Thomas, salades, oignons

Cerise

Ça fait une semaine. J'ai l'impression que ça dure depuis une éternité. Je n'aurais pas dit ça il y a sept jours, mais ma vie me manque. Mon corps de femme me manque. Être dans la peau de Prodige est épuisant. Jouer un rôle est fatiguant. Prétendre être sa petite amie, c'est la goutte de trop. Il me rend chèvre ! Je ne sais plus qui je suis, et ça, c'est perturbant.

Je reste allongée dans le lit, analyse le plafond de la chambre d'ami et me focalise sur une tache. Elle ressemble à une fuite d'eau. Je sursaute au bruit de la sonnette et évite de justesse l'étagère qui décore la tête de lit. Il faut vraiment que je pense à la retirer. Ou à la brûler.

J'ouvre la loquet et découvre ma petite sœur sur le seuil. Pourvue d'une robe verte et de talons hauts noirs, elle paraît plus grande qu'à l'ordinaire. Son maquillage met en valeur ses yeux vairons. Elle s'apprête à m'enlacer et s'arrête les bras ouverts.

— J'ai encore des difficultés à me faire à l'idée.

— Quand tu avais quatorze ans, tu as mâché toute la journée le chewing-gum que ton crush avait mastiqué la veille parce que tu pensais que c'était comme ça qu'on faisait un bébé.

— C'est bon, c'est bien toi. Impossible que ma sœur me trahissent en confiant mon secret le plus honteux à Saint Gabriel, l'ange déchu.

Je dégage le passage et la laisse pénétrer dans notre colocation forcée. Myrtille scrute la pièce, puis s'arrête sur le chat qui se frotte contre mes jambes. Un frisson dresse mes poils. Je ne sais pas qui je déteste le plus : le chat ou son maître. En fait, si ; je le sais.

— Cerise ? Pourquoi as-tu des trous dans ta jambe ?

J'arque les sourcils sans comprendre ce qu'elle me signifie.

— On dirait que quelqu'un a essayé de te couper les poils, clarifie-t-elle.

— Ah, ça ? C'est ma gueguerre avec mon coloc qui prend des proportions désastreuses, clamé-je en balayant la discussion de la main.

D'ailleurs, en parlant du loup... Il débarque, les cheveux humides de la douche, négligemment attachés en une espèce de chignon. Il a enfilé mon short inspiration jogging gris et un t-shirt que je ne reconnais pas, sûrement pris dans sa penderie. Trop large, il rend mon corps encore plus frêle. Mon regard s'attarde sur ses pieds décorés de chaussettes vert fluo avec des coeurs roses. Pas mes préférées. C'est un cadeau de mon ex que je n'ai pas réussi à vendre sur Vinted.

— Je suis vraiment obligé de porter des chaussettes aussi voyantes ?

— Oui, répondons en cœur ma soeur et moi.

— Je ne suis pas là pour discuter chiffons, continue Myrtille. J'ai accepté de vous rendre service pour le repas de ce soir. J'ai mes conditions.

Je reconnais bien ma sœur. Je jubile tandis que Prodige panique.

— Un dîner, pas plus. Ensuite, vous me mettrez en contact avec la Maire de Paris et appuierez ma demande.

Qu'est-ce qu'elle mijote ?

— Pour finir, poursuit-elle, Prodige devra baiser les pieds de Cerise et l'appeler "chérie" tout le long du repas.

J'explose de rire devant le visage déconfit de mon collègue. Ma sœur est un génie. Ou un démon ; question de point de vue. Prodige sait qu'il n'a pas le choix. S'il veut que notre couple soit crédible auprès de ses parents, il doit aussi l'être auprès de la famille de son cousin. La rumeur circule déjà.

— Si tu préfères qu'on se sépare... ajouté-je à destination de Prodige.

Il me fusille et tape du pied. Pas content, le bougre. Il ne peut pas dire non. Pour je ne sais quelle raison, il a besoin de cette couverture face à sa famille dérangée. Rien que de repenser à ma rencontre avec ses parents, j'en ai la nausée.

— C'est d'accord, grommèle-t-il.

Myrtille tend sa main. Prodige l'inspecte d'un mauvais œil.

— Tu sais, elle ne va pas te manger si tu la serres, se moque ma sœur.

Il soupire et presse sa paume.

— Marché conclu.

C'est à ce moment-à que Delmar se joint à nous sans prévenir et entre chez nous sans prévenir. On se tourne tous de concert vers cet intrus. Un énorme sourire lui barre le visage, dévoilant une rangée de dents parfaitement alignées et blanches.

Il avance vers ma sœur et offre à son tour sa poigne.

— Tu dois être Myrtille, la femme de ma vie.

— Tu dois être Delmar, l'abruti mal-aimé.

Je pouffe pendant que Prodige s'étrangle avec son verre d'eau. Delmar gratte son cuir chevelu et semble soudainement mal à l'aise.

— Comme je le disais il y a quelques secondes au deuxième faux couple : un dîner. C'est tout ce que tu auras. Je rends service à ma sœur. Toi, je m'en carre le coquillart.

— Les expressions chelous, c'est de famille à ce que je vois, marmonne Prodige en réalisant des bulles dans son verre d'eau.

On doit former un drôle de tableau de l'extérieur.

***

Myrtille et Delmar se sont isolés une demi-heure afin de mettre au point leur stratégie. Ma sœur élaborait des gestes amples tout en donnant ses directives pendant que Delmar ne pipait mot et l'admirait de ses yeux de chien battu.

De notre côté, nous n'avons rien prévu de particulier. Il suffit de réitérer notre petit jeu de la dernière fois. Rien de bien sorcier. Delmar au volant, il nous emmène chez ses parents dans une superbe Chevrolet Impala noire. Dans l'habitacle, le silence est roi. Chacun est retranché dans son coin, dans ses pensées. L'air est lourd ; je m'évente avec ma main et tire sur le col de ma chemise. J'entrouvre la fenêtre et laisse le vent balayer mes cheveux et fouetter ma peau. Ma peau moite se rafraîchit et la pression de mes épaules diminue. Je n'avais pas conscience de la tension qui me secouait.

Je n'en peux plus. Si je ne récupère pas mon corps dans les prochains jours, je risque de me retrouver à l'asile ou d'égorger Prodige. Entre jouer l'homme arrogant et jouer la fausse petite amie, je ne joue plus mon propre rôle : celui de Cerise, jeune femme carriériste qui a un article à finir d'écrire.

Je soupire, c'est sûrement la fois de trop.

— Bon, qu'est-ce qu'il y a ? m'apostrophe Saint Gabriel.

— Rien, je suis fatiguée. Réveillez-moi quand on sera arrivés.

Sur ce, je croise les bras sur mon torse, me cale contre la portière et repose mes yeux. Pour survivre à ce repas, il vaut mieux que je sois dans de bonnes dispositions.

— T'es bizarre depuis ce matin, continue-t-il.

C'est lui qui me demande de prétendre devant sa famille que je l'aime de tout mon cœur, et c'est moi qui suis bizarre ? Il a été bercé trop près du mur ou il est simplement con ?

Je lève les yeux au ciel sous mes paupières closes et retiens un ricanement. Même venant de lui, je trouve ça osé. C'est Myrtille qui me réveille dix minutes plus tard, une fois la voiture garé dans une allée en gravier. Je me frotte les cils afin d'y chasser les dernières brides de sommeil et rencontre une maison digne des plus grands catalogues de décoration. Sur une pelouse verdoyante, un berger australien joue avec un bâton en bois. Derrière une large baie vitrée donne sur une véranda. Le soleil se reflète sur les verres et m'aveugle. Je pose ma main sur mon front afin de protéger ma vue et tente de distinguer le salon extérieur. Une banquette en osier, des plantes, des transats.... Tout ce qu'il convient pour passer un moment chaleureux en compagnie d'un bon livre. Oui, je ne perds pas le Nord. J'ouvre la portière et mes narines rencontrent l'odeur particulière d'un barbecue. Au fond du jardin, un couple d'une cinquantaine d'années discutent – ou se disputent- en retournant des steaks hachés sur le grill. Sur la terrasse, une grande table en bois accueille salades en tous genres, citronnade et bières fraîches.

Bon, ok, je n'en veux plus à Prodige. Ça s'annonce être le meilleur repas de tous les temps. J'espère que sa tante et son oncle ne sont pas aussi virulents que ses parents. Je ne supporterais pas deux repas catastrophiques. Et celui-ci active beaucoup trop ma salive. Hors de question que je reparte sans avoir au moins goûté.

Ma sœur me donne un coup de coude dans les côtes.

— On dirait la maison du bonheur. Maman et papa seraient jaloux.

— Ils habitent en Espagne, Myrtille.

N'​​​​​​importe qui serait heureux à leur place.

— Ce n'est plus pareil depuis Prune.

Mon sourire s'efface. À la mention de ma grande sœur, mon cœur cesse de battre et le monde s'arrête de tourner. Ma vision devient floue. Mes oreilles se bouchent. Des ombres dansent devant mes yeux. Une tape entre mes omoplates me sort de cette transe. L'oncle de Prodige m'entoure d'un bras et me serre contre lui.

— Heureux que tu sois là, fiston.

Je secoue la tête et fronce les sourcils. Cette voix m'est familière. Je tourne la tête et pâlis.

Thomas. Que fait mon patron au beau milieu d'une garden party ?

— Tho... Tho... Thomas ? bégaillé-je.

Il hausse les épaules et me déleste de sa prise.

— Voyons, Prodige. Thomas, c'est au boulot. Fais comme d'habitude, appelle-moi tonton. Cerise finira pas s'y faire. D'ailleurs, vous deux, va falloir qu'on m'explique comment vous avez pu passer de "va crever en enfer" à "t'es à croquer, chéri". Aux dernières nouvelles, vos collègues se plaignaient des vos rixes. La prochaine fois, on vous retrouvera en train de vous peloter dans la cage d'escaliers.

— Non, ça c'est trop cliché, tonton, intervient Prodige.

— Oh, t'as vu ça Prodige, elle m'appelle déjà tonton. J'avais peur que Cerise m'en veuille de ne pas lui avoir dit qui nous étions l'un pour l'autre, mais ça a l'air d'aller, me confie-t-il, plus bas.

Ça explique bien des choses. Surtout, peu importe la qualité de mon article, Prodige a un train d'avance. Que dis-je ! Il y a plus d'une gare qui nous sépare. j'incline la tête dans sa direction et accroche son regard fuyant. Il joue à l'anguille, mais je vais le pêcher.

Pourquoi nous mettre en compétition, si Thomas connaît déjà le vainqueur ?

— Bon, allez ! Tout le monde à table !

Mon patron m'emmène jusqu'à la table chargée de victuailles. Les dos des chaises sont décorées de pivoines et de coquelicots. Cette odeur m'avait manqué. Je ferme les yeux de nostalgie et m'imprègne du parfum floral. J'ai arrêté d'acheter des fleurs depuis que j'ai emménagé chez Monsieur le Parfait arnaqueur. Pourtant, cette effluve me replonge dans ce champs de fleurs dans notre maison d'enfance du Sud de La France. Avec Prune, on avait l'habitude de semer Grand-ma et de s'allonger dans les parterres de coquelicots et de tulipes. On secouait les jambes et les bras comme on le ferait dans la neige pour former des anges. Maintenant, le seul ange que j'aperçois, c'est ce nuage dont les contours me rappelle étrangement cette entité. J'aime me dire qu'il s'agit de ma sœur qui veille sur moi.

Je m'assois en face de ma sœur, mon coloc à ma droite, Thomas à ma gauche. En face de ce dernier, sa femme – dont j'ai oublié le nom – m'admire, les mains sur son menton. Elle ressemble à ces enfants excités devant la vitre des lapins dans les animaleries. Ce qu'elle oublie, c'est qu'à force de taper sur le carreau, le lapin finit par mordre. Les conversations vont bon train et la cacophonie démarre. Myrtille et Delmar apprennent à se connaître et semblent très intime. Ils se chuchotent dans les oreilles. À mon avis, ils finissent de mettre au point leur stratagème. Thomas entame un échange avec moi et Prodige... Prodige pose sa main sur ma cuisse et effectue de subtiles allers-retours. J'arrête sa progression en enlaçant ses doigts et en lui jetant un coup d'œil en coin. Il me répond en me tirant la langue.

— Alors, Prodige, ton article avance ? me demande Thomas.

— Chéri, on n'avait pas pas de boulot à table, l'admoneste sa femme.

— Tu as raison... Mais juste un bout d'information ! Je veux juste savoir si mes deux rédacteurs préférés jouent le jeu.

— J'ai le déb...

Je suffoque sur la fin de ma phrase quand le pouce de Prodige caresse le haut de ma cuisse.

À quoi joue-t-il ?

— Je suis en phase d'observation, pour ma part, annonce Prodige.

— J'ai le sujet et les première lignes, soufflé-je.

J'éloigne sa main, ce mouvement m'électrise. Personne ne s'aperçoit de cet échange secret sous la nappe. Seul mon corps en est témoin. Mon sang bout. Mes orteils se recroquevillent. Mes poils se dressent sur ma nuque.

— Alors, Myrtille. Parle-nous un peu de toi.

Ma soeur sursaute, Delmar couine.

— Aïe. Put... Diantre ! finit-il sous les oeillades assassines de sa mère.

Il semble frotter son tibia. Si je ne me trompe pas, Myrtille lui a sûrement administré un coup de pied.

— Je travaille dans une galerie d'art à Montparnasse. Je m'occupe des artistes, les inscrit dans notre planning, organise les expositions et les vernissages.

— Oh Delmar, c'est comme ça que vous vous êtes rencontrés ? demande la maman. Les toiles de mon fils sont magnifiques. Bon, je ne suis pas objective, je suis sa mère. Mais, ses tableaux procurent ce petit quelque chose d'incomparable.

— Je n'ai pas montré mes oeuvres à Myrtille.

Soudain, la gêne s'installe. J'essuie le coin de ma bouche avec une serviette en tissu de couleur crème. Cette salade de pâtes est aussi belle que bonne. J'amorce une nouvelle montée, fourchette à la main. Les doigts baladeurs de Prodige font leur retour et chatouillent l'intérieur de ma cuisse. Je tressaille et plante ma fourchette dans sa main par réflexe.

Il hurle. Le chien aboie. Et son oncle se lève si vite de table, qu'il embarque une partie du repas avec en accrochant la nappe. Le berger australien jappe et tourne autour de la table.

— Je suis vraiment désolée. Je n'ai pas fait exprès, paniqué-je.

— Bon dieu, Prodige, qu'est-ce qui t'a pris ? me rouspète Thomas.

C'est vrai, je suis Prodige. Cette situation me donne le tournis. Au milieu de toute cette cacophonie, sa tante demande :

— Qui veut un burger ? La viande est prête.

Mais, elle est vite engloutie par mon collègue fou furieux.

— Bordel, qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? Je te taquinais, c'est tout ! T'es sérieusement dérangé !

— La prochaine fois que tu me touches sans mon accord, je te la coupe. Et je ne parle pas de ta main.

— C'est l'amour vache, nous interrompt ma sœur. Ils aiment se faire du mal.

— Seigneur, comme les couples sadomasochistes ? surenchérit la tata.

— Fouet, martinet, menottes... Ils sont très libres, ajoute Delmar.

Prodige est toujours furax. Ma main est en sang.

Sacre bleu, ma main. J'ai planté une fourchette dans ma main.

— Montre-moi les dégâts.

Il me tend sa main et je m'apprête à déloger l'élément perturbateur lorsqu'il la retire vivement.

— N'y touche pas. C'est déjà suffisamment douloureux.

Je me tourne alors vers tout le monde.

— Je l'emmène à l'hôpital. Ne nous attendez pas.

Je n'en reviens pas. Je vais louper le meilleur repas de l'univers à cause de Saint Gabriel. J'ai envie de pleurer. 

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