Prologue (Amanda)

— T'es encore là, bébé  ? Tu vas vraiment finir par être en retard  !

Mathias, mon petit ami, me prévient pour la troisième fois que l'heure de mon dîner professionnel approche à grands pas et que je ne suis toujours pas prête à m'y rendre. Je suis pourtant quelqu'un de très ponctuel, en général... mais très mal organisé. Si bien que j'ai choisi précisément ce jour pour aller chercher des tutos sur Internet et essayer de me familiariser avec un ordinateur : une vraie galère  ! J'ai mis des heures à comprendre qu'il était possible d'ouvrir plusieurs sessions en simultané, mais que chaque document enregistré ne figurait que dans l'une d'elles. Sans parler des pages pop-up qui ont fait hurler l'antivirus toutes les deux minutes.

Me voilà donc totalement à la bourre et pas plus avancée qu'avant, niveau informatique – non, savoir activer un bloqueur de publicités ne va pas m'être d'une grande utilité pour mon nouveau job.

— Je viens de filer ma dernière paire de collants... c'est la merde  ! râlé-je.

— N'en mets pas, dans ce cas, me propose Mathias en débarquant dans la salle de bains.

— Et pourquoi crois-tu que je m'épile les jambes, là  ?

— Arrête de t'inquiéter... Tu l'as déjà signé, ton contrat. Tout va bien se passer, sourit-il en me fixant de ses magnifiques yeux bleus.

— C'est toi qui me stresses à me rappeler toutes les trois secondes que je suis en retard. Tout ça, c'est la faute de ton foutu PC qui m'a fait perdre du temps  ! Tu sais qu'il m'a demandé d'entrer mon mot de passe plus de quatre fois en une heure  ? Sans parler des fichiers téléchargés que j'ai mis des plombes à trouver.

— C'est parce que tu ne l'utilises pas assez souvent. Je t'assure, les ordinateurs sont vraiment indispensables, de nos jours.

— Pas du tout, rétorqué-je en me plaçant face au miroir. Un téléphone, un stylo et du papier, c'est largement suffisant  !

— Comment faisais-tu, avant  ?

— J'avais un assistant  !

— Mais aujourd'hui, c'est toi l'assistante, non  ?

— Je suis certaine que je pourrai m'en sortir.

— Si tu le dis... en attendant, tu vas être en retard.

Je soupire en sortant de la pièce, traverse le petit salon/salle à manger qui baigne dans l'obscurité de ce début de soirée, attrape mon manteau et enfile la paire de Louboutin que Mathias m'a offerte pour mon anniversaire. Un cadeau bien au-dessus de nos moyens, mais que je n'ai pas eu le courage de rapporter au magasin. Ce n'est pas comme si je pouvais me vanter d'avoir toute une collection de vêtements de marque, alors les rares fois où j'en possède un, je serais capable de dormir avec pour ne pas avoir à m'en séparer.

Je regarde ma montre, la petite aiguille s'approche dangereusement du numéro huit. Merde. Hors de question de me pointer à ce rendez-vous avec ne serait-ce qu'une seule minute de retard !

— Ma mère doit passer récupérer le dossier pour son assurance, il est sur la table, dis-je en retouchant ma coiffure une dernière fois devant le grand miroir de l'entrée.

— Ce soir  ? s'étonne-t-il. Ça ne pouvait pas attendre  ?

— Elle a rendez-vous demain matin et elle voulait y jeter un œil avant. Ne cherche pas à comprendre, c'est ma mère  !

Il enfonce ses mains dans ses poches en riant ; je dépose un baiser chaste sur ses lèvres et file jusqu'au restaurant qui, heureusement, n'est qu'à quelques rues d'ici.

***

Je m'avance lentement en balayant la salle du regard. L'endroit est tout à fait charmant : lumière tamisée, musique douce, délicieux effluves de mets raffinés, nappes blanches impeccables, rideaux en velours bordant de grandes baies vitrées... C'est chic, mais sans tomber dans le cliché du restau trop pompeux et inaccessible aux gens de ma classe sociale. Rapidement, j'aperçois Alexander Kerry, P.-D.G. de l'agence événementielle «  Kerry Styles  » que je m'apprête à intégrer. Jusqu'ici, rien de surprenant  ; je l'avais déjà rencontré il y a quelques semaines, lors de mon entretien d'embauche. Ce qui me chiffonne, en revanche, c'est la présence de cet illustre inconnu, assis à ses côtés.

Je l'observe un instant, tout en gardant mes distances. Quelques mèches de cheveux chocolat lui retombent sur le front, contrastant sévèrement avec sa peau claire et son sourire lumineux. Je ne peux m'empêcher de lorgner un instant sur ses lèvres gourmandes. J'ai du mal à savoir si ce sont elles ou l'intonation grave et mélodieuse de son rire qui réveillent en moi cette sensation étrange, cette chaleur soudaine. Sa mâchoire carrée, recouverte d'une fine barbe soigneusement entretenue, surplombe sa large poitrine dont la chemise, légèrement ouverte, tiraille au niveau de ses épaules robustes. Il a relevé ses manches sur ses avant-bras, accentuant ce côté faussement négligé qu'il semble maîtriser à la perfection et qui a le mérite de faire son petit effet.

Serait-il possible qu'il s'agisse de Marty Langlois, mon supérieur direct  ? Et voilà qu'en plus du reste, mon radar à emmerdes se met à sonner l'alerte  !

J'ignore cette impression confuse qui me parcourt l'échine et m'approche finalement de leur table. L'invité surprise s'adresse à Alexander avec une aisance déconcertante. Ils semblent se connaître depuis longtemps et cette proximité ne fait que renforcer l'incompréhension de ne pas avoir été prévenue de sa présence ici, ce soir.

— Amanda  ! m'accueille joyeusement M. Kerry. Nous vous attendions. Je vous en prie, installez-vous.

Ce dernier s'est levé pour tirer élégamment ma chaise  ; je l'en remercie, gênée, avant de prendre place. D'intenses frissons longent ma colonne vertébrale. Une force magnétique m'attire vers cet autre homme, dont j'ignore absolument tout. Pourtant, l'alarme dans ma tête se met à résonner de plus belle, comme si elle tentait de couvrir le vacarme incessant que provoquent les battements effrénés de mon cœur au fond de ma cage thoracique.

Bordel, grandis un peu, Amanda  !

Nos regards se croisent enfin.

Boum.

Je distingue à peine les paroles que prononce ensuite Alexander, dont le timbre n'est plus qu'un murmure sourd et lointain, tandis que je sombre littéralement dans la profondeur infinie de deux iris caramel.

C'est une sensation grisante et terrifiante à la fois.

Comme si cela ne suffisait pas, il m'adresse quelques mots d'une voix rauque et vibrante, teintée d'un délicieux accent anglophone :

— J'ai beaucoup entendu parler de vous, mademoiselle Vernin.

Mes pupilles s'arriment une nouvelle fois à sa bouche, qu'il retrousse alors en un sourire arrogant. Sans doute se délecte-t-il de l'effet foudroyant qu'il produit sur moi.

Arrête de baver, nom de Dieu  !

— Je ne peux malheureusement pas en dire autant, affirmé-je après ce qui me semble être une éternité.

— Amanda, reprend Kerry, je vous présente D...

— Dorian Evans, le coupe ce dernier, comme pour éviter qu'il en dise trop à son sujet. C'est un plaisir de faire votre connaissance.

Il ne m'a pas quittée des yeux  ; c'est déstabilisant au possible.

Non, ma grande, c'est tout à fait normal de regarder la personne à laquelle on s'adresse, alors arrête de faire ta mijaurée et comporte-toi en adulte !

— Enchantée, monsieur Evans. Je dois vous avouer que je suis un peu surprise de vous rencontrer ce soir.

— C'est de ma faute, explique le P.-D.G., cela s'est décidé au dernier moment. J'ai eu quelques problèmes à régler, mais je suis heureux de vous compter tous les deux parmi notre équipe  ! Excusez-moi, poursuit-il en attrapant son portable qui vibre dans sa main, je reviens dans une minute.

Je vais donc travailler avec Monsieur Parfait. Première nouvelle...

Un silence pesant s'installe entre nous. Son petit sourire en coin m'irrite autant qu'il me fait fondre.

C'est ridicule  !

— Amanda Vernin, souffle-t-il en se redressant sur sa chaise. J'étais impatient de percer les mystères qui vous entourent.

Je tente d'ignorer la réaction de mon corps après l'avoir entendu prononcer mon prénom d'une façon si sensuelle et me concentre sur le reste de sa phrase. Où veut-il en venir, exactement  ?

— Des mystères  ?

— Alexander m'a transmis votre C.V. J'ai été certes très impressionné par son contenu, mais je me suis surtout demandé pourquoi vous l'aviez rédigé à la main.

Il porte son verre d'eau à ses lèvres, je suis happée par ce geste. Bien sûr, il n'en perd pas une miette et revêt très vite son air condescendant.

Pourquoi n'ai-je pas eu droit, moi aussi, de prendre connaissance de son parcours professionnel  ?

— Je déteste les ordinateurs, avoué-je en haussant les épaules. C'est impersonnel  ; ça rend les gens dépendants et donc, beaucoup trop fainéants.

Il se plaque contre le dossier de son siège en velours, rappelant celui des grands rideaux bordeaux, et m'observe, sidéré.

— Vous voulez dire que vous n'utilisez pas d'ordinateur  ? Jamais  ?

— Rarement... Quand je n'ai pas d'autres choix. Je suis beaucoup plus efficace avec un stylo  !

— C'est impensable, s'agace-t-il soudainement. Je ne vois pas comment vous pourriez faire correctement votre travail de cette façon.

— Cela ne m'a jamais posé de problème jusqu'à aujourd'hui, réponds-je sèchement. Et je ne comprends pas bien en quoi cela vous concerne...

— J'exige que mon assistante utilise un ordinateur, it's non-negotiable !

Ma respiration se creuse, je serre les dents.

Pitié, dites-moi que j'ai mal interprété cette remarque  !

Votre assistante  ? murmuré-je, incrédule. Non, je suis censée travailler pour M. Langlois, c'est précisé dans mon contrat.

Il se rapproche, les mains croisées sur la table.

— Changement de plan. J'assurerai le poste de chef de projet à partir de lundi prochain. Et je veux que mon assistante se serve d'un ordinateur, comme tous les assistants de ce pays  !

— Laissez-moi au moins faire mes preuves, insisté-je en essayant, tant bien que mal, de garder mon calme.

— Je n'ai pas besoin de preuves, j'ai besoin de rigueur et de rapidité. Et surtout, ajoute-t-il en se penchant encore un peu plus afin de pouvoir baisser le ton, j'ai besoin d'une assistante sérieuse et efficace, pas d'une rebelle idéaliste qui souhaite se différencier, par n'importe quel moyen, du reste du monde. Si, par contre, c'est une excuse pour tenter de justifier votre incompétence à vous servir d'une de ces machines, il me suffit de trouver une autre personne apte à remplir ces fonctions.

Les effluves de son parfum se sont envolés jusqu'à mes narines tandis qu'il s'est approché de moi. Cette senteur est beaucoup trop raffinée, trop délicate, pour un homme comme lui. Il devrait porter quelque chose de plus amer. Et piquant. Déstabilisée un court instant, je me refuse à me laisser marcher dessus et me retiens de lui balancer mon verre d'eau dans sa sale gueule d'enfoiré sexy.

C'est une blague  ? Pour qui me prend-il  ?

— Avec tout mon respect, j'ai déjà été engagée par M. Kerry  ; je ne pense pas que vous ayez votre mot à dire.

— Vous savez, personne n'est irremplaçable. Ni vous ni moi. Alors, d'après vous, qui de nous deux Alexander décidera-t-il de remplacer s'il y a incompatibilité professionnelle  ? Son ami et chef de projet qualifié... ou sa délicieuse assistante  ?

Prête à lui renvoyer une réponse bien sentie, je me ravise en apercevant notre supérieur revenir prestement. Je ravale ma fierté et mes envies de meurtres, sans même une goutte de vin pour aider à faire passer le tout.

Ce mec est peut-être parfait, vu de l'extérieur, mais c'est surtout un putain de gros connard  ! 

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