Salade de fruits

Prodige

Maintenant, quelques heures après le rasage

Ça brûle. Je comprends mieux pourquoi Cerise ne s'inflige pas ce supplice. Sur ma chaise de bureau, je me trémousse dans l'espoir d'apaiser ce feu. Depuis ce matin, la gêne ne se dissipe pas. Et quand je pense à ce qui m'attend ce soir, je gigote encore plus. Feindre d'être Cerise auprès des collègues et de la famille, ça passe. Auprès d'un homme, un potentiel partenaire, je perds tous mes moyens. Si je dois l'embrasser, je risque de gerber. Ou de m'évanouir. Ou les deux. Pas plus qu'un smack a dit Cerise. Ouais, bah, j'aimerais bien l'y voir avec une nana. C'est déjà trop. La journée tire en longueur et le stress du rendez-vous se ressent. Je me tire les cheveux sur la maquette du prochain numéro du magazine. La créa et moi, ça fait deux. Ce que j'aime, ce sont les chiffres. Ils ne mentent jamais, ils sont fiables. 2+2, ça fera toujours 4. C'est immuable, ça ne bouge sous aucun prétexte. C'est du concret. Rien à voir avec la logique d'une couverture de magazine. Pourquoi choisir du jaune alors que le bleu matche mieux ? Quelles sont les règles ? Y en a-t-il ? Je ne pige rien. Ma proposition ressemble à un dessin d'un gamin de quatre ans. Hors de question que je demande de l'aide à David, ce gros porc en profiterait pour foutre ses sales pattes dans ma culotte. Et je n'ai pas envie d'aller en prison. Il me reste Minier, mais c'est avoué ma faiblesse. Elle a su se démerder avec la compta, à mon tour de prouver ma valeur. Je change la police des sous-titres des articles, mets de la couleur et modifie les filtres des photos. Je continue et essaye différentes combinaisons. Je navigue à l'aveugle, j'y vais à l'instinct. Et je prie pour que ça ne soit pas trop dégueulasse. Bref, je suis dans la merde.

À la fin de la journée, je rentre me changer. Dans le capharnaüm de ma chambre, je cherche une culotte propre à me passer. J'en renifle plusieurs et perçois un bruit ressemblant à un souffle ou une respiration haletante. À la hâte, je me tourne vers l'interstice de ma porte que j'ai laissée entrouverte. Une ombre quitte précipitamment le couloir. Sûrement le chat qui explore les différentes cachettes possibles. Je passes mes jambes dans mon sous-vêtement et me rend à ma séance de torture.

***

J'avance en direction du restaurant, mon sac à main contre moi. En dix minutes, j'ai eu le droit à deux remarques sur mon physique, plusieurs sifflets et des regards tant suggestifs que je dégouline de malaise. Si c'est ça être une femme, ça craint. Mon corps d'homme me manque. Surtout, ça me donne une bonne leçon. J'ai été un de ces hommes. Je louche sur une paire de belles fesses, j'accoste des nanas sans me poser de questions quand elles dégustent leur café. Dans le corps de Cerise, j'aspire juste à ce qu'on me foute la paix. À marcher dans la rue sans avoir l'impression d'être autre chose qu'un individu. Comment Cerise se débrouille-t-elle habituellement ? C'est toujours comme ça ? Je suis encore à débattre sur les relations homme-femme lorsque quelqu'un me tapote sur l'épaule. Déjà, je déteste qu'on me touche sans mon autorisation. Respecter les limites des autres, c'est si compliqué ? Je me tourne et tombe sur un mec musclé en débardeur, son sac de sport dans une main, l'autre toujours autour de mon bras.

— On ne s'est pas déjà vu à la salle ?

Rhooo.... Sérieux, cette technique continue de porter ses fruits ? Je ricane tout seul face à mon jeu de mots pourri.

— Ça m'étonnerait, je n'ai jamais touché à une tenue de sport. Mon truc à moi, c'est plutôt les beignets bien gras.

J'essaye de me déloger, je secoue mon bras, mais il ne semble pas capter le message.

— Dans ce cas, ça te dit un cours particulier ? Je suis coach sportif.

— Et moi, je suis très en retard pour mon rendez-vous. J'aimerais que tu me lâches.

— Tu es sûre ? Attends, je vais te filer ma carte.

— Non, merci.

— Tu n'es pas obligé de répondre tout de suite, on peut se voir plus tard. Tiens, mon numéro.

— J'ai dit non.

— En réalité, tu veux dire oui.

Il m'annonce ça avec un clin d'œil et un sourire mielleux. Il se croit irrésistible. Je ne suis pas d'humeur.

— En réalité, j'ai surtout envie de t'exploser la gueule. Non, ça veut dire non.

Il attrape ma main, me fourre sa carte dans la paume.

— Pour quand tu changeras d'avis.

Puis, il replace son sac, me tourne le dos et se tire.

— Il se prend pour qui, sérieux ?

Je froisse sa carte entre mes doigts, me dirige vers une poubelle et la balance.

— Brûle en enfer, raclure des bas fonds.

Si la soirée démarre de cette façon, je ne suis pas pressé d'en connaître la fin.

***

Le menu dans les mains, j'attends que Lex Luthor se pointe. Il a déjà dix minutes de retard. Peut-être qu'il ne viendra pas ? Peut-être que Dieu a reçu mes prières ? Je zieute par dessus la carte lorsque la clochette de l'entrée teinte. Un homme brun aux yeux bleus, très similaire à celui de la photo que Cerise m'a montré, cherche quelqu'un. Moi. Comment je le sais ? Il me décoche un sourire digne des films hollywoodiens. Ça brille tant que je forme un visière à l'aide de ma main. Il s'approche et je distingue son costume sur-mesure.

Putain, Minier, tu ne déconnes pas ! Tu ne côtoies pas beaucoup d'hommes mais quand tu en trouves un, tu prends le plein au as !

Il s'approche pour faire la bise, et je panique. Je tends la main, il la serre en souriant. Il a la paume moite. Beurk.

— Salut, Colgate.

Il oscille la tête, fronce les sourcils et s'assoit en face de moi.

— Plaît-il ?

Je comprends mieux ce qui plaît à Minier. Il vit à l'époque des dinosaures.

— Rien, oublie.

Je replonge dans les plats et choisis une boisson. Quitte à subir ça, autant le faire sous alcool. Plusieurs minutes s'écoulent sans qu'aucun mot ne soit prononcé. J'ai promis à Cerise de faire un effort. Merde, dans quoi je me suis fourré ? Je souffle, abaisse le menu et exécute une tentative d'approche.

— Bon, Lex, c'est bien ça ?

— Oui. Et toi, tu t'appelles Cerise ou c'est un pseudo ?

— C'est mon vrai nom. Mais tout le monde m'appelle p'tites boules.

J'ai répondu ça le plus naturellement du monde. Au fond, je me retiens de ne pas lui exploser de rire à la figure. Il est si guindé, que j'ai cette envie irrépressible de lui sortir les doigts du cul.

— Heu... je suppose que.... Je vais me contenter de te nommer Cerise. Si cela est à ta convenance, bien évidemment.

— Cela va sans dire, continué-je sur un ton équivalent.

Y a pas à dire, qui se ressemble, s'assemble. Si Cerise devait se réincarner en homme, ça serait celui-là. Ah bah non, c'est vrai, elle est moi ! Je me demande bien pourquoi. Plus les jours passent, plus je constate que nous n'avons rien en commun. Si c'est au contact de ce type d'individus qu'elle souhaite évoluer, je ne comprends pas mon rôle dans cette équation. Par contre, elle me donne nombre de piste pour mon article. Minier, tu n'es pas prête. Tu vas te faire exploser.

— Donc, Cerise. Parle-moi un peu de toi.

Il claque des doigts, une serveuse accourt.

— Je vais prendre un Château Pape Clément. Une bouteille.

— 2017 ou 2019 ?

— 2017. Deux verres. Et deux foie gras, confits d'oignons.

Et demander mon avis, ça lui écorcherait les cordes vocales ? La serveuse s'éloigne après un mouvement du menton.

— Je suis végétarienne.

Il dépose le menu sur la table et dispose une serviette sur ses genoux.

— La semaine dernière, on parlait d'épaule d'agneau. Depuis quand tu l'es ?

— Depuis qu'un abruti pense à ma place.

La serveuse arrive à ce moment-là, n'ose broncher et dépose la commande de Monsieur le tyran. Elle ne lâche pas le sol du regard et évite le moindre contact.

Je sirote mon verre de vin rouge. Au moins, il a bon goût. C'est peut-être la seule chose positive de ce repas.

— Psssst...

Un étrange bruit chatouille mes oreilles.

— Psssst....

Il génère plus d'insistance et devient de plus en plus fort. Le son provient de mon dos. Je me tourne. Les sourcils arqués, je plisse des yeux et distingue une ombre derrière la grosse plante. J'essaye de trouver le bon angle afin de discerner ce qui me dérange. Puis, je les vois.

Deux étincelles bleues.

Mes yeux.

Minier.

Je m'éclaircis la gorge, m'essuie la bouche avec la serviette blanche en tissu, puis me lève.

— Désolée, ma vessie va éclater. Faut que j'aille pisser.

J'ai à peine le temps de le voir s'étouffer avec sa gorgée de vin, puis me dirige vers la source de mes emmerdes. Je chope le bras de Cerise et la traîne jusqu'aux toilettes.

Sa langue claque.

— Qu'est-ce que tu fous là ?

Elle me dévisage, puis hausse les épaules.

— J'espionne.

— Tu ne me fais pas confiance.

— Absolument pas, répond-elle du tac au tac. Et j'ai bien raison. Tu comptes le séduire en l'insultant ?

— Ce type n'est pas bon pour toi.

— Parce que toi, tu sais ce qui l'est ? Ça fait des semaines que je discute avec Lex. Il est gentil.

— Hier soir, tu ne connaissais pas son prénom. Ne me fait pas rire. T'en as rien à carrer de lui. Tu veux juste te prouver que tu peux attirer encore quelques poissons dans tes filets. T'es peut-être naïve, mais t'es loin d'être conne. Dès les premiers instants où tu as discuté avec ce type, tu as su que ça ne passerait pas.

— Il m'apprécie pour ce que je suis.

— La seule chose qu'il apprécie, c'est son reflet dans le miroir. Et peut-être ta chatte. Comme il n'y a pas encore goûté... À moins que tu ne me dis pas tout.

Je regrette aussitôt mes mots. Mais c'est trop tard. La gifle traverse l'espace qui nous sépare et réchauffe ma joue désormais endolorie.

— Putain, tu m'as décroché la mâchoire ! Maîtrise ta force, t'es dans le corps d'un homme.

Les larmes laissent des traces. Son visage en est inondé.

— Je te déteste, Saint Gabriel. Je te hais tant que je finis par me détester plus encore. Je méprise la personne que je deviens à tes côtés.

Elle me tourne le dos et se dirige vers la sortie.

— Je m'excuse pour la gifle. Durant un instant, j'ai oublié que j'étais dans le corps de la personne que j'exècre le plus. Tu es un poison, Saint Gabriel. À moi de faire en sorte que tu ne contamines pas mon âme.

Elle sort, et je tangue. Je suis ce funambule au-dessus d'un canyon. Cerise est cette bourrasque qui me précipite dans le vide. La chute est longue. Le résultat, inévitable. Je finis en morceaux.

Je rejoins Cadenas, son foie gras dans la bouche, son verre de vin dans la main, un journal devant lui. Qui lit encore la presse ? Je traîne des pieds, serre les dents, perds patience. Ce type est un con. Je tire ma chaise jusqu'à ce qu'elle crisse, et m'assois. Cela attire suffisamment son attention pour qu'il hausse un sourcils et daigne me jeter un coup d'œil.

— Donc Lex, quel est ton nom de famille ?

Si je ne dis pas de bêtises, les femmes adorent connaître le patronyme de leur prétendant. Ça leur permet de s'imaginer mariées en psalmodiant leur prénom, puis le nom de famille du malheureux. Si ça ne colle pas, c'est direction la case prison.

— Fruit.

Il annonce ça comme il a réclamé le vin toute à l'heure.

— Appelle la serveuse si tu veux un dessert.

— Non, continue-t-il en tournant les pages de son journal. Je m'appelle Alexandre Fruit.

Attends.... Quoi ?

Tout se succède dans ma tête : la douleur de mon entrejambe, mon altercation avec Minier, et ce repas catastrophique avec ce gugus. Maintenant, je parle comme Cerise. Achevez-moi.

Bref, je me sens dépassé. Alors, je ris. Je me marre devant les traits de ce Roméo discount, d'un rire bien gras, bien cochon, bien moqueur.

— Cerise... Cerise Fruit, arrivé-je à articuler entre deux grognements.

Son visage se chiffonne pendant que je suis envahi par l'hilarité. Les pleurs perlent à mes cils et ma respiration devient difficile. Monsieur balai-dans-le-cul s'approche de moi, pose sa main sur mon avant-bras et me chuchote :

— Un peu de contrôle, Cerise. Tu es une demoiselle, pas un animal.

— La demoiselle, elle t'emmerde.

— Je crois qu'on va en rester là.

— Cerise Fruit, ça ne match pas, tu en conviendras.

— Il n'y a pas que ça qui ne fonctionne pas... Écoute, je vais me rendre aux sanitaires. À mon retour, je te prierais de ne plus te trouver dans les parages.

Il se lève, me tourne le dos et s'en va.

— Putain, il est sérieux ?

La serveuse choisit ce moment-là pour apporter l'addition. Les chiffres dansent devant mes rétines. Je vois flou. 450 euros pour un verre d'eau et deux gorgées de vin ? Non, merci. Il a sifflé sa bouteille de vin tout seul et graillé ses deux tranches de canard comme un grand. Alors, il assumera le coût de sa décadence. Je fouille dans mon portefeuille, sort un euro et jette la pièce dans la coupelle.

— Ma participation.

La serveuse parait hésiter à me laisser partir sans payer.

— M'avez-vous vu avaler ne serait-ce qu'une bouchée ?

Elle secoue la tête.

— C'est réglé. Il se débrouille. S'il a du mal à payer son gargantuesque repas, qu'il vende son costard de richard.

Sur ce, je sors, tends ma tête vers le ciel et capte la légère brise nocturne.

Rien ne s'est passé comme ça devait. Ou peut-être que si. Le destin est assez comique ces derniers temps. 

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