A la chasse

Jean Valjean n'apprit ce qu'était Mana que quelques jours avant le départ pour la France. Javert avait géré son poste de son mieux, malgré les crises régulières qui le brisaient. Il gérait, organisait, préparait sa succession. Il enquêtait et entraînait ses hommes. Tamalé lui offrit, de la part de tous les hommes de la brigade, une sculpture en bois, un petit siège pliable, pratique pour le transport et décoré de magnifiques peintures très colorées, des lignes entrelacées. Comme un labyrinthe. Avec beaucoup de rouge, de bleu, de noir, de vert, de gris...

Javert l'accepta avec un sourire amical...et des yeux froids comme la glace...

Valjean ne comprit pas cette réaction.

Il comprit quelques jours plus tard.

De toutes les affaires que Javert avait eu à gérer en Guyane, les seules qu'il n'aimait pas et bâclait avec un soin méticuleux étaient les histoires d'esclaves en fuite.

Et bien sûr, il y eut une évasion d'esclaves dans les journées précédant le départ de l'inspecteur.

Mais Javert était faible. Valjean contempla son amant tenter de tenir debout dans la salle principale des Oubayou et réagit avec autorité.

« Je ne suis pas policier, Javert, mais je t'accompagne !

- Ce ne sera pas jouasse, Valjean.

- Cela ne vaudra pas la petite Dolorès, n'est-ce-pas ? »

Javert resta silencieux un instant avant de jeter d'une voix douloureuse :

« Cela dépend... »

Cela dépend... En effet, cela dépendait. Les esclaves en fuite étaient une mère et sa fille de dix ans. Une malheureuse qui avait préféré braver la capture et la bastonnade, voire la mort plutôt que de poursuivre cette vie de misère.

Valjean n'aima pas la vision des pauvres esclaves noirs, maigres et épuisés. Cela lui rappelait trop Toulon.

Seulement à Toulon, malgré tout, il s'agissait de criminels. Même lui se devait de l'avouer, il avait volé ! En toute connaissance de cause !

Et là ? Il ne s'agissait que d'innocents bafoués.

La Révolution avait aboli l'esclavage, le Code Napoléon l'avait rétabli. C'était un scandale ! Un crime ! C'était légal !

Javert écoutait avec intérêt le récit enlevé que le riche propriétaire des plantations lui faisait. M. Bonnaffe possédait cinquante-sept esclaves, il les faisait travailler de six heures du matin à six heures du soir, il les nourrissait de manioc et de bananes, et même de viande de poulet régulièrement ! Il leur avait construit des cabanes de bonne qualité.

M. Bonnaffe était un bon maître, éclairé par Voltaire et Candide. L'économie des plantations ne pouvait pas fonctionner sans une main-d'œuvre servile, mais ce n'était pas une raison pour maltraiter les esclaves.

M. Bonnaffe traitait bien ses esclaves, il laissait les familles ensemble, n'hésitant pas à agrandir une baraque pour accueillir les enfants. Il faisait venir le médecin pour examiner son bétail humain.

Bref, monsieur l'inspecteur n'avait rien à redire sur le comportement exceptionnellement compréhensif de M. Bonnaffe face à ses esclaves.

Alors pourquoi la fuite ?

M. Bonnaffe assura qu'il ne la comprenait pas. Un moment de folie ?

M. Bonnaffe était confiant, on saurait dés que monsieur l'inspecteur aura mis la main sur la fugitive et qu'il l'aura ramenée à sa case. Avec sa fille !

On insista bien sur la fille.

Monsieur l'inspecteur hocha la tête pour montrer son assentiment.

Personne ne pouvait déceler la froide colère qui brûlait dans l'inspecteur...à part Jean Valjean... Et l'ancien forçat en était soufflé.

Javert ne demanda même pas à interroger quelqu'un d'autre.

Il savait déjà ! Il avait compris ! S'il avait été à Paris...

Ensuite, toute la brigade se retrouva à cheval à la poursuite de l'esclave marron. A la grande surprise de Valjean, Javert renvoya tout le monde, sauf Tamalé. Il le regarda intensément, cela fit sourire le sergent noir, mais sans l'habituelle bonhommie. Le regard était dur alors que Tamalé s'écria :

« J'ai tout ce qu'il faut, inspecteur. Pas la peine de s'inquiéter du reste. »

Un air de profonde lassitude sur le visage, Javert rétorqua :

« Tu nous mènes Tamalé ?

- Avec plaisir, inspecteur. »

Un voyage de plusieurs heures dans la jungle... Si long que Valjean commençait à piquer du nez sur sa selle. Tamalé et Javert, infatigables, chevauchaient dans un silence profond.

Il fallut se résigner à s'arrêter durant le trajet. La nuit tombait. On voyageait à peu de distance de l'Océan. On s'installa pour bivouaquer dans la forêt. Tamalé se chargea de faire un feu, puis il prépara un repas rapide. Du porc, du maïs grillé, de l'eau.

Javert demanda d'une voix lointaine :

« Est-ce que Vandomme sait ?

- Il sait, il s'en fout tant qu'il touche de l'argent. »

Javert grimaça. L'incorruptibilité était une vertu rare en ce monde. S'il avait été à Paris... Mais lui même n'était pas exempte de fautes. Six mois à jouer les chefs de la police pour combien d'esclaves marrons perdus ?

Lui aussi connaissait Mana...

Javert baissa la tête sans rien dire. Honteux, mécontent...de lui-même... Tamalé vint lui offrir une tranche de porc réchauffée sur le feu. Le jeune Noir souriait, bienveillant. Il cherchait le regard de son chef.

« Vous nous avez surpris, monsieur.

- J'imagine. Un gitan venu vous enseigner le métier de policier...

- Non, votre couleur, on s'en fout. Mais pour Mana...

- Je ne suis pas irréprochable. Je sais. »

Intraitable. Javert se faisait tellement de reproches. Valjean écoutait l'échange sans comprendre le sens de ces paroles.

« Nous avons du payer beaucoup d'inspecteurs. Nous avons même du nous débarrasser de certains.

- Débarrasser ? »

Tamalé Oubayou, sergent de la police de Cayenne, souriait et son sourire était affreux.

« Nous n'avons pas eu besoin de vous parler ou...de vous payer...

- Je suis un homme vieux, malade et fini. Que pouvais-je faire ? »

Ces paroles firent rire le sergent. Il avait servi Valjean et le regardait manger avec joie. Javert ne touchait pas son assiette.

« Ne me dite pas cela à moi, inspecteur ! En six mois, vous avez arrêté des contrebandiers, vous avez attrapé des bandes de brigands qui se cachaient dans la forêt. Vous auriez pu nous dénoncer.

- J'avais compris dés la première semaine..., avoua Javert.

- Je le savais.

- Et je n'ai rien fait. »

Javert baissait les yeux. Il était malade. La fièvre, l'humiliation, la colère... Il avait envie de se jeter au collet de Tamalé, son sergent, et de le forcer à se battre contre lui... A le tuer. Mais il y avait Jean Valjean. Ce n'était pas un facteur à négliger.

« Pourquoi ?, s'obstina Tamalé.

- Parce que ce n'est pas mon rôle et que ce ne sont pas des criminels.

- Ils le sont selon la loi.

- J'ai appris que la loi pouvait faire des erreurs. C'est une leçon qu'on m'a enfoncée dans la gorge. Veuillez m'excuser. »

Javert se leva, abandonnant son repas et saisissant une lampe-sourde, il se dirigea vers les chevaux. Il voulait du calme, pouvoir se reprendre...peut-être boire un peu de rhum... Tamalé en avait une gourde pleine...

Valjean voulut se lever pour le rejoindre, Tamalé l'en empêcha.

« Il a besoin de réfléchir, mouché Jean.

- Mais...

- Vous verrez demain. »

Valjean dut se résigner à ne pas bouger et à examiner le faible halo lumineux de la lampe-sourde de Javert glissant sous les arbres dans la nuit.

Tamalé n'avait pas fini ses explications, il reprit :

« Nous avons donné à l'inspecteur un siège Tembe.

- Tembe ?

- C'est d'ici. Les esclaves font cela. Les Indiens aussi. Les couleurs racontent une histoire.

- Quelle est l'histoire de ce siège ?

- Le bleu c'est le ciel, le vert, la forêt, le noir, la mort et le rouge l'homme. On a mis du gris pour rappeler la pluie et parce que c'est la couleur des yeux de l'inspecteur. Toutes les lignes qui se croisent sont les chemins de la forêt. C'est un labyrinthe où se se cachent les esclaves marrons.

- Qu'est-ce que cela signifie ?

- Ce siège signifie l'espoir et la gratitude. Il a été fabriqué à Mana pour l'offrir à l'inspecteur en remerciement de ce qu'il a fait pour les esclaves marrons.

- Qu'est-ce qu'il a fait ?

- Il a fermé les yeux. C'est pour cela qu'il y a du gris... »

Valjean se tut. Javert était toujours près des chevaux. Il devait les caresser, les rassurer. Une nuit dans la jungle n'était pas de tout repos, les bêtes étaient inquiètes. Les hommes aussi.

« Il n'a pas aimé le siège car il croit qu'il a failli à son devoir. Mais un jour, il regardera le siège et il le comprendra. Il comprendra qu'il a fait le bien. »

Valjean saisissait enfin, il y avait longtemps qu'il pensait la même chose que le sergent Tamalé...mais il était presque certain que Javert ne verrait jamais les choses ainsi.

Tamalé glissa sur le sol, au plus près possible du feu, des couvertures. Il allait prendre la première veille. Javert était revenu, il ne mangea pas et s'étendit. Il s'enroula dans une couverture et ferma les yeux. C'était ce qu'il faisait de mieux.

Valjean s'étendit à son tour.

Il était convenu qu'il prendrait la deuxième veille. Il fallait laisser dormir l'inspecteur...

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