Chapitre 1

Louise et Ernestine vivaient ensemble dans un petit appartement de la rue Notre-Dame des Victoires.

Elles étaient toutes deux orphelines et travaillaient dans le même atelier. Un beau jour, Louise rencontra Ernest, qui travaillait dans la même maison. Ils tombèrent immédiatement fous amoureux l'un de l'autre. Au bout de quelques mois, Ernest demanda à Louise de l'épouser. Celle-ci s'empressa d'accepter. Le mariage fut fixé à la semaine suivante. Comme Ernest n'était pas riche, seules quelques personnes étaient invitées : des amis et la famille du jeune homme.

Un mois après le mariage, Louise annonça à son amie qu'elle était enceinte. Les deux époux nageaient dans le bonheur, et tout paraissait aller pour le mieux. Malheureusement, quelque chose faisait ombre au tableau : Ernestine, jalouse du bonheur de son amie, cherchait désespérément à lui ravir son fiancé. Elle essaya tout d'abord d'inviter les deux amoureux à dîner. Durant le repas, elle fit de son mieux pour paraître la plus jolie, la plus drôle et la plus gentille possible. Mais Ernest malheureusement, Ernest semblait insensible à ses charmes.

Désespérée, la jeune femme s'enferma dans sa chambre pour réfléchir à la situation. Manifestement, elle ne pourrait pas conquérir Ernest grâce à ses seuls atouts. Elle résolut donc de faire appel à la sorcellerie. En effet, nombreux était les voyants, herboristes et autres charlatans qui fleurissaient sur les trottoirs de Paris . Ils proposaient de nombreux philtres et breuvages, avec en bonne place parmi eux, les philtres d'amour. Ernestine, pourtant, ne faisait pas confiance à tous ces vendeurs de rue, et décida donc de fabriquer elle–même son philtre. Cela ne devait pas être bien difficile de trouver un vieux grimoire contenant une recette. Très contente de son idée, la jeune femme fila vers la bibliothèque la plus proche, en ayant pris soin d'emporter avec elle un papier et un crayon, car elle ne voulait pas prendre le risque que Louise trouve le grimoire dans sa chambre, et devrait donc recopier la recette.

Une fois sur place, Ernestine se dirigea directement vers le rayon « sorcellerie » mais , à son grand étonnement, elle se retrouva en fait au rayon « romans à l' eau de rose ». Elle refit trois fois le tour de la bibliothèque mais ne trouva pas le rayon qu'elle cherchait et finit par demander. L'employée lui assura alors qu'il n'y avait jamais eu de rayon « sorcellerie ». Totalement désorientée, Ernestine se laissa tomber dans un fauteuil. Elle était pourtant persuadée qu'il avait toujours existé. Avait-elle été si enthousiasmée par son idée qu'elle avait inventé de toutes pièces un rayon qui n'avait jamais existé ? Déboussolée, elle décida de rentrer chez elle se reposer et réfléchir.

Ernestine marchait dans la rue. Elle se demandait où elle pouvait bien trouver un livre de sorcellerie puisqu'elle avait échoué à la bibliothèque. Plongée dans ses pensées, elle ne se rendit pas compte que le chemin qu'elle suivait ne menait pas chez elle. Lorsqu'elle s'arrêta enfin, elle se tenait devant une petite boutique à l'aspect misérable. Les vitrines crasseuses laissaient entrevoir des silhouettes indistinctes. Ernestine s'approcha, colla son front contre la vitre. L'intérieur, encombré de cartons grisâtres, semblait recouvert d'une épaisse couche de poussière. De là où elle se trouvait, la jeune femme pouvait apercevoir des bocaux remplis de ce qui paraissait être des yeux, ainsi qu'une main putréfiée posée sur un coussin de velours violet élimé. Ernestine s'éloigna de la vitre. Elle se sentait partagée entre l'envie irrépressible d'entrer dans cette boutique, et la peur de ce lieu sordide. Finalement, elle poussa la porte.


Il régnait dans la pièce une odeur écœurante de moisi et de naphtaline. Bien qu'au dehors il fasse jour, la boutique demeurait plongée dans l'obscurité. Ernestine voulut craquer une allumette mais dut s'y reprendre à trois fois avant que la flamme ne vacille au bout de son bras. Son cœur tambourinait si fort dans sa poitrine qu'il donnait l'impression de vouloir s'en enfuir. Des gouttes de sueur perlaient à son front et coulaient lentement sur ses tempes. La jeune femme, tremblante, avança à tâtons jusqu'au fond du magasin, où une imposante bibliothèque de chêne obstruait une fenêtre aux carreaux brisés. A peine avait-elle effleuré le bois qu'un livre tomba à ses pieds dans un bruit sourd qui la fit sursauter. Elle lut le titre : Sortilèges d'enchantement et philtres d'amour. C'était ce qu'elle cherchait. Elle regarda vivement autour d'elle, et, comme elle ne voyait personne, s'enfuit avec l'ouvrage.

Ernestine arriva chez elle essoufflée et pantelante. Sans s'en rendre compte, elle avait couru tous le chemin de la boutique à chez elle, le livre collé contre la poitrine. Elle s'enferma dans sa chambre pour lire la recette, qu'elle trouva d'ailleurs très facilement, malgré la taille du livre. Elle s'attendait à devoir trouver des ingrédients étranges tels que des queues de lézard ou de la poudre de corne de zébu, mais au lieu de ça, la recette ressemblait à n'importe quelle recette de cuisine. Elle lut :

Philtre d'amour pour hommes dont le prénom commence par la lettre E

Grâce à ce philtre, vous pourrez envoûter tous les hommes dont le prénom commence par la lettre E. Le philtre agit durant trois mois . Après cette durée, le breuvage perd peu à peu son effet, vous devrez donc en préparer à nouveau.

Liste des ingrédients :

(pour une personne)

75 g de farine

50 cL d'huile de pépin de raisin

3 œufs de caille

1 huître

2 cuillères à café de miel

8 feuilles d'artichaut

2 quartiers de pomme rouge

8 pétales de rose rouge

Broyez tous ces ingrédients puis versez le liquide obtenu dans un flacon.

Ernestine voulut préparer le philtre tout de suite, mais il était tard et elle n'eut pas d'autre choix que d'aller se coucher.

Le lendemain matin, Ernestine se leva aux aurores tant elle était excitée. Elle trouva facilement un cheveu d'Ernest sur une veste qu'il avait oublié. Elle remonta dans sa chambre les bras chargés de ses provisions, et d'une grosse marmite, qu'elle cacha au fond de son armoire. La recette était relativement facile, en moins d'une heure le philtre fut terminé. Le liquide était rouge vif, et ressemblait fortement à du sang. Ernestine l'enferma dans un flacon en verre et commença à réfléchir. Comment allait-elle le faire boire à Ernest ?

Louise et Ernest avaient emménagé ensemble depuis quelques semaines. Ils habitaient maintenant rue Montorgueil, dans le petit appartement d'Ernest. Ernestine les invita donc à dîner chez elle. Elle passa la journée aux fourneaux et se prépara avec soin. Arrivé au dessert, Ernestine partit chercher le gâteau. Dans la cuisine, elle découpa les parts et injecta le philtre dans l'une d'elles, à l'aide d'une seringue. Elle prit évidemment soin de donner cette part à Ernest, mais celui-ci ne montra aucun signes d'amour de toute la fin de la soirée. Pourtant, Ernestine ne s'en inquiétait pas. Elle était persuadée que dans les jours avenirs, Ernest serait follement amoureux d'elle. Et elle avait raison.

Louise devait aller rendre visite à une tante à Orléans. Il était prévu qu'Ernest l'accompagne mais il insista pour rester à Paris, prétextant un mauvais rhume. A peine Louise était-elle montée dans le train qu'il fonça chez Ernestine lui déclarer sa flamme. La jeune femme était aux anges. Elle avait enfin ce qu'elle méritait !

Lorsque Louise rentra, une semaine plus tard, elle ne trouva personne rue Montorgueil. Déboussolée, elle alla sonner chez Ernestine. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Ernest lui ouvrit la porte !

« Mais... Que fais-tu ici ? » s'exclama-t-elle « je te croyais chez nous ! »

- Ecoute, Louise, je ne peux plus habiter là-bas... Ne t'inquiète pas pour l'enfant, je te verserai une pension chaque mois... Mais c'est Ernestine que j'aime maintenant. »

Il avait dit cela très vite, comme s'il récitait un texte par cœur.

Louise en resta bouche bée pendant quelques secondes, puis elle se rua à l'intérieur. Elle trouva Ernestine tranquillement installée dans le canapé, en train de tricoter. La future mère se jeta sur elle en criant : « Tu l'as ensorcelé, sorcière ! », tout en lui tirant les cheveux. Elle avait l'air complètement hors d'elle. Pour se défendre, Ernestine lui laboura le visage avec ses ongles. Ernest arriva, et essaya de séparer les deux combattantes. En vain. Soudain, Louise tomba à terre, de grosses marques sur le visage, les bras en croix. Une tache de sang s'étendait lentement dans son dos.

Louise fut transférée à l'Hôtel-Dieu, l'hôpital le plus proche. Elle avait fait une fausse couche, mais d'après les médecins, elle n'en mourrait pas. Elle était par contre désespérée d'avoir perdu la seule chose qui lui restait d'Ernest, et restait des journées entières à pleurer dans son lit d'hôpital. Le fait que Louise soit vivante rassura Ernest, mais n'eut pas le même effet sur sa femme : La jeune femme, qui s'en était tiré seulement avec des égratignures, avait en effet espéré que Louise mourrait ; elle ne voulait bien entendu pas prendre le risque que Louise dise à Ernest qu'elle l'avait ensorcelé. Mais la jeune femme se rétablissait plus vite que prévu, et devenait donc de plus en plus dangereuse. Il fallait à tous prix qu'Ernestine s'en débarrasse.

Alors qu'Ernestine dormait aussi paisiblement que le peut une femme nourrissant des idées de meurtres, la jeune femme fit un rêve : elle rêva qu'elle sortait du lit conjugal, enfilait ses chaussures et son manteau, et sortait dans la rue. Dehors, tout semblait désert. Les lampadaires étaient éteints, pourtant Ernestine y voyait comme en plein jour. Sans qu'elle s'en rende compte, elle avait marché jusqu'à l'hôpital de l'Hôtel-Dieu. Ici également, toutes les lumières étaient éteintes. Ernestine poussa la porte : elle n'était pas fermée. Elle n'hésita pas une seconde et entra. Les couloirs de l'hôpital étaient eux aussi déserts. Il flottait dans l'air l'odeur typique de l'hôpital : désinfectant, urine et sang. Ses pas la guidèrent d'eux-mêmes vers la chambre de Louise, comme si Ernestine s'y était déjà rendue des centaines de fois. Là non plus, la porte n' était pas fermée, la jeune femme n'eut donc aucun mal à y rentrer. Louise demeurait étendue sur un lit en ferraille, peint en bleu ciel. Elle dormait paisiblement. Ernestine s'approcha d'elle. Elle pouvait maintenant sentir le souffle de Louise sur sa joue. Lentement, elle tendit les mains vers son cou...

Ernestine se réveilla en sursaut. Elle se trouvait dans son lit, à côté d'Ernest. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et elle avait l'impression étrange d'avoir marché des kilomètres. Pour se calmer, elle pensa : « calme-toi, ce n'était qu'un rêve... C'est complètement irrationnel, tu n'aurais jamais pus d'introduire comme cela dans un hôpital... » Pourtant, son rêve lui semblait étrangement réel ; tout était si précis, si détaillé... Ernestine fronça les sourcils, et se retourna pour se rendormir . Au matin, Ernestine se réveilla. Elle tâta la place à côté d'elle : elle était vide . La jeune femme se leva en baillant, et descendit à la cuisine, où elle trouva Ernest en train de lire son journal. Elle l'embrassa et était sur le point de mettre une casserole sur le feu lorsque Ernest s'exclama : « Oh ! Louise est morte cette nuit ! On l'a étranglée ! »

L'enterrement de Louise eut lieu deux jours plus tard . Seuls quelques personnes étaient présentes, des amis principalement, car Louise était orpheline. Ernest insista longuement pour pouvoir y assister. Au début, Ernestine était contre, mais elle finit par accepter. Après l'enterrement, Ernestine se sentit soulagée ; désormais, plus rien ne pourrais faire obstacle à son bonheur. C'était sans compter le fait qu'avec toutes ces émotions, Ernestine avait oublié de préparer à nouveau du philtre d'amour : peu à peu, la passion qu'Ernest lui portait s'estompait. La jeune femme s'en rendit compte trop tard. Un jour qu'elle rentrait de l'atelier, elle trouva sur la table de la cuisine un mot écrit sur une feuille de papier. Elle reconnut aussitôt l'écriture d'Ernest. Anxieuse, Ernestine s'en saisit et lut :

« Ma chère Ernestine,

Tout d'abord et avant toute chose, n'essaye pas de me retrouver, ni de m'écrire. Je suis retourné chez ma sœur dans le Sud, et je ne compte pas revenir de sitôt. Car, comme tu l'auras compris, je suis parti. En effet, la passion que j'éprouvais pour toi aux premiers mois a laissé place à la lassitude de la routine. Je sais cela depuis quelques jours, sans doute depuis la mort de Louise . Je réalise maintenant que je n'aurais jamais dû la quitter, et je le regretterais sans doute jusqu'à ma mort. Je pense que ce qu'il s'est passé entre nous n'était qu'une regrettable erreur et me paraît maintenant inexplicable , et insensé. Tu dois m'avoir ensorcelé, tant dans les débuts je me suis sentis l'homme le plus heureux du monde, juste en ayant la chance de te voir tous les matins, ce qui me semblait être un privilège ! Puis, peu à peu, cette sensation s'est estompée, et j'en suis venu à regretter ma « vie d'avant », ce qui m'as conduit à cette décision : partir...

Je te souhaite d'être heureuse, et de trouver l'homme qui te correspond.

Adieu,

Ernest B.

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