Affliction
Le monde avait un jour cessé de tourner normalement. Le monde avait sombré dans l'absurde. Mais on peut vivre avec l'absurde. Valjean était près à vivre des années avec l'absurde... Mais pas avec la tristesse.
Il sombrait dans une mélancolie noire.
Oui, il était amoureux. Cosette l'avait bien compris dés le départ.
Il était amoureux et malheureux à en mourir.
Il aurait vécu d'expédient, il aurait accepté de ne plus voir Javert qu'en de rares occasions, en ami, en simple relation. Poursuivre leur correspondance débridée et rester des amis. Il aurait accepté de le faire avec joie, il aurait vécu une vie entière de cette façon en regardant vieillir Javert, en l'écoutant parler, en passant quelques heures de temps en temps dans sa compagnie. Quelques heures auraient suffi à une vie...
Mais voilà. Paris était vide. L'inspecteur était parti et cette fois il n'y aurait pas de message l'invitant dans un estaminet « dans son intérêt ». Javert n'était plus là. Il n'était pas mort mais un océan, peut-être deux, les séparaient et c'était pire.
Des mois passèrent.
Valjean parlait peu, souriait beaucoup et s'éteignait doucement. Ridicule à son âge !
Roussin se révélait inutile, personne ne savait où était parti l'inspecteur Javert. Et de toute façon, quand bien même Valjean saurait où se cache l'inspecteur Javert, ce dernier n'avait pas précisé qu'il voulait tenir une correspondance.
Il était amoureux, Bon Dieu... Il devenait fou.
Sa fille le contemplait avec inquiétude. Elle l'avait vu si bas après l'affaire de l'ogre. Si bas. Et il replongeait avec plus de force.
« Papa, tu devrais te reposer...
- Oui, ma chérie. Tu as raison. »
Un autre jour, elle fit venir le médecin. Mais la santé était bonne.
« C'est l'esprit qui ne va pas, murmura le docteur. A-t-il reçu un choc dernièrement ?
- Non... Pas que je sache...
- Il doit y avoir quelque chose. Un deuil ? Une perte d'argent ? Une déception amoureuse ?
- Je ne sais pas, » avoua Cosette.
Cosette avait été bien trop occupée avec sa grossesse et son fils pour penser à son père mais les mois avaient passé. Jean-Luc allait bien. Elle avait du temps pour lui. Enfin ! Elle se mit à l'observer, à s'occuper de lui avec entrain, comme auparavant, comme lorsqu'ils étaient tous les deux, si seuls, si aimants. Un père et sa fille.
« Papa, tu veux que je te lise un peu de poésie ?
- Si tu le souhaites. »
Un doux sourire. Mais qui ne voulait rien dire. Dépitée, Cosette lisait quelques pages puis elle changeait les mots, les rimes et voyait avec consternation que son père ne l'écoutait pas. Perdu dans ses pensées. Lorsqu'elle s'arrêtait, elle pouvait sentir le silence devenir lourd et menaçant autour d'eux.
Elle fit part de ses inquiétudes à son mari et le jeune baron redoubla d'attentions auprès du vieil homme.
Valjean en fut surpris et devint plus farouche. Il voyait bien qu'on s'alarmait pour lui. Il détestait cela. Mais il avait beau lutter contre ses sentiments, il pensait tellement à Javert que cela l'étouffait. Il n'avait jamais été amoureux.
Il était si mal.
« Jean-Luc se tient debout ! Tu as vu papa ?
- Oui, ma chérie. »
Maintenant la colère se mélangeait au désespoir. Maudit Javert ! Valjean pleurait silencieusement la nuit, des années qu'il n'avait pas pleuré ainsi la nuit, la dernière fois... C'était au bagne...
Maudit Javert...
« Papa tu as maigri, fit une voix douce avec un léger reproche.
- Tu crois ? Non, c'est ce costume qui m'amincit. »
Puis Cosette n'y tint plus. Elle coinça son père dans le jardin que le vieux jardinier ne quittait plus, passant la majeure partie de sa vie parmi les roses et les fleurs.
« Maintenant tu vas me dire ce que tu as ou je te jure que je fais un malheur !
- Il n'y a rien ma chérie.
- Ce n'est pas vrai, papa ! Ce n'est pas vrai ! Tu parles à peine, tu ne manges plus, tu ne dors pas, je le sais ! C'est Toussaint qui me l'a dit ! Tes draps ne sont jamais froissés ! Qu'as-tu papa ? Es-tu souffrant ?
- Cosette, je t'en prie.
- Alors quoi ? Tu me fais tellement souffrir ! Je ne sais pas quoi faire papa. Je t'en prie. »
Entendre sa fille l'appeler de cette voix angoissée, la voir pleurer ainsi brisait le cœur du vieux forçat. Il souhaita être parti, lui aussi.
« Je vais bien. Je...
- Papa, qu'est-ce que je peux faire ? Est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est Jean-Luc?
- Mais non, ma douce. Que vas-tu imaginer ?
- Alors. DIS-MOI !
- Ce n'est rien.
- PAPA ! »
Valjean s'était échappé à son emprise et filait dans la rue. Il marcha longtemps, lentement...
Sans s'en rendre compte, Valjean se retrouva rue Cloche-Perce. Vidocq le vit entrer dans son bureau avec un regard surpris.
« Tiens Le-Cric ? En manque de taff, le fagot ?
- Je voudrais savoir...
- En manque de nouvelles ?
- Où est Javert ?
- Le rabouin est en poste en Guyane.
- En Guyane ?
- Inspecteur de police de Première Classe attaché au poste de chef de la police de Cayenne. Six mois qu'il essaye de former une police digne de ce nom avec des autochtones. Cela doit lui rappeler ses jeunes années.
- Quand reviendra-t-il ?
- Jamais, asséna Vidocq. Tu l'ignores Le-Cric ? Un gonze de la métropole tient pas cinq ans dans ses colonies. Un jeune en bonne santé j'entends ! Alors un vieil argousin avec des poumons en loque et un cœur en déshérence... Il a déjà tenu six mois, je trouve cela beau.
- Et tu laisses faire ?
- Que veux-tu que je fasse ? Que penses-tu que je peux faire ?
- Pardon Vidocq... Mais tu as tellement de pouvoir, j'imaginais...
- Tu me flattes, Valjean, et tu as trop d'imagination. Je n'ai plus de pouvoir depuis qu'on m'a jeté de la Sûreté et de toute façon, je n'en ai jamais eu sur Javert. »
Valjean baissa la tête, se demandant pourquoi il était venu. Vidocq le contempla attentivement et lança :
« Peut-être Gisquet ou Allard peuvent agir mais il faudrait que Javert soit d'accord. Ce poste en Guyane est un pis-aller. Javert avait demandé le renvoi pur et simple. Il aurait été beau dans la rue, sans salaire, sans travail, à son âge. »
Valjean était encore plus découragé. Vidocq était suspicieux.
« Maintenant que je t'ai, Valjean, tu vas pouvoir me dire ce qu'il s'est passé ! C'est forcément toi ! Comme toujours...
- Je ne sais pas Vidocq... »
Menteur ! Il y a eu cette nuit !
Vidocq ne fut pas dupe et laissa partir Valjean sans rien dire.
Encore des jours morts. Ce ne fut que lorsqu'elle trouva son père en larmes sur le banc du jardin que la jeune baronne de Pontmercy montra les dents.
« Cela suffit ! Maintenant tu me parles d'elle et je vais la voir !
- Elle ?
- Je ne sais pas pour qui cette mijaurée se prend mais à te rendre si malheureux, elle ne te mérite pas papa.
- De qui parles-tu ?
- PAPA ! Je ne suis pas stupide et je ne suis plus une enfant. Tu es amoureux, papa. Cela fait des mois que cela dure ! Il faut que cela cesse. Ton cœur ne va pas bien, le docteur a même prescrit des fortifiants ! Papa, il faut parler à cette femme. Si tu veux l'épouser, fais-le ! Ou alors, agis et va la voir ! MAIS AGIS ! »
Puis voyant le visage dévasté de son père, elle se mit à ses genoux, follement inquiète.
« Papa, je t'en prie...
- Il n'y a personne, murmura Valjean, frustré contre lui-même.
- Tu es un piètre menteur. »
Ses yeux brillaient de larmes contenues. Cela brisait le cœur de Valjean.
« Il n'y a personne. Je te le jure.
- Elle est...morte ? C'est cela ? Le docteur m'a demandé si tu avais reçu un choc. Un deuil ? »
Valjean se frotta les yeux avec vigueur, sa voix revenant à la normale lorsqu'il répondit :
« Non. Je suis juste fatigué.
- Le docteur a même parlé d'une déception amoureuse... Tu ne sors pas beaucoup. Voyons, tu ne peux pas être amoureux de Mlle Gillenormand. Ou alors c'est cela ? Papa ? Marius serait si heureux ! Et M. Gillenormand aussi ! Ils seront d'accord papa !
- Non, » répondit Valjean avec une telle vigueur que cela les fit sourire tous les deux, chassant les larmes.
Cosette se releva et s'assit à côté de son père, ses mains toujours serrées dans les siennes. Puis, Cosette poussa un petit cri choqué.
« Ce n'est pas Azelma papa ? Elle est si jeune et nous l'avons présentée comme ta fille ! Elle va se marier cet été avec Benoît !
- Non. Il n'y a personne, je te l'ai dit. Je suis fatigué et l'hiver est trop long.
- Tu es trop seul surtout, papa. Il faut te changer les idées. Veux-tu venir au théâtre samedi avec nous ?
- Je ne veux pas imposer mon âge, ma chérie et tu sais que je n'aime pas trop les foules.
- Oui, je sais. Tu es un solitaire. Encore plus depuis que l'inspecteur Javert est parti... Cela fait six mois, maintenant, non ? »
Et elle ne put ignorer le tremblement des mains de son père. Elle ne put que le sentir. Et comme elle n'était pas une idiote, elle comprit. L'inquiétude de son père lorsque le policier était à l'hôpital, sa joie à chaque rencontre entre les deux hommes, ses fleurs et ses cadeaux qu'il apportait à l'inspecteur, leurs entrevues régulières rue de l'Homme-Armé... Et maintenant, ce désespoir profond dans lequel il se laissait noyer depuis le départ du policier...
Lentement, ses yeux se portèrent sur son père avec stupeur. Valjean était sûr que les larmes coulaient à nouveau sur ses joues, des larmes de honte, de détresse. Cosette s'en voulut de la sécheresse de sa voix lorsqu'elle demanda :
« Depuis combien de temps ?
- Nous ne sommes pas... Nous... Dieu ! Cosette que vas-tu penser ?
- Si vous n'êtes pas amants alors pourquoi te languis-tu de lui ?
- Je l'aime... C'est vrai... Mais il n'y a rien eu entre nous.
- C'est pour cela qu'il est parti ? »
Valjean avait su mentir un jour. N'avait-il pas joué le rôle de M. Madeleine à une époque ? Il avait su...
« Oui. »
Et par ce simple mot, Valjean détruisit tout ce qu'il avait reconstruit, toute sa fragile existence, se retrouvant à nouveau au bas de la société. Un dépravé ! Ne laissant pas le temps à sa fille de lui répondre, le vieux forçat était parti. Il ne lui fallut qu'un instant pour remplir une malle et quitter la maison. Une heure après, il était de retour dans son petit logement rue de l'Homme-Armé où sa logeuse fut surprise de le voir revenir.
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