Prodigieusement casse-couilles

Cerise

Après plus de dix heures d'avion, j'arrive à Paris en début d'après-midi, éreintée. Le vol était stressant, mon rêve était angoissant, et mon collègue était malaisant. On mélange tout ça ensemble et on obtient un épuisement chronique. Je pourrais dormir pour cent ans. Oui, c'est ça : je vais hiberner. Le seul petit hic, c'est que dès que j'ai le malheur de clore les paupières ou ne serait-ce que de reposer mes yeux, je rêve de Prodige. J'ai presque envie de me brûler la rétine afin que le supplice cesse. Comment a-t-il fait pour s'introduire autant dans mon subconscient ?

Il m'est déjà arrivée de rêver de lui. Je ne parle pas d'un fantasme hein. Mais d'un sublime rêve où la tête de Prodige attendait d'être tranchée par une guillotine. Et bien sûr, j'étais la main exécutant la sentence alors que le rire secouait ma poitrine. Très caricatural, mais tellement satisfaisant... Moi, sadique ? Pas du tout ! Je dirais que j'ai plutôt une imagination débordante.

Quand j'étais enfant, je jouais à Barbie aventurière avec ma petite sœur, Myrtille. Grosso modo, ça consistait à jeter nos poupées du haut de l'escalier, et d'écraser la porte contre leurs têtes. Ça laisse des séquelles.

Bref, tout ça pour dire que mes hallucinations autour de Prodige ne sont pas normales. Un cerveau saint d'esprit ne réclamerait jamais ça volontairement.

Je passe la porte de mon appartement du 18e arrondissement, récupère mon courrier, et range mon manteau et mon sac à main dans l'entrée. Ma valise attendra encore un peu. Je jette le bouquet de jonquilles flétries, dispose le vase dans le lave-vaisselle et me dirige dans la salle de bain. Une fenêtre de la taille de ma baignoire laisse passer les rayons du soleil printanier. J'ai ajouté un film jaune et bleu sur les vitres afin que mes voisins ne me prennent pas pour une exhibitionniste. Ça laisse passer la lumière, ça occulte et c'est joli.

Je ôte mes vêtements poisseux, pose mon téléphone sur le bord du lavabo, retire mes bijoux, me brosse les dents et entre le bain. J'y ajoute une grosse poignée de sels de bain au jasmin, puis me saisis de mon livre en cours de lecture.

Je laisse toujours un bouquin traîner quelque part. Les Hauts du Hurlevent m'accompagne dans la chambre ; Charles Baudelaire me joue la sérénade dans le salon ; et les vampires et loups-garous de Sophie Jomain font trempettes avec moi.

Mon corps se relâche, mes muscles fondent, mes paupières deviennent lourdes. Je lutte contre le sommeil et mon front percute mon roman plusieurs fois. Ma vision devient floue et les images face à moi tressautent. J'ai l'impression d'être dans une télévision qui ne capte pas les chaînes. Ça brouille encore et l'espace de quelques secondes, la seule image qui me fait face est celle du bruit blanc. Je secoue plusieurs fois ma tête, tape dessus pour me ressaisir, puis décide de plonger la tête directement dans l'eau afin de me réveiller. Je ferme les yeux et expire. Cela a pour effet de former des bulles à la surface de l'eau. Un mal de crâne débute et je plisse le front. Une énième vision onirique me perturbe. Je ne suis plus dans mon bain, mais assise sur un fauteuil, un verre en cristal semblant contenir du whisky dans ma main gauche. Elle va-et-vient, s'estompe et s'intensifie. La mise au point s'effectue mal. Je me réveille de ma transe en sursaut, expulse l'eau de mes poumons et tousse.

Seigneur, que s'est-il passé ?

Seul le son des gouttes d'eau quittant le robinet et percutant la surface de mon océan brise le silence glacial de la pièce. Puis, s'ajoute ma respiration laborieuse et le hoquet d'avoir bu la tasse. Puis, mon téléphone s'enclenche et je sursaute.

Besoin de rien, envie de toi, m'annonce un appel de Myrtille. Je me saisis de l'appareil, manque de le noyer, et installe ma sœur en haut-parleur. Je n'ai pas le temps d'en placer une, que sa voix enjouée me vrille les tympans.

— Alors, c'était comment la Tanzanie ? T'as vu des éléphants ?

— Doucement, Myrtille. J'ai la migraine.

— T'as déjà la gueule de bois ? Mais il est à peine 14 h.

La conclusion hâtive de ma sœur me rappelle ce verre de liqueur brun. Si je croyais aux histoires surnaturelles, je pourrais jurer que mon rêve m'a rendue soûle.

— Je n'ai rien bu, Myrtille. Je suis juste épuisée. Et, non. Pas d'éléphants. Mais un gros rat. Un rat d'égout qui se prend pour un prodige.

Elle pouffe. Le son me fait grimacer. Ma tête va exploser.

— Je vais te laisser et me coucher. Ça ira mieux après une sieste.

— Non, non... Attends, s'il te plaît. J'ai quelque chose à te demander.

Sa voix baisse de quelques octaves. Elle chuchote presque.

— Cerise, une cérémonie aura lieu dans trois semaines. Pour Prune. Tu pourras être là ? Elle voudrait que tu sois là.

Je me fige et des frissons dansent le long de ma colonne vertébrale. L'eau du bain est soudain glaciale.

— Envoi les éléments par mail. Je verrais si ça coïncide avec mon agenda.

— Cerise, on parle de Prune. Pas d'un rendez-vous chez le dentiste.

— Tu as raison. Un rendez-vous chez le dentiste serait encore plus agréable que de célébrer la mort de ma sœur aînée.

Un blanc suit cette réplique. Je me pince l'arrête du nez et regrette tout de suite de m'en être prise à Myrtille.

— Désolée... Écoute, je ne veux pas y aller. Je ne peux pas. C'est trop pour moi.

Le jour où Prune est morte, une partie de moi, la plus folle et intrépide est morte avec elle.

— Tu sais, elle me manque aussi.

Elle s'esclaffe tout d'un coup et reprend :

— Tu te souviens quand tu as mis le vernis pailleté argenté de maman sur tes lèvres pour ressembler à une star ? Tu es descendu en pleurs en criant partout que ça brûle.

Elle se marre. Si elle était devant moi, elle serait pliée en deux sous les éclats.

— M'en parle pas. Pire décision de ma vie.

— C'est Prune qui t'a amené dans la salle de bain pour le retirer sans que les parents soient au courant.

— J'avais les lèvres en feu pendant des semaines après cette bêtise. Je n'ai plus jamais approché un vernis depuis.

Dorénavant, je me rends chez une esthéticienne afin de décorer mes ongles. Je souris tendrement face à ces souvenirs. Puis, je bâille à m'en décrocher la mâchoire ce qui déclenche un léger craquement perceptible à ma sœur.

— Je vais raccrocher. Essaye de te reposer un peu. À demain ! Des bisous !

Je sors de l'eau, enfile un peignoir et me love dans mes draps en lin. À peine ma tête effleure mon oreiller, que les songes m'accompagnent dans leur tourbillon.

***

Un bruit strident me réveille en sursaut. Un goût affreux d'eau de mer alourdit ma langue et rend ma bouche pâteuse. Je me hâte et cogne ma tête contre quelque chose. Mes paupières peinent à se soulever, le flou est ma seule compagnie. Je grogne et frotte la bosse sur mon crâne. Pouah, mes cheveux sont rêches ! Un petit soin ne leur ferait pas de mal. L'alarme continue de tinter et je cherche à l'aveugle la source de ce réveil forcé. Une cascade de bruit me signale que j'ai renversé tout ce qui se trouvait sur ma table de chevet.

Mon corps se tend. Ma table de nuit est à droite, pas à gauche. Je me frotte les yeux et secoue la tête afin de me réveiller complètement. Mes mains retrouvent la couette et sa housse... en soie. Je reconnais ce tissu entre mille. C'est si doux qu'on a l'impression de dormir dans un nuage. Mais bien trop onéreux pour que je puisse en profiter.

Oh mon Dieu ! On m'a kidnappé ! Ça ne peut être que ça. Ils vont demander une rançon et je vais rester cloîtrée avec un psychopathe. Je n'ai pas un pécot sur mon compte en banque. Et c'est pas ma petite sœur et son salaire de réceptionniste dans une galerie d'art qui m'aideront. Je vais finir dans le bac à légumes d'un frigo ou enterrée vivante. J'ai toujours rêvée de notoriété, mais pas de faire la Une des faits divers.

En pleine séance mélodramatique, je n'ai toujours pas ouvert les yeux. Je cligne plusieurs fois, espérant dissiper les derniers résidus du marchand de sable. Et ça confirme ma plus grande crainte : je ne suis pas chez moi.

— Miaou.

La main sur la poitrine, je hurle à plein poumons, m'emmêle les jambes et les pieds dans la couette en tentant de déguerpir du lit, puis chute sur le parquet. Sur les fesses, je recule le plus loin possible de ce prédateur.

Affalé dans mes draps, un chat roux aux billes vertes se lèche.

— Tu m'as foutu les miquettes !

Le temps s'arrête, mon cœur tambourine, et je déglutis avec difficulté. Je sais que ma voix peut-être plus grave au réveil. Mais jamais, et je dis bien jamais, elle n'avait pris la tonalité de mon satané collègue. Puis, je remarque les longues jambes poilues, les mains aux ongles courts, et le caleçon gris Calvin Klein.

Je me lève en catastrophe, me précipite dans chacune des pièces afin de trouver un miroir. C'est encore un foutu rêve. C'est obligé. Ou une hallucination. Je suis malade, j'ai de la fièvre et j'ai des visions d'horreur dans mon lit. Oui, c'est ça.

Calme-toi, Cerise. C'est juste une terreur nocturne.

Je trouve enfin la salle de bain. Je trébuche de quelques pas lorsque je rencontre les traits de Saint Gabriel. Des iris bleu océan, une barbe de trois jours, des cheveux bruns, et des sourcils arqués par l'invraisemblable de la situation. Je passe mes mains sur le bas de son visage, tâte le piquant de ses poils, écarquille les yeux, sillonne la courbure de son nez. Tout me paraît si réel... Mais c'est impossible. Ces choses-là n'arrivent jamais dans la vraie vie.

Je tressaille face au chat qui se frotte contre mes jambes. Je danse d'un pied sur l'autre, essaye d'échapper à ce suppôt de Satan. Je l'enjambe pendant qu'il miaule et slalome entre mes pattes.

J'explore l'appartement à ma guise. Il est plutôt bien agencé. Sur la table à manger en bois massif traine un verre en cristal. Je m'en acquiers et le hume. Au contact du l'effluve iodé et boisé, je plisse le nez et le repose. L'horloge un peu plus loin m'indique que j'ai dormi jusque sept heures. Du matin. Je bats des cils frénétiquement, mais l'heure ne change pas. Près de quinze heures de sieste. La plus longue de ma vie. Je me dirige vers le salon, longe un buffet décoré par des photos, passe devant et y reviens quand un cliché attire mon attention.

Prodige, sur la droite, enlace Thomas au centre. Sur la gauche, un homme d'une cinquantaine, soixantaine d'années, fixe l'appareil de ses pupilles sibériennes. Pas de doute, c'est son père. Je me saisis du cadre, le démonte et cherche la date. La photo a cinq ans. Je comprends mieux comment il a eu son poste et pourquoi Thomas le protège autant. Nous ne naissons pas tous avec les mêmes avantages. Certains doivent se battre plus que d'autres pour arriver là où ils en sont.

Une sonnette atroce retentit ce qui me fait lâcher le cadre. Le verre explose et le chat me crache dessus avant d'accourir dans la chambre. Il va sûrement se planquer sous le lit. Bon débarras.

Après avoir tourné deux verrous, chercher les clés dans le vide-poche à l'entrée, puis retirer la chaînette, j'ouvre. Il a peur qu'on le cambriole ou quoi ? Je n'ai même pas l'occasion de vérifier l'identité des intrus qu'un corps me percute.

— Hello sœurette ! Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu n'as pas choisi le plus moche. Tu avais oublié de me dire que ton collègue est canon.

C'est donc Saint Gabriel qui possède mon corps ? Oh la la, la misère...

Derrière ma pile électrique de sœur, il y a moi. Dans un triste état.

— Tu sais, les brosses à cheveux, ça existe. Tu ressembles à un écureuil passé dans une essoreuse à salades. Puisque tu es condamné à posséder mon corps, prêtes-y attention.

Je me tourne vers Myrtille qui a déjà introduit les lieux.

— Ni le plus pauvre ! J'ai hâte de voir son compte bancaire, continue ma sœur.

Je ferme la porte, soupire et pose mon front contre son bois. Quand je relève la tête, je suis toujours dans le corps de Prodige. Quand ce cauchemar va-t-il cesser ?

— Tu sais, tu devrais au moins enfiler un pantalon. T'as la gaule du matin.

Son regard est bloqué plus bas sur mon corps. Je le suis du mien sans comprendre, puis remarque la bosse qui déforme mon caleçon.

— Jésus, Marie, Joseph ! C'est indécent. Arrête de me mater.

Je pose une main sur mon entrejambe, désireuse de cacher ça.

— Techniquement, c'est mon corps. Qu'est-ce que ça peut te foutre que je me reluque ?

— Techniquement. C'est pas pour autant qu'il faut le faire.

J'apostrophe Myrtille qui vaque à ses occupations, tout en enfilant un jogging laissé sur une chaise.

— Tu es au courant de tout ?

— Oui, Ratatouille m'a tout expliqué.

— Ratatouille ?

— Bah oui, tu l'as traité de rat au téléphone hier.

La voix de ma sœur se fait moins lointaine, elle revient de son petit tour du propriétaire. Prodige me dévisage, puis se tourne vers Myrtille.

— Tu sais, il y a des vérités pas toujours bonnes à entendre. Tu devrais apprendre à te taire.

Je ris sous cape et pose ma main contre ma bouche afin de maintenir mon amusement. Saint Gabriel, tu n'es pas prêt pour le franc-parler de ma petite sœur chérie. Ma barbe m'érafle les mains. Dire que maintenant, j'ai une barbe...

— Ouais, je confirme. Tu es un rat.

Elle se tourne, vexée.

— C'est quoi la suite maintenant ? On doit récupérer nos corps. Et nous sommes censés être à l'agence dans un peu plus de deux heures.

— Ta sœur, 'fin ma sœur, bref notre sœur va nous aider. Jusqu'à ce qu'on retrouve nos corps, on la partage.

Myrtille arrête son boudin afin d'ajouter son grain de sel.

— Et comment ça se passe pour vos amoureux ? Vous partagez aussi ?

— Même pas en rêve !

— Meilleure idée de la journée ! s'exclame Prodige en même temps.

Je vais faire une syncop'. 

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