5 et 6 janvier 2015

Lorsque l'avion atterrit à l'aéroport de Moscou-Cheremetievo, tous s'extasièrent devant la quantité de neige qu'ils apercevaient à travers les vitres du bâtiment. Enfin tous, sauf Janna. La vampire, désormais chargée de la traduction, discutait au loin avec un agent des douanes, afin de finaliser les derniers documents nécessaires pour leur mission dans les ruines russes. Le douanier ne semblait d'ailleurs pas particulièrement heureux d'avoir affaire à un vampire et il ne cessait de fixer le passeport avec une petite grimace. Toutefois, il finit par signer les papiers nécessaires et libérer Janna. Dans un soupir, elle rejoignit ses compagnons.

— Tout est réglé, désolée pour l'attente, il est presque quinze heures. Clif, où allons-nous à présent ?

— J'ai loué un mini-van. Notre destination est à 595 kilomètres d'ici. Nous nous relayerons pour la conduite. Nous allons à Staraïa Roussa, une petite ville de plus de trente mille habitants.

Janna écarquilla les yeux et se racla la gorge.

— Clif... Par tous les hasards... Est-ce que cette halte signifie que le site de fouilles se trouve au lac Ilmen ?

Le chef sourit fièrement.

— Bravo ma petite Janna ! Tu as deviné ! Allons dans le van que je vous explique.

Malgré son envie de s'enfuir, elle les suivit à l'extérieur où le véhicule les attendait. Légèrement tremblante, Janna signa les papiers de location et récupéra les clés. Clifton se tourna alors vers son équipe.

— Je suis certain que vous avez tous déjà entendu les rumeurs à propos des ruines vampiriques et démoniaques qui parsèmeraient la Russie. Par chance, l'une d'entre elle est apparue aux yeux d'un couple de promeneurs qui a immédiatement alerté les autorités compétentes. Et... Et notre agence a été choisie ! Nous disposons d'un mois, seuls, dans ces ruines au bord du lac avant que des archéologues russes ne viennent nous aider. Ne vous inquiétez pas, un accord a déjà été signé.

Aurae, Liz et Hayden sautèrent de joie. Les ruines russes représentaient à elles seules légendes et mystères. Peu pouvaient se targuer d'en avoir approché une durant sa carrière. Janna elle, tenta de sourire, mais n'y parvint pas. Elle rangea les valises dans le van, luttant pour ne pas pleurer. Elle savait mieux que quiconque qu'autour de ce lac, il n'existait qu'une seule ville en ruine, ville dont elle avait caché elle-même l'existence aux humains deux cent cinquante-sept ans auparavant. La vampire n'avait point imaginé que le temps et la distance pourraient affaiblir le bouclier au point qu'il se rompe. Elle se maudit pour sa couardise. Si elle était venue le renouveler, personne n'aurait su. Jamais.

— Janna ? Tout va bien ?

Aurae semblait inquiète et la vampire ne voulait pas entacher la bonne humeur de son amie.

— Oui, ne t'en fais pas. Je suis épuisée. Je vais dormir un peu pendant le trajet. Réveillez-moi si vous avez besoin d'aide.

La jeune femme fronça les sourcils, mais Liz lui fit signe de se taire.

Bien que Janna ne parvint pas à sombrer dans un profond sommeil, elle somnola durant tout le trajet jusqu'à la ville, bercée par les conversations à voix basse de ses collègues. Staraïa Roussa... Malgré les siècles, elle se souvenait parfaitement de cet endroit. À l'époque, les humains qui y vivaient craignaient les vampires et avaient construits des pièges pour les repousser. Par la force des choses, une guerre avait même eu lieu et Staraïa Roussa avait été rasée. Les humains tués ou gravement blessés. Ce n'était qu'après le départ de Janna que la ville avait été reconstruite et que des habitants étaient peu à peu revenus. Alors ici, les vampires n'avaient pas une bonne réputation. Loin de là. Et bien que personne ici n'était assez vieux pour se remémorer le visage de Janna, elle avait intérêt à avoir l'air la plus humaine possible. Elle ne voulait pas que ses collègues rencontrent des problèmes par sa faute.

Hayden stoppa le van devant le poste de garde de la ville et Janna pria pour qu'on ne lui demandât pas son passeport. Elle présenta au garde les papiers récupérés à l'aéroport, dont l'autorisation d'utiliser le refuge en bois du lac le temps des fouilles en guise d'habitation. Appréciant le fait qu'elle parla russe et non anglais, il leur permit de poursuivre leur périple sans contrôler leurs identités. Janna en fut plus que soulagée. Liz prit le volant et le groupe redémarra en direction du lac. Le long de Staraïa Roussa, de nombreux panneaux de haine anti-vampires firent frissonner Janna. Elle remercia intérieurement Clifton de ne pas avoir choisi un hôtel dans cette ville. Cela aurait été désastreux.

Aurae et Hayden s'émerveillèrent de la beauté du lac gelé qu'ils apercevaient légèrement à travers la nuit, tandis que Liz et Clifton pariaient sur la température à l'intérieur du gîte. Janna, elle, était figée. Elle n'avait rien à faire ici. Vraiment. Son foyer n'était plus ici. Le lac Ilmen, à jamais, de rouge était teinté. Le ciel noir de fumée et non pas d'un cristal si pur. Les souvenirs s'entrechoquaient.

— Janna ?

La vampire sursauta et Aurae lui jeta un regard inquiet.

— Nous sommes arrivés au gîte. On dépose les valises et on va faire un tour de repérage, le site est à moins de cinq minutes à pied. Pour une raison inconnue, la neige ne s'y dépose pas.

— Est-ce une bonne idée ? Il est déjà vingt-trois heures.

— Ne t'en fait pas, on a prévu des torches et c'est vraiment juste pour voir. Nous sommes trop impatients.

La vampire acquiesça, elle ne pouvait pas les laisser marcher seuls en pleine nuit, malgré les nombreux éclairages qui avaient été installés par peur des vampires. Quelques minutes plus tard, elle suivit ses collègues et ils ne tardèrent pas à arriver devant les ruines. Quelque chose se brisa dans l'esprit de Janna et elle partit en courant droit devant, ignorant les cris de ses amis.

Janna s'arrêta devant ce qui avait dû être la plus grande maison de la cité. Elle s'agenouilla et ses iris reprirent leur teinte orange d'origine.

— Yakov, mon amour, je suis rentrée. Yakov...

Des larmes ensanglantées roulèrent sur ses joues pâles.

— Lilivia, Sasha, maman est rentrée. Je suis rentrée. Je suis...

Ses sanglots l'empêchèrent de continuer à parler.

***

« Maman ! Maman ! Grand-père Mika est arrivé ! »

La mélodie des jours heureux. Des jeux et des rires. De l'amour et des sourires. La beauté des astres sur le lac et les enfants qui y faisaient du patin à glace.

« Je t'aime, ma reine. »

Cent vingt-cinq ans d'amour et deux enfants. Plus d'un siècle à dormir dans les bras de l'homme qu'elle aimait. Et parce que parfois encore, elle cherchait sa main quand elle s'éveillait.

Cent vingt-cinq ans et un parfum qui ne persistait nulle part. Seul, dans ses songes, la voix de Yakov, son bien-aimé Yasha, l'accompagnait parfois.

***

— Janna !

La vampire ouvrit les yeux brusquement, revenant à la réalité. Elle observa les alentours. Elle se trouvait sur l'un des lits du gîte. Elle avait donc dû s'évanouir. Quelle honte. Elle ne réalisa même pas que ses iris avaient conservé leur teinte naturelle lorsqu'elle se tourna vers ses collègues, qui lui adressèrent un petit sourire inquiet. Tous assis non loin d'elle sur des chaises, ce fut Clifton qui pris la parole.

— Janna, ma petite, tu nous as fait peur.

— Je suis désolée. Sincèrement.

— Veux-tu bien confirmer quelque chose pour moi ?

Elle acquiesça. Elle devait bien ça à son chef.

— Es-tu Jannochka Nikitovich, la reine vampire de cet endroit ?

Janna lui jeta un regard empli de douleur.

— Oui. Oui, mais Clif... Sa Majesté Jannochka n'existe plus depuis bien longtemps, depuis aussi longtemps que cet endroit est en ruines.

Le silence tenta de s'installer, mais la vampire, nerveuse et inquiète, ne le laissa pas faire.

— Je suis sincèrement désolée de vous avoir menti toutes ces années. De vous avoir fait croire que j'étais humaine. Je suis désolée pour mon attitude depuis notre arrivée ici. Je... S'il vous plaît, ne me haïssez pas.

Aurae s'assit sur le rebord du lit et lui attrapa la main.

— Janna, on savait tous que tu étais une vampire. On ne voulait simplement pas te mettre mal à l'aise en t'en parlant puisque tu semblais tenir à vivre comme une humaine.

— Pardon ?

Clifton ne put réprimer un rire et se leva pour s'appuyer contre la fenêtre. Dehors, il faisait nuit noire.

— Je t'ai embauché pour ça ma petite Janna. Une vampire avec des compétences en archéologie et un grand savoir... Il était hors de question que je te laisse à une autre agence. Tu es, à mes yeux, un atout essentiel pour nous. Hayden et Liz ont découvert ta nature en quelques jours.

— Et moi, ajouta Aurae, le lendemain de mon arrivée. Tu... Tu n'es pas très douée pour faire semblant de respirer.

À ces mots, malgré la situation, Janna éclata de rire.

— Je vous adore.

Ses collègues lui sourirent et Clifton s'approcha du lit.

— Et n'aie crainte ma petite Janna, je ne t'abandonnerai pas. Je n'abandonnerai aucun de vous. Jamais.

Elle savait que leur chef les considérait comme ses enfants. Même elle, qui était beaucoup plus âgée.

— Clif, Liz, Hayden, Aurae... Merci. Merci de m'accepter. Et encore désolée pour tout à l'heure. Maintenant que je suis calmée, je suis prête à répondre à vos questions.

Dehors, des loups hurlaient au loin. Clifton soupira et sortit un grand cahier de son sac.

— Janna, tu seras la chef des opérations, puisque l'endroit t'est familier. Il faudra toutefois que tu nous racontes au fur et à mesure l'histoire de ce lieu, mais aussi que tu nous indiques ce que tu nous autorises à récupérer.

La vampire baissa les yeux, le sourire triste.

— Avant toute chose, j'aimerais... J'aimerais enterrer les miens. Ma famille. Et, si cela est encore en bon état, j'aimerais pouvoir récupérer au moins un objet ayant appartenu à mes enfants. À part ça, je me fiche pas mal du reste. Exploitez ce que vous voulez.

— Qu'il en soit ainsi.

Personne n'osa ajouter quoi que ce soit. Personne n'avait de mots à offrir à une mère à qui l'on avait arraché jusqu'aux derniers souvenirs. Personne, parmi eux, ne savait ce que c'était de survivre des siècles après son époux et ses enfants.

Après ça, Hayden réchauffa de la soupe et ils mangèrent plus ou moins dans le silence, chacun plongé dans ses pensées, mais aussi rattrapé par l'épuisement du voyage. Il était déjà trois heures du matin lorsque tous s'excusèrent auprès de Janna et regagnèrent leur chambre. Le gîte était grand, très grand et construit pour abriter une dizaine de personnes. À cinq, ils disposaient donc de bien plus de place que nécessaire.

Contrairement aux autres, Aurae hésitait à quitter la chambre de Janna. Elle souhaitait lui parler, mais n'avait aucune idée de par où commencer.

— Aurae, tu as l'air troublée. Puis-je faire quelque chose ?

L'anthropologue se mordit la lèvre inférieure, embarrassée. Très timide de nature, elle perdait souvent tous ses moyens lorsqu'elle se retrouvait seule avec la vampire.

— Je... Eh bien, comment dire ça. Malgré la situation, je suis heureuse que tu te confies à nous et que tu acceptes dans les jours qui viennent de nous parler un peu de toi. J'ai toujours voulu en savoir plus sur ta vie.

Aurae leva la tête, les joues rouges.

— Enfin non, cette phrase était bizarre. Je veux dire, même les autres qui sont arrivés avant moi à l'Agence ne savent presque rien sur toi. Et moi ça m'intéresse. Enfin, je ne veux pas paraître inquiétante ou quoi que ce soit, mais...

Aurae s'arrêta net de parler lorsqu'elle sentit la main de Janna sur son épaule. Elle baissa les yeux afin de pouvoir croiser son regard, mais, gênée, les détourna rapidement.

— Aurae, je sais que tu t'intéresses à moi bien que je sois une vampire. Et crois-moi, j'en suis flattée. Jusqu'à aujourd'hui, j'imaginais que je te plaisais, car tu pensais que j'étais humaine ; alors que toutes ces années... Alors que toutes ces années tu savais ce que j'étais. Et repenser à ton comportement vis-à-vis de moi alors que tu étais au courant, que tu tentais de flirter avec une vampire, et bien, ça me fait bien plus plaisir que tu ne l'imagines.

Aurae avait rougi et bénissait le fait d'être plus grande que Janna, évitant ainsi très facilement son regard.

— Et aujourd'hui, ton inquiétude à mon égard a touché mon cœur qui ne bat plus depuis bien longtemps. Ici, sur ces ruines, je vais enfin pouvoir dire véritablement adieu à mes pères adoptifs, mes deux enfants et mon époux. Et même si je suis terrorisée, je sais que c'est deux cent cinquante-sept années de deuil qui vont définitivement s'achever ce mois-ci. Enfin. Je vais enfin pouvoir avancer.

Janna attrapa délicatement une des mèches rouges de l'anthropologue qui était au bord de la combustion spontanée.

— Alors si tu veux bien patienter encore un peu, ma nouvelle histoire, j'aimerais pouvoir en discuter avec toi. Et y accepter ce verre que tu m'as proposé tant de fois.

Aurae sourit et osa enfin croiser le regard, redevenu azur, de Janna.

— Avec grand plaisir. Prends tout le temps qu'il te faudra. Je serais là.

La vampire lui sourit, l'embrassa sur la joue et lui souhaita une bonne nuit. L'anthropologue, le cœur soudain bien plus léger, regagna sa chambre avec un grand sourire.

Janna se rallongea dans le lit et se blottit sous le duvet, bien qu'elle n'en ait aucunement besoin. Dès son réveil, elle entamerait une descente dans l'enfer de ses souvenirs, une route tortueuse qui la mènerait enfin, elle espérait, à refermer définitivement ses blessures. Après ça, une fois de retour à l'Agence, elle se débarrasserait probablement de sa couronne. À quoi bon la garder après tout ? Ces ruines étaient la preuve formelle qu'elle n'était plus que la reine d'un monde disparu, d'un temps révolu. Demain, quand le soleil se lèverait sur le lac Ilmen, elle conterait à ses amis les souvenirs de Jannochka, avant que ce prénom que plus personne n'utilisait disparaisse lui aussi et qu'elle ne soit plus que Janna. Demain, quand le soleil se lèverait, la vampire leur ferait découvrir ce que les humains lui avaient pris. La guerre, les larmes et les cris. Demain, plus jamais ses amis ne voudraient revenir ici. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top