7 et 8 janvier 2015

Le matin, au réveil, Clifton leur annonça que trois membres de l'équipe russe viendraient afin de négocier dès le lendemain. Janna le remercia d'un signe de tête avant d'aller vérifier que Liz et Aurae se sentaient bien. Ces dernières avaient désormais des hématomes sur les joues et les poignets, et un pansement au niveau de l'arcade. Elles assurèrent toutefois à la vampire que tout allait bien. Pas de vertiges, ni de nausées, ni de douleurs excessives.

— Puis je suis zoologue, rappela Liz en souriant. Je pourrais toujours dire qu'un animal m'a attaqué.

Hayden et Aurae ricanèrent et Janna leva les yeux au ciel.

— Attaquée par un animal mort ?

— Si imprévisible...

La vampire finit par sourire elle aussi, face à la bonne humeur des autres. Aurae s'approcha d'elle et posa une main sur son bras.

— Moi je raconterai qu'une femme super badass m'a sauvé de terribles bandits.

Le sourire de Janna s'agrandit et si elle avait pu rougir, son visage ne se serait pas gêné. Clifton observa ses enfants avec une joie non dissimulée dans son regard. Il posa sa tasse vide sur le comptoir de la cuisine.

— Bien, il est l'heure d'entamer les fouilles du jour. Pour rappel, les prévisions d'aujourd'hui. Hayden, tu es à la zone de l'entrée. Liz, je serai avec toi aux écuries et dépendances. Aurae et Janna, temple et alentours. Des questions ?

Hayden intervint.

— Comment organise-t-on nos pauses ?

— Après deux heures de fouilles maximum, je veux que tout le monde rentre ici pour se réchauffer, manger et s'hydrater. Oui, même toi Janna. Nous sommes très large en délai et il fait froid. Préservez-vous. Un problème, Liz ? Hayden ?

Les deux s'échangèrent un regard, mais ce fut la zoologue qui répondit.

— On... On s'en veut un peu de dégrader les lieux.

Janna soupira.

— Avez-vous déjà eu cette impression dans vos fouilles précédentes ? Bien sûr que non, car vous êtes d'excellents professionnels. Et puis, Doma est désormais un champ de ruines. L'endroit a été détruit, mais pas par vous. Ce n'est pas vos recherches et vos prélèvements qui feront du mal à cet endroit. N'ayez pas peur de travailler convenablement, car vous êtes chez moi. Au contraire. Profitez, je pourrais probablement vous fournir des tas d'anecdotes sur vos trouvailles. Et pour ce qui m'est inconnu... Je serai heureuse d'en apprendre davantage sur ce qui fut mon royaume. Alors, par pitié, faites comme chez vous.

Ses amis la remercièrent chaleureusement. L'équipe termina de boire avant d'enfiler des habits chauds et quitta le gîte.

Chacun se dirigea vers son poste et Aurae suivit Janna en direction du lieu de culte. Depuis son diplôme, c'était la première fois qu'elle travaillait en duo avec la vampire.

— Aurae ? Je te laisse faire ici, moi je veux vérifier si la trappe menant au sous-sol est accessible et sûre. Et si ladite pièce n'est pas dangereuse pour toi. Si tu as un problème ou une question, dis-le en parlant fort. J'entendrai.

— Merci Janna. À tout à l'heure. Fais attention.

— Ne t'en fait pas.

Aurae observa la vampire disparaître derrière le temple en ruines et, pour la première fois depuis leur arrivée, elle se retrouvait seule. Seule avec ses pensées. Elle passa derrière l'autel et commença à y déblayer les débris. Cette fois, Aurae n'avait même pas prévenu ses parents qu'elle partait sur de nouvelles fouilles. À quoi bon ? Ils lui auraient fait un énième sermon sur à quel point l'archéologie n'était pas un métier de femme et ils auraient encore râlé qu'elle ait refusé de devenir médecin comme sa mère ou pasteur comme son père. Des deux choix qui s'offraient à elle, Aurae n'en avait voulu aucun. À quinze ans, elle était déjà certaine de quitter cette ville infernale qu'était Belfast. La jeune femme détestait cet endroit et la haine imprégnée dans les murs. Elle détestait être née en Irlande du Nord. Le Sud d'où venait Hayden était tellement plus chaleureux. Chaleureux et beau.

Aurae soupira et continua à séparer les débris en plusieurs tas, lorsqu'elle tomba sur un os de cage thoracique. Afin de respecter les mœurs vampiriques, elle sortit de son sac un tissu brodé et y déposa délicatement le premier os. D'autres ne devraient pas tarder à suivre. Ce fut juste après l'obtention de son doctorat, et après que ses parents lui aient demandé à quoi pouvait servir une spécialité « anthropologie des vampires et des nagas », qu'elle leur avait annoncé être lesbienne. Sa mère avait poussé un profond soupir et son père avait dit « évidemment, tu fais un métier d'hommes, cela ne nous étonne pas. » Depuis, ils n'en avaient jamais reparlé. Enfin, depuis, Aurae n'avait que peu vu ses parents. Et peu téléphoné aussi. La dernière fois qu'elle leur avait envoyé une photo d'elle, ils étaient énervés, car elle avait refait une teinture rouge et qu'elle avait un tatouage en plus. Elle avait désormais trente-quatre ans et en avait plus qu'assez de ce genre de commentaire. Qu'ils la laissent vivre sa vie. Qu'ils soient heureux de ses réussites. Mais qu'ils arrêtent de juger.

Aurae trouva un fémur et trois autres côtes. Elle repéra alors enfin le crâne un peu plus loin, dissimulé par de la poussière. Elle envoya les deux mains pour le saisir avec délicatesse quand un insecte non identifié lui sauta sur le bras. Elle hurla.

Janna avait à peine terminé de vérifier la sécurité des escaliers et du plafond qu'elle perçut le cri d'Aurae. Inquiète, elle se précipita dans le temple immédiatement. Elle retrouva son amie figée de peur sur le sol, une masse noire rampant sur son bras droit. La vampire poussa un soupir, elle détestait ces bestioles. Elle l'attrapa d'une main et la chose ouvrit ses yeux rouges. Janna sourit, ses crocs dehors.

— Adieu, sale bête.

La chose couina pitoyablement et se désintégra quand Janna la serra trop fort. La vampire s'agenouilla à côté de son amie.

— Et bien alors, on se fait grimper dessus par des démons ?

Devant le regard horrifié d'Aurae, Janna comprit que sa tentative d'humour n'était pas tellement drôle. Pour une humaine du moins.

— Désolée. Tu vas bien ?

Aurae se releva avec l'aide de la vampire.

— Oui, merci. C'était vraiment un démon ?

— Oui, ils aiment vivre dans les endroits assez froids et chargés d'énergie surnaturelle. Tu as dû le réveiller. Si tu en trouves d'autres, mets-les dans un bocal pour Liz, je suis persuadée qu'elle sera ravie d'avoir l'opportunité d'en étudier un spécimen.

Aurae grimaça rien qu'à l'idée de devoir toucher de nouveau l'une de ces choses monstrueuses.

— Ne t'en fais pas, ils sont inoffensifs. Juste hideux, visqueux et dégoûtant.

— Parfait pour hanter mes nuits.

Janna rit.

Pendant ce temps, Liz et Clifton étudiaient ce qui avait été les écuries.

— Je dois avouer que même si ce lieu ne portera sans doute aucune trace de reptiles, je suis curieuse d'étudier les échantillons que l'on trouvera. Des chevaux infernaux... Tu te rends compte chef ? Même dans mes rêves les plus fous je n'aurais pas pris cette spécialité de peur de ne jamais en croiser !

Clif leva la tête vers la zoologue. Il avait embauché Liz vingt-deux ans auparavant, alors qu'elle n'était qu'une adolescente de seize ans qui avait fui Dublin et l'internat où ses parents l'avaient envoyé pour se débarrasser d'elle. Il se souvint parfaitement de ce jour, où étrangement il faisait beau. Liz avait tapé à la porte de l'Agence, les vêtements couverts de boue et une petite annonce pour du ménage à la main.

— Chef ?

— Oui ?

— J'ai trouvé un fer ! À quoi penses-tu ?

— Au jour où tu es arrivée à l'Agence.

Liz sourit. Elle aussi se souvenait parfaitement de cette époque. Ses parents ne savaient pas quoi faire de leur troisième fille, la seule à souhaiter travailler et faire des études. Ils avaient alors décidé de l'envoyer dans un pensionnat dans le seul et unique but de la forcer à entrer dans les ordres ou, au moins, à se soumettre à un futur mariage arrangé. Parce que chez elle, chez les Stayron, même au début des années quatre-vingt-dix, on raisonnait encore de cette manière. Liz avait alors décidé de fuir. Mais de fuir avec intelligence. Elle avait demandé son émancipation et tout signé avant de partir. Elle avait accumulé assez d'argent pour un billet de train. Un billet pour ne jamais revenir à Dublin. Liz ne sut jamais ce qui l'avait poussé à choisir Alnwick comme destination, une destination qui avait offert un tournant décisif à sa vie quand le célèbre Professeur Clifton Fernsby accepta de l'accueillir dans son Agence.

— Ce fer est clairement en métal démoniaque, même si je pense qu'Hayden en saura plus que nous. Tiens, regarde là-bas Liz, sous la mangeoire.

Clif n'avait pas mis longtemps à repérer l'intelligence et la curiosité sans limites de la jeune adolescente. Il accepta alors de lui enseigner ce qu'elle souhaitait, jusqu'à ce qu'elle présentât une passion pour la zoologie.

— Je me demande si je t'ai déjà remercié de m'avoir permis d'aller à l'université, de faire une thèse et de me spécialiser puis de travailler au sein de l'Agence.

— Pourquoi me dis-tu ça alors que l'on fouille un tas informe sous une mangeoire délabrée à l'odeur douteuse ?

— Parce que...

Liz déterra un squelette de lézard à cinq pattes.

— Parce que sans ça, je ne viendrais pas de découvrir un nouveau trésor.

Clif rit et réajusta son monocle.

À l'entrée, Hayden avait déballé tous ses précieux outils d'extraction. Il observa quelques instants le gros rocher portant l'inscription de la ville et commença à repérer les meilleurs endroits où prélever. Il hésita toutefois à se lancer, malgré la bénédiction de Janna. Cela lui pesait de risquer d'abîmer davantage, même avec toutes les précautions du monde, ce qui avait été le foyer de son amie. Parce que Janna, comme les autres membres de l'Agence, était sa famille. Un jour, cinq ans auparavant, un archéologue extérieur leur avait fait une remarque désobligeante à ce propos, comme quoi c'était bien trop étrange de vivre sur son lieu de travail et de tenir autant à ses collègues. Mais ils n'étaient pas collègues. Ils étaient une famille qui s'était construite avec les années, une famille dont le père était Clif. Clifton, ce célèbre professeur dont la femme et la fille avaient été tuées par un vampire rendu fou, alors qu'il n'avait même pas trente ans. Clifton, ce célèbre professeur aristocrate, qui avait acheté le château d'Alnwick pour installer son agence d'archéologie. Clifton, ce célèbre professeur aux multiples publications et à la sagesse des grands hommes.

Hayden s'assit, un outil à la main, ses pensées perdues sur leur famille unique. Aurae et Liz étaient les petites sœurs turbulentes, mais géniales. Lui le grand frère qui faisait rire tout le monde. Et Janna... Il n'avait jamais su définir la place de la vampire. Mère qui veille sur tout le monde, grande sœur qui écoute, amie bienveillante... Au fil des années, elle avait joué tous les rôles, sans jamais se dévoiler à eux. Et aujourd'hui, ils savaient pourquoi. Ils connaissaient enfin le passé de Janna, le destin tragique de la reine Jannochka. Et Hayden était reconnaissant pour ça. Reconnaissant qu'ils aient pu l'aider à faire son deuil, à enfin tourner les pages de ces horribles chapitres.

Hayden se releva et entama son extraction. Un vent glacé se leva. Il n'attendrait peut-être pas deux heures pour rentrer au gîte.

Le reste de la journée fut une alternance de fouilles et de retour à l'abri afin de se réchauffer et de partager des informations. Ils empaquetèrent leurs premières trouvailles et les stockèrent dans les boîtes adaptées au retour en Angleterre. Vers vingt heures, Aurae, Liz et Hayden, épuisés, s'excusèrent et allèrent se coucher. Janna rejoignit alors Clifton qui observait le lac depuis la terrasse.

— Chef, tu vas prendre froid, les températures ne vont pas tarder à tomber au-dessous de zéro.

— Je suis bien couvert, ne t'inquiètes pas ma petite Janna. Comment vas-tu ?

Elle prit place à ses côtés sur la balancelle.

— Bien. Je suis soulagée d'avoir pu leur offrir une véritable cérémonie d'adieu. D'avoir pu être en paix avec moi-même. Avec cette histoire. Je vais laisser Jannochka ici. Seule Janna rentrera avec vous, je crois.

Clif lui sourit.

— Chef, tu as l'air épuisé. Puis-je t'aider d'une quelconque manière ?

Il baissa la tête et, chose rare, ôta son monocle.

— Cette mission est un concentré d'émotions pour moi. Comme tu le sais, j'ai fêté mes soixante ans en juin dernier. Quarante ans que je parcours le monde, que j'étudie, que j'écris. Plus de trente ans depuis qu'un vampire m'a pris mon épouse et ma fille. Dans deux ans, Liz aura quarante ans. Quarante ans. J'ai l'impression que c'était hier qu'elle tapait à la porte de l'Agence, couverte de boue. Que c'était hier qu'elle avait seize ans. Je...
Clifton rangea son monocle dans une pochette qu'il glissa dans la poche intérieure de son manteau. Il passe ses mains gantées dans ses cheveux grisonnants.

— Cette mission, je le sais, sera la dernière de grande ampleur à laquelle je prendrai part en personne. Je n'ai plus la fougue physique d'autrefois. J'ai vieilli et je le sens. Hayden, lui, ça y est, aura quarante ans en août. Le temps a passé si vite dans notre belle Agence. Vieillir ne me gêne pas. Laisser une place vide autour de notre table, par contre, m'inquiète.

— Clif, tu...

— J'ai conscience que pour toi la notion de temps est différente. Mais dans vingt voire trente ans, je ne serais probablement plus là pour te parler. Crois-tu que notre famille perdurera tout de même ?

Janna posa sa main sur le bras de son chef.

— Clif, je te promets de veiller sur eux jusqu'au bout, mais aussi de prendre soin de toi dans tes vieux jours. Tu sais, on ne te laissera pas quitter l'Agence. On sait tous que c'est entre les murs de ce château que tu aimes tant que tu souhaites terminer ta vie. Et on respectera ton souhait. Et l'Agence perdurera.

— Jusqu'à leur retraite ?

— Non, aussi longtemps que je vivrais. Toi et les autres vous m'avez offert un nouveau foyer. L'Agence est ma maison, comme l'a été Doma il y a si longtemps. Et tu sais, un vampire, à moins d'y être contraint par la force, ne quitte jamais son chez lui.

— Merci Janna.

La vampire se leva.

— Mais tu sais tes grands enfants ont encore besoin de toi. Le plus longtemps possible. Alors, chef, pour commencer, n'attrape pas de pneumonie.

Clifton sourit et se leva à son tour.

— Tu as raison. Et puis j'aimerais être là, le jour où tu te marieras de nouveau.

Janna fronça les sourcils, avant de comprendre où son patron voulait en venir.

— Clif !

Le soixantenaire éclata de rire et entra dans le gîte, suivi d'une vampire de bonne humeur.

Le lendemain matin, dès l'aube, le groupe fut réveillé par de violents coups donnés à la porte. Visiblement, l'équipe russe était en avance, de mauvaise humeur et comptait bien le faire savoir. 

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