pas un maître dans ce jeu mais il se défendait. Il pouvait battre des bourgeois avinés mais des policiers habitués aux longues veilles passées à jouer, c'était une autre histoire. Il perdit plusieurs fois et bon prince, offrit une tournée d'eau d'affe.
Valjean se défendait de son mieux, mais il n'avait jamais vraiment joué.
On le remarqua et on se moqua gentiment de lui.
« Alors le fagot, tu crains pour ta thune ?, lança un des sergents, un peu trop familier.
- Paix Castel !, » le rabroua vertement Javert.
On nota avec ébahissement le regard dur du commissaire et son attitude protectrice envers le vieux forçat.
« Ce n'est rien Javert, sourit Valjean. Le fait est que je ne veux pas perdre trop.
- Et vous vous êtes connus comment ?, » reprit un autre policier.
Valjean répondit aussitôt, ne laissant pas le temps à Javert de renvoyer le jeune homme sur les roses, cela devenait compromettant.
« Je suis un forçat évadé du bagne de Toulon, Javert était mon chasseur personnel.
- Valjean ! Si tu commences à répondre aux questions des sergents, tu n'en auras jamais fini ! Ils ont toujours des tonnes de questions ! Des gosses encore à langer ! »
La remarque du vieux policier provoqua quelques rires et détourna la question. On évita soigneusement le sujet de Toulon.
« Et aujourd'hui vous êtes des poteaux ?
- Je n'ai pas encore compris comment, avoua Javert.
- Moi non plus, ajouta Valjean. »
Et les deux hommes se mirent à rire, pris par un fou-rire nerveux. On fut saisis par la scène, puis on les imita. Le fou-rire était contagieux.
Le jeu se poursuivit quelques heures puis Valjean se leva et s'excusa. Il allait se coucher. On le salua avec indifférence, pris dans une partie houleuse.
Javert avait retiré sa veste d'uniforme et ouvert les premiers boutons de sa chemise. Il faisait chaud dans la salle commune. On buvait, alternant verres d'eau d'affe et tasses de café. Un cogne au-milieu d'autres cognes.
En refermant la porte, Valjean entendit quelqu'un lancer :
« Une nouvelle tournée ? Javert ?
- Les enfants ! Nous ne sommes pas en service mais n'oubliez pas vos tours de garde, ou je vous jure que vous comprendrez très vite que je n'ai pas oublié comment on manipule un fouet ! »
Un concert de rires et d'applaudissements accueillit cette fière parole. Et Valjean referma doucement la porte de la salle commune.
Les chambres étaient simples et un peu laissées en désuétude. La literie n'était pas de toute première fraîcheur.
Valjean s'étendit et mit quelques temps à s'endormir. Il entendait les rires et les cris venant de la salle, reconnaissant la voix profonde de Javert l'atteindre.
Une très belle voix...
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