10 janvier 2015

Janna était, certes, à moitié sorcière, mais elle n'avait aucun don de prémonition. Vraiment aucun. Pourtant, quand elle aperçut ses conseillers, Artiom et Youri, les attendre à l'aéroport, elle eut un mauvais pressentiment. Bien entendu, elle les avait notifiés de tout ce qu'il s'était passé lors du voyage en Russie, mais il n'y avait aucune raison logique pour expliquer leur présence. De ses quatre amis, ce fut Liz qui les remarqua en premier.

— Tiens, ce ne sont pas tes deux conseillers ?

— Oui.

— C'est tellement gentil de leur part de venir nous chercher ! Tu as vu, ils sont devant un gros van pour nous tous et nos affaires !

Aurae et les garçons acquiescèrent en souriant, validant la gentillesse des deux hommes. Janna, elle, fronça les sourcils. Artiom était un très vieux vampire. Âgé de huit cent vingt ans, il servait déjà au temps de la première reine vampire en tant que conseiller royal. Il avait connu les trois générations de femmes Nikitovich. Il était né à Doma et n'avait jamais quitté l'endroit avant la guerre qui avait tout détruit. Artiom était un très vieux vampire qui tentait de tolérer les humains, qu'il n'avait découverts pour la première fois qu'assez récemment, à l'échelle de sa vie. Et Janna savait que hormis pour elle et Youri, il ne faisait pas dans la bonté. Jamais il ne se serait déplacé pour les membres de l'Agence même si sa reine était dans le lot. S'il se tenait là, c'était qu'il y avait une très bonne raison.

Janna posa ensuite son regard sur Youri. Bien plus jeune du haut de ses trois cent soixante ans, il s'était vite intégré au monde des humains, car finalement, il n'avait passé que le premier tiers de sa vie à Doma. Pour lui, et il l'avouait lui-même, le traumatisme et le changement fut bien moins brutal. Toutefois, qu'Artiom ait décidé que la présence de Youri soit aussi nécessaire était d'autant plus intrigant. Inquiétant.

Le groupe arriva devant les deux vampires. Hayden les salua en premier.

— Merci bien d'être venu !

Son enthousiasme fut coupé net par un regard méprisant d'Artiom, qui passa devant lui et saisit les valises de Janna.

— Majesté, laissez-moi vous débarrasser.

Janna soupira, mais ne dit rien, sachant très bien que le vieux conseiller était bien trop ancré dans ses habitudes. Et qu'il semblait de mauvaise humeur.

— Ignorez-le ! s'exclama alors Youri. Il est toujours ainsi avec les humains, ne le prenez pas pour vous. Il est un peu grincheux à son grand âge.

— Youri ! le réprimanda Artiom.

Le jeune vampire leva les yeux au ciel, s'excusa malgré tout d'un petit sourire et se dépêcha de rentrer dans le van. Les membres de l'Agence s'installèrent à leur tour dans le silence, n'osant plus parler. Ce fut une fois sur l'autoroute que Janna se décida à prendre la parole.

— Artiom, pourquoi êtes-vous là tous les deux ?

— Majesté, je ne souhaite point m'entretenir de ce sujet devant des humains.

— Comme je te l'ai dit maintes et maintes fois, ils sont ma famille. L'Agence est mon foyer. Parle.

— Non.

— Artiom, ne joue pas au vieillard têtu. Pourquoi êtes-vous venu nous chercher avec Youri ?

Face au silence, Janna soupira.

— C'est un ordre.

— Très bien, si tel est votre désir Majesté. Les chefs vampires Kiara et Sean, possédant respectivement leurs territoires à Londres et à Dublin, souhaitent s'entretenir avec vous dans les plus brefs délais. D'après eux, une série de disparitions requiert l'attention de Sa Majesté en personne.

Janna ne répondit rien, choquée, ce qui interpella Artiom.

— Majesté ?

— Pardon. Continue, je te prie.

— Je n'en sais guère plus. Il est à noter que les disparitions concernent uniquement des vampires. Adultes et enfants.

— J'accepte de les écouter.

— Merci bien Majesté. Je transmets et conviendrai d'une date.

Après ça, Janna demeura silencieuse. Qui pouvait bien kidnapper de nouveau des vampires ? La mode des cobayes de laboratoires s'était tarie depuis longtemps et entraînait beaucoup de pertes humaines. Alors qui ? Et surtout pourquoi ? Bien qu'elle eût abandonné la reine Jannochka en quittant la Russie la veille au soir, elle ne pouvait pas demeurer indifférente face à cette histoire. Et surtout, si des vampires disparaissaient, Artiom et Youri étaient potentiellement en danger, et ça, elle ne pouvait l'accepter. Ils avaient survécu au massacre de Doma, ils ne mouraient pas ici. Pas comme ça.

— Nous allons nous installer avec vous, Majesté.

— Pardon ?

— Au vu de la situation, il est de notre devoir de demeurer à vos côtés tant que nous ne possédons pas davantage d'informations sur cette affaire.

— Artiom, je comprends. Vraiment. Mais, pour la énième fois, le château d'Alnwick appartient à Clifton. Et la politesse veut, comme chez les vampires, de demander au propriétaire avant de s'installer chez lui.

Le vieux vampire sembla quelque peu vexé et murmura quelque chose en russe, que Janna ne prit même pas la peine de relever. Youri, qui gardait tout de même les yeux sur la route, sourit.

— Dîtes Monsieur Fernsby, pouvons-nous nous incruster à l'Agence pendant quelque temps ? Je m'excuse d'avance pour la mauvaise humeur d'Artiom.

Ce dernier lui jeta un regard noir et Clif sourit.

— Oh, mais sans aucun problème, il y a plusieurs chambres de libres. Et vous êtes la famille de ma petite Janna après tout !

Artiom se retourna vivement sur son siège.

— Comment as-tu appelé Sa Majesté, misérable humain ?

Youri ne put retenir un ricanement et Janna fut obligée de se transformer.

— Artiom, assez ! Je t'interdis de les insulter. Qu'est-ce que tu n'as pas encore compris dans « ils sont ma nouvelle famille » exactement ?

— Arrête ce van, Youri.

Obligé d'obéir à son aîné, le jeune vampire roula jusqu'à la prochaine aire d'autoroute. À peine le véhicule fut-il arrêté, qu'Artiom en descendit avant de disparaître. Janna et Youri soupirèrent de concert. Ils savaient qu'ils reverraient le vieux conseiller une fois à l'Agence. Afin de détendre l'atmosphère, Youri se tourna vers ses passagers.

— Bon, et maintenant que Monsieur ronchon est parti, ça vous dit un peu de musique ?

Hayden et Liz acquiescèrent immédiatement, tandis que Clif hocha la tête en souriant. Aurae, quant à elle, continuait à faire semblant de dormir, le front appuyé contre la vitre. Elle avait peur. Peur des conséquences lorsqu'Artiom découvrirait qu'elle, simple humaine, osait fréquenter sa reine. Elle... Elle était terrorisée. Toutefois, elle ne souhaitait pas inquiéter Janna, qui allait déjà devoir gérer une affaire inattendue à peine rentrée de ce voyage si éprouvant.

Artiom n'avait mis guère longtemps à arriver devant le portail de l'Agence. Il s'assit sur le banc destiné aux rares invités et observa l'enseigne.

Agence d'archéologie, Dig The Dead

Pr Clifton Fernsby - docteur en archéologie funéraire - docteur en rites des espèces disparues et surnaturelles

Dr Janna Nikitovich - docteur en archéologie des cultures vampiriques et démoniaques

Dr Liz Stayron - docteur en zoologie des reptiles mythologiques et garous

Dr Hayden Sutton - docteur en géologie ensorcelée et runes démoniaques

Dr Aurae Ryeid - docteur en anthropologie des mœurs vampiriques et nagas

Artiom baissa les yeux et regarda le sol jonché de neige. Il regrettait d'avoir mis en colère Sa Majesté en insultant le professeur, mais il ne pouvait s'en empêcher. Malgré deux cent cinquante-sept ans parmi les humains, il n'était jamais parvenu à s'intégrer à leur monde. À leurs mœurs. Et encore moins à les apprécier. Âgé de plus de huit cents ans, des souvenirs, il en avait beaucoup trop. Des souvenirs qu'il ne pouvait plus partager avec personne. Aux côtés de la première reine, il avait participé à la splendeur de Doma. Mais il avait aussi assisté aux horreurs causées par la jalousie et la haine des humains. Au sein de leur espèce et envers les vampires. Artiom avait toujours considéré les mortels comme des barbares. Des monstres. Qui d'autre ferait du mal à des enfants ? Qui d'autre kidnapperait des personnes différentes pour les étudier ? Pas des vampires. Ni des sorciers. Ni des nagas. Ni des garous. Les démons oui. Et les humains.

La neige tomba de nouveau, mais Artiom ne bougea pas. Ce n'était pas comme s'il pouvait attraper froid. Certes, ils existaient des individus mauvais chez tout le monde, mais les humains... C'étaient eux qui avaient anéanti Doma. À cause d'eux, ils avaient tout perdu. Leurs familles, leurs amis, leurs foyers... Tout ce que Sa Sainte Majesté Ludmilla avait bâti, une cité pacifiste de plus d'un millénaire, détruite à jamais.

Artiom serra les poings posés sur ses cuisses. Alors comment ? Comment et surtout pourquoi Youri et Sa Majesté parvenaient-ils à apprécier autant les humains ? En dépit de tout ça ? Il se sentait dépassé. Dépassé et inutile. Perdu dans ses sombres pensées, il ne réalisa qu'au dernier moment d'une présence à ses côtés, présence amicale bien heureusement.

Artiom leva la tête et tomba sur le regard préoccupé de Sa Majesté. Elle était seule.

— Youri a préféré rester avec les autres, à l'intérieur. Il ne savait pas comment t'aborder sans te braquer. Ah et ils sont passés par la porte de service afin de ne pas nous déranger. Je souhaitais te parler. Puis-je m'asseoir ?

— Bien entendu, Votre Majesté.

Janna prit place sur le banc.

— Artiom, je m'inquiète pour toi. Et pas seulement à cause des évènements d'aujourd'hui. Et Youri, tu t'en doutes, même s'il adore te taquiner, se fait également du souci. Beaucoup de soucis. On aimerait que toi aussi tu puisses être heureux de nouveau, ne serait-ce qu'un peu. Mais on ne sait pas quoi faire pour t'aider.

Le vampire soupira, mais demeura silencieux.

— Je suis consciente que dans un coin de ta tête je suis toujours la petite Jannochka qui courrait partout dans le palais et qui tentait d'échapper à ta surveillance lorsque mes pères te demandaient de me garder. Je sais que je ne remplacerai jamais ma grand-mère qui, plus qu'une reine, était ton amie proche et ta confidente. Toutefois, moi aussi j'ai grandi et évolué. Artiom, je ne suis plus une enfant depuis longtemps, alors pourquoi ne comptes-tu pas sur moi ? Pourquoi ne te confies-tu pas à moi?

Il ferma les yeux, n'osant croiser son regard.

— Majesté, je sais que vous êtes une adulte, même s'il est vrai que je ne pourrais jamais m'empêcher de souhaiter vous protéger comme si vous étiez une jeune vampire. Vous êtes ce que la reine Doroteya a laissé de plus précieux en ce monde, le rayon de soleil qui illuminait autrefois notre sanctuaire. Vous êtes l'espoir de sa Sainte Majesté Ludmilla. Je crains de faillir à ma mission envers vous, Majesté.

Janna posa doucement une main sur son épaule.

— Artiom... Youri et toi serez toujours ma famille. Jamais je ne vous demanderai de partir. Jamais. Personne ne prendra jamais votre place. Ni celle de Yakov ou de mes enfants. Ce n'est pas parce que l'Agence est mon nouveau foyer et que j'ai décidé d'aimer de nouveau que cela change quoi que ce soit. Mon seul souhait désormais est que Youri et toi puissiez vous intégrer à ce groupe d'humains qui m'apporte tant. Pour que vous soyez heureux. Tous les deux.

Artiom refusa de relever le sous-entendu. Malgré la neige qui s'intensifiait, Janna poursuivit.

— Tu sais, la fille et la femme de Clifton se sont faites assassiner par un vampire devenu fou. Pourtant il n'a pas condamné tous nos semblables. Loin de là. Je comprends ta haine. Mais tu ne peux pas haïr l'humanité entière pour l'éternité pour des crimes qu'une majorité d'entre eux n'ont pas commis. Et ne commettront jamais. Allez, Artiom, il n'est jamais trop tard pour commencer un nouveau chapitre. Qu'en penses-tu ?

Le vieux conseiller croisa enfin le regard de sa reine et lui sourit.

— C'est d'accord Majesté, je vais essayer.

— Parfait ! Dans ce cas, suis-moi, tout le monde nous attend !

Artiom se leva et suivit Janna à l'intérieur de l'Agence. Elle lui indiqua ce qui serait désormais les appartements qu'il partagerait avec Youri.

— Va te changer, tu es trempé par la neige. Je vais faire de même. Je te ferai visiter plus tard.

— Merci Majesté.

— Avec plaisir.

Elle laissa Artiom et se dirigea vers ce qui constituait son studio à l'intérieur du château. Elle remercia mentalement Youri lorsqu'elle aperçut ses valises déposées près de son lit et elle se changea immédiatement de vêtements. Elle attacha rapidement ses cheveux sans prendre la peine de les sécher, elle ne prendrait pas froid de toutes les façons, et quitta de nouveau son appartement. Janna se dirigea alors vers la chambre d'Aurae. Elle frappa trois fois et obtint une réponse au bout de quelques minutes. La vampire entra et referma la porte derrière elle.

— Je venais voir comment tu allais.

L'anthropologue était assise au bord de son lit, ses cheveux rouges exceptionnellement libérés de toutes entraves.

— Bien merci.

Janna s'agenouilla devant elle afin de capter son regard.

— Tu es consciente que je peux percevoir les mensonges, n'est-ce pas ?

Aurae hocha la tête et garda les yeux rivés au sol. Janna s'accouda sur les cuisses de son amie qui rougit.

— J'ai longuement discuté avec Artiom tout à l'heure. Il a pu enfin me faire part de ses inquiétudes. Et, dorénavant, il fera des efforts pour s'intégrer parmi vous. Toutefois, cela va prendre du temps. À son âge, tu ne peux pas changer radicalement du jour au lendemain.

Janna se redressa légèrement afin de rapprocher son visage de celui d'Aurae.

— Ni Artiom ni Youri ne sont des menaces. Ce sont mes conseillers, mes protecteurs et mes amis. Jamais ils ne vous feront du mal à moins que l'un de vous ne tente de m'assassiner. Ce qui, aux dernières nouvelles, n'est pas à l'ordre du jour.

— Youri ne m'inquiète pas du tout à dire vrai, il a l'air très gentil. Ce n'est qu'Artiom. Quand il a crié, j'ai eu peur. Je suis désolée.

— Plus un vampire est vieux, plus l'aura qu'il dégagera une fois en colère sera dérangeante pour un humain. Ce n'est pas de ta faute ma belle, tu as réagi à ton instinct.

Aurae leva la tête, souriant enfin. Elle croisa alors le regard de Janna, très proche d'elle. La vampire se releva avant de s'asseoir à ses côtés.

— C'est tout de même plus confortable que le sol. Maintenant, viens par là que je puisse t'embrasser comme je te l'avais promis en Russie.

Aurae rougit de nouveau, mais ne protesta pas le moins du monde, bien au contraire.

— Avec grand plaisir.

Janna embrassa alors Aurae marquant officiellement le début de sa nouvelle vie. 

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