3. Motherfucker (Amanda)

Cette journée va être terrible. Il faut dire qu'après la nuit que je viens de passer, je ne m'attendais pas à grand-chose de mieux. Quand je suis rentrée, j'ai bien évidemment trouvé mon enfoiré de fiancé en train de baiser. Jusque-là, rien de surprenant, vu ce que j'avais déjà entendu au téléphone. Par contre, la fille avec qui il était, c'était ça la vraie surprise. Ma mère  ! Oui, oui. Ma génitrice se tapait mon petit copain, presque tous les soirs, alors que je me cassais le cul à bosser comme une dingue.

Qui ne deviendrait pas complètement hystérique  ?

Eh bien... moi.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis entrée, j'ai pris mes affaires et je me suis tirée en quatrième vitesse. C'était soit ça, soit je les tuais tous les deux. Et ce ne sont pas des paroles en l'air, j'aurais vraiment été capable de les égorger et de les regarder se vider de leur sang.

En y repensant, j'aurais dû me douter que quelque chose clochait. Ma mère venait de plus en plus souvent à la maison, sans raison apparente. Au début, c'était une fois par semaine puis presque tous les jours. Elle m'assurait vouloir prendre des nouvelles en insistant sans cesse sur l'état de mon couple. Raphaël et moi avions quelques difficultés, c'est vrai. Il se sentait délaissé depuis que j'ai commencé à travailler chez Kerry Styles, et je n'ai rien fait pour que cela s'arrange... mais de là à les imaginer ensemble, il y avait tout un monde  !

Même si je n'ai jamais vraiment été proche de ma mère, je ne me voyais pas écouter ses explications, ses excuses et encore moins ses reproches... Je ne suis pas prête, je ne le serai sans doute jamais. Alors, j'ai passé la nuit dans un hôtel miteux en attendant de trouver une meilleure solution – parce que je ne voulais pas, en plus du reste, dépenser une fortune pour une chambre en plein centre de Paris – et j'ai vu défiler chaque minute jusqu'à quatre heures du matin. Là, je me suis écroulée de fatigue à force de chialer comme une adolescente au bord du suicide.

Sans parler du Parfait Connard qui ne m'a même pas laissé deux minutes avant de venir me casser les pieds. Si je doutais encore qu'il puisse exister chez cet homme une once d'humanité, j'en ai eu la preuve : rien d'autre n'intéresse Dorian Evans que sa petite personne !

***

Il est presque midi lorsque je regarde ma montre pour la première fois de la journée. Le reste de l'équipe est allé déjeuner, sauf Evans et moi. Moi, parce que j'ai pris un retard considérable à devoir tout écrire à la main après avoir fracassé l'écran de mon ordinateur  ; Evans parce que c'est un sale con qui veut pouvoir sortir : «  Les meilleurs n'ont pas besoin de pause déjeuner  », dès que l'occasion se présentera.

Et aussi parce qu'il adore recevoir ses plans baise à cette heure-là. Aujourd'hui, samedi : c'est Laura. Ah oui, Laura. La blonde sulfureuse et ses lèvres gonflées pas du tout naturelles. C'est dommage, elle était jolie avant d'abuser du botox.

Et de la chirurgie esthétique.

Et du silicone.

Le ding de l'ascenseur me signale l'arrivée de quelqu'un, je me prépare à mettre mes écouteurs parce que j'ai définitivement tiré un trait sur ma pause déjeuner. Sauf que la tornade qui en sort, ce n'est pas Laura, mais ma mère. Je bondis de ma chaise en hurlant :

– Qu'est-ce que tu viens foutre ici  ?

– Il fallait que je te parle.

– Je n'ai rien à te dire. Je bosse, merde  !

Coup d'œil rapide vers le bureau du patron pour être sûre qu'il n'ait rien entendu. Il ne manquerait plus que lui.

– Justement ma chérie, insiste-t-elle. Tu vois ce qui arrive quand on travaille trop et qu'on néglige sa vie de couple.

– Qu'est-ce que... Je rêve  ! Dites-moi que c'est une blague  !

Je balance mes bras dans tous les sens. J'essaie de rester rationnelle et de ne pas lui sauter à la gorge, mais j'ai de plus en plus de mal à comprendre pourquoi je ne suis pas déjà en train de le faire.

– Tu n'es qu'une...

– Mademoiselle Vernin  !

Oh. Non.

– Merde, elles se multiplient... murmure Dorian, à peine sorti de son bureau.

Il paraît qu'on se ressemble, toutes les deux. Je n'ai jamais trouvé. Et puis, honnêtement, même si c'était le cas, je n'y verrais aucune fierté à m'en vanter, bien au contraire  !

Nous nous retournons en même temps, ma mère et moi. Evans nous toise d'un œil sceptique, sa main toujours accrochée à la poignée de sa porte. Je déglutis, me retiens au rebord de la table pour ne pas perdre mes moyens. Il ne manquerait plus que je fasse une crise d'hystérie en présence de mon boss  ! Le silence règne en maître tandis que le Parfait Connard se déplace lentement jusqu'à nous, la mâchoire tendue. Je parcours la pièce avec attention en établissant une liste des possibilités qui s'offrent à moi :

1. Sauter du troisième étage en me jetant au travers des grandes baies vitrées.

2. Attraper le coupe-papier que je perçois dans mon bocal à crayons et les tuer tous les deux.

3. Fondre en larmes en suppliant mon patron de ne pas me virer.

Plutôt mourir  !

Je m'apprête à considérer l'idée de me précipiter jusqu'à l'ascenseur, à l'autre bout de la pièce, ou encore d'enjamber les trois bureaux qui me séparent de la cage d'escalier pour sauver ma peau, mais tombe sur le visage lumineux de ma génitrice qui sourit comme une midinette en chaleur. L'animosité, la colère, la rancœur, la douleur... tout ce que j'éprouve envers elle semble redoubler d'intensité. Dorian s'arrête quelques instants à hauteur de l'imposant bambou que mes collègues ont décidé de placer juste à côté de mon espace de travail pour, je cite, «  Attirer les bonnes énergies et donner à la pièce un petit côté feng shui très tendance et relaxant  », puis s'installe en face de nous. Il ne dit rien, le regard oscillant entre mon invitée surprise et moi.

Dernière analyse de la situation. Urgence : faire dégager ma mère d'ici avant que Dorian se rende compte de ce qui s'est réellement passé hier soir. Non, je ne veux pas risquer de voir un rictus amusé sur sa tronche d'enfoiré  ; c'est beaucoup trop tôt pour ça  !

– Veuillez m'excuser, monsieur Evans. Ma mère était sur le point de partir, déclaré-je d'une voix mal assurée.

– Voyez-vous ça, s'extasie ma génitrice devant mon patron, ignorant parfaitement ma remarque.

Ah, ça non. Je la vois venir. Non, non, non, non.

Evans sourit. Il sourit à ma mère. Je suis tellement écœurée que je suis incapable d'en placer une. C'est bien la première fois que ça m'arrive.

– Victoire Vernin, la maman d'Amanda, poursuit ma mère sans plus se soucier de moi.

Elle s'approche de Dorian, lui tend la main. Il s'en empare et lui mime un baisemain ridicule. Ils sont à gerber. Je ne veux pas voir ça. Pas du tout  !

Au moment où je tourne les talons, la voix mielleuse de mon patron m'interpelle :

– Mademoiselle Vernin, allez nous chercher deux cafés. Vous nous les apporterez dans mon bureau.

Pardon  ?

Je n'ai pas le temps de répondre qu'ils ont déjà disparu en refermant la porte derrière eux. Moi qui pensais que cette journée ne pouvait pas être pire.

J'ai quand même décidé d'aller faire leurs putains de cafés, parce que je ne louperais pas une occasion de pouvoir lui brûler les couilles. Et si ma mère devait se trouver proche de ses couilles, alors ça fera d'une pierre, deux coups.

Le liquide bouillant s'écoule trop lentement. Mon pied s'agace sur le parquet, mes mâchoires se crispent et mon nez commence à me piquer.

Non, pas maintenant  !

Ma vision se trouble, noyée par des larmes qui menacent d'affluer sur mes joues et, par la même occasion, d'étaler mon maquillage un peu partout sur mon visage.

Ne craque pas.

Deuxième café. La machine fait un bruit de dingue. Une larme s'échappe, mais je la chasse avant qu'elle ne fasse trop de dégâts. Un petit plateau, deux sucrettes, les touill...

Mais qu'est-ce que je fous, moi  ?

J'attrape les deux tasses directement dans mes mains.

Putain, c'est chaud  !

Tant mieux, ça m'évitera de penser à toute cette merde.

Je donne un coup de pied dans sa porte et entre sans même attendre qu'il me le dise. Il est seul, assis sur le rebord de son bureau, songeur.

Où diable est passée ma mère ? Je croyais qu'elle voulait me parler... Ça ne m'étonnerait pas qu'elle soit déjà à quatre pattes sous son bureau, tiens !

Je l'assassine du regard et dépose les tasses à côté de lui. J'ai revu mon plan de lui brûler les testicules, parce que même si c'est un connard de première, je n'ai pas envie de perdre mon job.

– Tenez, grincé-je sans même lever les yeux sur lui. Si vous ne voulez pas du deuxième, vous n'aurez qu'à vous le mettre où je pense.

Il y a mieux, pour ne pas perdre son job.

Alors que je suis déjà sur le départ, sa voix douce et profonde résonne dans mon dos et éveille ma curiosité en même temps qu'une salve de frissons le long de ma colonne vertébrale :

– Revenez ici.

Je m'en veux de sentir éclater les murs érigés grâce à la colère et la rancune que je nourrissais jusqu'alors contre lui.

Quoi, encore  ? !

Il se joue de moi, sans cesse à brasser le chaud et le froid... Je dois lui résister, franchir cette porte et mettre un terme à tout cela avant qu'il ne soit trop tard. S'il découvre cette partie de moi, faible, fragile et qu'il a conscience de pouvoir la contrôler à sa guise, il serait parfaitement capable de s'en servir pour achever mes dernières défenses.

Mais ce besoin irrationnel de lui parler, de l'écouter, de lui prouver que je ne suis pas sa marionnette me pousse à rester et lui faire face.

Une volonté qui m'échappe pourtant, à peine me suis-je retournée.

Il coule son regard caramel partout sur moi ; j'en ressens immédiatement les effets sur mon corps. C'est chaud, doux, délicieux. Je fonds. Il s'arrête sur ma poitrine, qui s'affole à mesure qu'il me détaille. Ses yeux se rétrécissent et sa lèvre inférieure disparaît quelques instants entre ses dents. Il continue sa progression jusqu'à mon visage. Nos pupilles se croisent.

Boum.

Pourquoi suis-je ici, déjà  ? Il me fixe, sans rien dire. Les secondes s'écoulent au ralenti, l'oxygène se fait plus rare. Je suis la première à détourner le regard.

Grave erreur.

Il grogne.

– Vous avez pleuré, Amanda.

– Mes rétines ont cramé quand je vous ai vu faire du charme à ma mère... Ma mère, putain  ! – Jalouse  ?

Quoi  ?

Ce type est un grand malade. J'ouvre la bouche, cherche mes mots, mon index pointant dans sa direction.

– C'est vrai, j'oubliais, articulé-je enfin. Pour le grand Dorian Evans, aucune chatte n'est trop vieille, trop serrée, ni trop familière à ses employés. Une chatte reste une chatte.

– Un peu de respect, mademoiselle Vernin, exige-t-il d'un ton sévère, en fronçant les sourcils. Pense à ton job, putain.

Je fulmine. C'est dingue ce qu'il peut me rendre hystérique.

– Du respect  ?

Je suis hors de moi. Et le pire, c'est que je ne sais même pas pourquoi. Ma mère est partie, et j'ai de sérieux doutes quant au fait qu'il ait eu le temps de lui faire quoi que ce soit en l'espace de deux cafés. La machine n'est pas très rapide, d'accord, mais quand même. Pas question que je perde la face. Je poursuis sur le même ton :

– Commencez par arrêter de reluquer mes fesses à longueur de journée, ensuite nous pourrons parler de respect.

Hein  ? Mais d'où ça sort, ça  ?

Il tousse, se relève, s'approche de moi.

Trop proche.

– Si vous ne les balanciez pas constamment sous mon nez, Amanda, je ne passerais pas mon temps à les reluquer.

– Ah ouais  ? Et qu'est-ce que je suis censée faire, d'après vous  ? Me mettre une énorme pancarte sur l'arrière-train qui dit : «  Lève les yeux, connard  »  ?

– Mettez plutôt une pancarte sur votre bouche qui dit : «  Voilà pourquoi mon petit ami a préféré ma mère  ».

Il a osé, l'enfoiré.

Je recule d'un pas.

Je ne sais pas ce qui est le plus douloureux entre ses mots blessants ou le fait que ma génitrice lui en ait parlé.

– Alors ça, c'est digne du plus gros salaud que la terre n'ait jamais porté.

Il est sur le point de répliquer, mais referme la bouche. Cette putain de bouche que je déteste imaginer partout sur moi. Constamment. À chaque fois qu'il l'ouvre, qu'il sourit ou qu'il fait sa tête de con. Je soupire, râle, proteste contre je ne sais quoi et me tire de ce bureau aussi vite que mes jambes me le permettent.

À peine suis-je réinstallée à ma place que le téléphone du bureau sonne ; je tente de retrouver une respiration normale et plaque un sourire de façade sur mon visage avant de répondre, en espérant qu'il m'aidera à garder mon calme :

– Amanda Vernin, assistante de M. Evans, bonjour !

– C'est Nathalie. M. Carvalho pour M. Evans, me prévient l'hôtesse d'accueil. Visiblement, elle a retrouvé ses facultés à se servir d'un téléphone. Me voilà rassurée !

Je me retiens de lui cracher de faire correctement son boulot et de m'avertir la prochaine fois que ma mère débarque. Enfin, si elle ose remettre les pieds ici, un jour...

Je lisse ma jupe et arrange mes cheveux avant la venue d'un de nos plus gros clients. Une perle. Un homme pas tout jeune, mais avec un sourire aussi rassurant qu'un thé au miel au coin du feu. L'ascenseur s'ouvre, je m'avance vers lui.

Ses origines hispaniques lui donnent ce joli teint hâlé même en hiver, bien qu'aujourd'hui, en plein mois de mai, il soit plus prononcé que lors de notre dernière rencontre. Ses cheveux noirs, coupés très court, ont pris des tons plus sel que poivre. Ses rides d'expression se sont creusées davantage  ; je le soupçonne même d'avoir voulu en dissimuler certaines sous sa barbe bien fournie, mais la douceur de ses traits et l'éclat dans ses iris sombres, eux, sont restés les mêmes.

– André  ! Je suis ravie de vous revoir.

– Le plaisir est partagé, Amanda. Comment allez-vous  ?

– Aussi bien qu'on peut l'être en travaillant pour M. Evans.

Nous échangeons un regard complice... Il rit tout en réajustant son long manteau gris.

– Vous avez raison de lui faire croire que c'est lui qui commande. Les vrais dirigeants exercent souvent dans l'ombre, tout le monde le sait.

Je secoue la tête en souriant. Je suis presque sûre d'être en train de virer au cramoisi. – Je vais prévenir M. Evans de votre arrivée.

Courage, Amanda. Sois professionnelle et tout ira bien.

Je frappe trois coups rapides à la porte de son bureau et sursaute au moment où je l'entends aboyer comme un chien enragé :

– Quoi  ?

Tout va bien se passer.

J'ouvre, glisse la tête dans l'encadrement et le gratifie de mon sourire le plus venimeux.

– M. Carvalho pour vous.

– Bien, faites-le entrer, crache-t-il sans même relever les yeux de son ordinateur.

***

Son rendez-vous ne dure qu'une petite demi-heure. Beaucoup trop court à mon goût, je commençais tout juste à sentir disparaître la monstrueuse tension entre mes épaules et à constater une amélioration notable de mon état général. Dorian raccompagne André. Ce

dernier s'est à peine engouffré dans l'ascenseur que je sens déjà l'autre enfoiré revenir à la charge.

– Vernin, dans mon bureau  ! Maintenant  !

Oh, Seigneur, donnez-moi la force...

Je lui emboîte le pas, sans broncher, bien décidée à ne pas me laisser marcher dessus. Il s'arrête sans prévenir, se retourne. Je lui fonce dedans, mon visage n'est plus qu'à deux centimètres du sien, les mains plaquées contre son torse.

Merde, alors.

Même d'ici, sa peau est absolument parfaite.

Sa mâchoire tressaille, il m'attrape les bras et m'aide à retrouver mon équilibre en m'écartant de lui. Je bloque un instant sur le contact de ses mains, ainsi que la sensation qu'il réveille dans mon corps.

Tellement bon.

Chaleur. Frissons. Papillons et autres conneries en tout genre.

– Prenez votre clé USB.

Il poursuit jusqu'à son bureau  ; je garde mes distances, cette fois-ci.

J'ai un mauvais pressentiment. 

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