Poser une mine
Cerise
C'était intime. En presque un an de relation de travail, c'est la première fois que j'étais, physiquement et psychologiquement, aussi proche de Saint Gabriel. Il a fallu que l'on change de corps et que je me retrouve à manier son... petit oiseau – pas sûre qu'il apprécie ce nouveau diminutif – pour apprendre à mieux le connaître.
Myrtille est partie un peu après au travail, mais nous a promis de revenir ce soir. Je ne sais pas si j'ai envie qu'elle soit là. Depuis mon réveil, je me pose des tonnes de questions. Je ne comprends rien.
Comment avons-nous échanger nos corps ?
Comment récupérer notre enveloppe charnelle ?
Avons-nous un délai avant d'être définitivement bloqués dans le corps de l'autre ?
Comment allons-nous faire au travail ?
Devons-nous prévenir notre entourage ? Ou allons-nous être enfermés à l'asile ? À la place des autres, si j'entendais un truc pareil, je demanderais la camisole.
Surtout, pourquoi Saint Gabriel ? Il n'y a aucune logique. Sauf si nous sommes liés par quelque chose. Mais quoi ? J'ai beau me creuser les méninges, je ne saisis pas les tenants et les aboutissants. Du moins, pas encore. Parce qu'il n'y a plus le choix. Si je ne veux pas devenir Prodige Saint Gabriel pour le reste de ma vie, nous devons mener l'enquête.
Assise dans le fauteuil en cuir clouté, j'observe la vue, face au Quai d'Orsay. Nous avons le même salaire, alors comment peut-il se payer un tel appartement ? Encore plongée dans mes questionnements, je sursaute, puis hurle à pleins poumons quand le chat bondit sur mes jambes. Prodige débarque comme une fusée :
— Quoi ? T'as vu une araignée ?
Je frictionne mes bras, et lui répond, la voix cassée :
— Je n'ai pas peur des araignées !
— Tu as peur de quoi alors ?
— Des mascottes dans les parcs d'attractions, des clowns et des chats ! déblatéré-je, sans reprendre mon souffle. Il m'a agressé !
Plus je recule, plus le démon approche, ronronne et se frotte contre mes jambes. Je déteste les félins.
— Tu parles de Minier ?
— Je parle de ton chat provenant des Enfers !
— Oui, Minier.
— T'es obsédé par mon nom ? Ton chat, banane.
Il ricane, se penche et se saisit de l'animal. Puis, il me le tend.
— Minier, je te présente Minier.
Je voyage du minou au propriétaire, du propriétaire au minou. J'ai mal compris. Il n'a pas pu faire ça.
— Pardon ?
— Tu ne trouves pas qu'il y a un air de ressemblance ? Vous avez les mêmes yeux et la même couleur de pelage. Il pourrait être ton fils.
— Je ne suis pas aussi poilue.
Il glousse tout en le secouant.
— C'est qu'il t'arrive d'être drôle sous toute cette carapace.
— T'es en train de me dire que tu l'as appelé Minier car il t'a fait penser à moi ?
Il lâche le chat qui se faufile dans les toilettes. Puis, il frotte sa barbe invisible et range ses mains dans ses poches quand il se rend compte du ridicule de la situation.
— Pas tout à fait. Je l'ai appelé Minier parce que quand il se rend dans sa litière, il lâche des mines. C'est une infection pour mes narines. Un peu comme quand je travaille avec toi. J'ai l'impression d'avoir mon cul constamment sur une bombe. J'attends juste que tu exploses.
Je n'ai pas l'occasion de répondre. Une odeur mêlant fragrance égout et notes d'oeufs pourris s'infiltrent dans mes canaux olfactifs. Je bouche mon nez et tente de camoufler l'émanation en reniflant mon t-shirt. Qui est le t-shirt de Saint Gabriel. Son parfum remplace celui de la merde. Je me demande si je ne préfère pas l'autre puanteur.
— Qu'est-ce que je disais ! Ce chat a beaucoup plus de ressemblance avec toi que tu ne veux bien l'admettre.
Je songe sérieusement à le tuer et à demander à Myrtille un coup de main pour cacher le corps, quand je me souviens que c'est le mien.
Un sourire tord mes traits.
— T'as de la chance d'être dans ma peau.
— La chanceuse dans l'histoire, c'est toi.
Il soupire et me dévisage.
— Mes abdos me manquent déjà.
Mes yeux verts s'illuminent, puis il sautille sur place.
— Il faut entretenir mon corps. On va courir ensemble.
— Non merci. Je n'aime pas le sport.
— Dis-moi plutôt ce que tu aimes, ça ira plus vite, marmonne Prodige.
— Le sport, les chats, Saint Gabriel. C'est le top trois des choses que je déteste le plus en ce monde.
— Pendant un instant, j'avais espoir que ce soit les trois choses que tu aimes le plus. Après, je me suis souvenu de qui tu étais : la preuve vivante sur Terre que les miracles n'existent pas.
***
Après avoir coiffé Prodige et donner une apparence soigné à ma tête, nous nous sommes posés afin de faire le point. Il n'est pas possible de nous rendre à l'agence sans nous être concertés et sans avoir établi de plan. Je croyais innocemment que ça serait facile. Mais Prodige est du genre "freestyle", comme il dit.
— Appelle Thomas et dit lui que tu es souffrant.
— Pas besoin ! On y va et on improvise. Cette histoire est tellement folle que personne ne se doutera de quoi que ce soit.
— Tu sais sur quoi je travaille en ce moment ? Les rendez-vous que j'ai demain ? Tu connais mes allergies ? Mes habitudes ?
— T'es allergique aux kiwis.
Je fronce les sourcils.
— Comment tu sais ça ?
— J'ai entendu une conversation à la cafétéria une fois. Je voulais en glisser dans ta salade de fruits, puis je me suis dit que je n'avais pas envie de finir en prison pour meurtre.
— Sage résolution.
Pendant de brèves secondes, j'ai espéré qu'il ait fait un peu plus attention à moi qu'il n'y paraît. On se déteste depuis si longtemps, maintenant, que je ne me souviens plus du commencement. Des raisons qui m'ont poussée à le haïr autant. Je suis lassée de tout ça. Je suis fatiguée. Mais la plus grosse partie de moi m'oblige à continuer. À le battre à plat de couture en proposant le meilleur article jamais lu. À lui prouver que je suis la meilleure. Que je mérite ma place plus que lui. Parce que contrairement à lui, je me suis battue pour obtenir ce poste. Je l'ai gagné à la loyal.
— Même si on s'arrange pour être discrets, ça ne résout pas la plus grosse partie de ce bordel. Comment on récupère nos corps ?
Je n'ai pas plus la réponse que lui.
— J'en sais rien.
— Pardon ? Ai-je bien entendu ? Cerise Minier n'a pas réponse à tout ?
— Par contre, Prodige Saint Gabriel reste un idiot condescendant. Il y a des choses qui ne changent pas.
Je croise les bras contre ma poitrine et suis attirée par le gonflement de mes biceps. Je tâte la bosse formée par la contraction.
— Sainte Marie, mère de Dieu... Je suis bien façonnée.
— On dirait que tu parles d'une bicoque. Mes muscles, c'est plutôt l'équivalent d'un château. D'ailleurs, je répète : mes muscles. À moi. Je suis bien foutu.
— En attendant, c'est moi qui ai pris d'assaut la forteresse. C'est mon corps dorénavant. Alors, laisse-moi en profiter un peu.
Je caresse les veines, palpe les tendons amenant aux trapèzes, et effleure le grain de la peau.
— Tu ressembles à une obsédée. Ne fait jamais ça en public.
Je poursuis mon exploration sur le ventre et cette magnifique tablette de chocolat.
— Hé ! Mon corps n'est pas un objet ! Un peu de respect.
Il se saisit de mes mains, les éloigne de sa peau et maintient mes poignets. L'électricité statique nous procure un coup de jus et nous sursautons au contact de l'autre. Une drôle de chaleur m'accompagne, des frissons descendent le long de mon échine, mon sang ne fait qu'un tour. Je ne comprends pas ce qu'il se passe. Une pression dans mon bas ventre me donne des frissons et mon cœur s'emballe.
— Prodige, je me sens bizarre....
La sensation s'intensifie, des espèces de chatouillis m'obligent à croiser les jambes.
— T'es malade ? T'as mal quelque part ?
Il m'accompagne jusqu'au fauteuil, prend ma température en posant sa main contre mon front.
— C'est étrange. Tes joues sont roses, ta peau est chaude mais je n'ai pas l'impression que tu aies de la fièvre.
Il appuie une dernière fois sa main contre le haut de ma tête. Une salve de spasmes me secouent, une plainte accidentelle quitte mes lèvres.
— C'est moi ou tu viens de gémir ?
Il se recule, pose ses mains sur ses hanches tout en m'analysant. Puis un sourire recourbe ses lèvres et ses prunelles s'illuminent.
— Je crois savoir de quoi tu souffres.
— Tu crois que je suis malade ? Je devrais me rendre à l'hôpital ?
Il revient vers moi, penche son visage vers le mien et me fixe droit dans les yeux.
— Tu as la maladie la plus commune du monde : le désir.
Je fronce des sourcils, ma bouche s'affaisse. Il se moque du moi.
— Comment ça ?
— Tu as envie de baiser.
Mes traits se chiffonnent, mon cerveau turbine tentant de résoudre une équation incompréhensible.
— Tu as envie de ken, de copuler, de coucher !
Il lève les yeux au ciel et effectue un mouvement dramatique avec ses bras.
— C'est pas possible ! s'indigne Saint Gabriel. Tu ne prononces pas le mot "bite" et tu ne connais pas le mot "baiser". Ton lexique du cul est à revoir.
— Et comment je fais pour éteindre cette envie ?
Le frottement de la braguette augmente l'intensité que j'éprouve.
— Une douche froide devrait résoudre le problème.
Donc, c'est à ça que ressemble l'envie irrépressible de se lier à l'autre dans le corps d'un homme ? C'est cela qu'on ressent lorsque notre libido s'affole ? J'ai beau avoir déjà connu cette sensation dans mon corps de femme, l'effet n'est pas le même. Je ne suis pas prude. Ce n'est pas parce que je n'aime pas utiliser du vocabulaire vulgaire que je ne connais pas le résultat de la passion. Mais je n'avais jamais imaginé que cela puisse être aussi ardent pour les hommes. Aussi violent. Si semblable au désir féminin, mais si différent.
***
Nous avons, chacun notre tour, appelé Thomas afin de prétexter être malade. Une fausse et exagérée quinte de toux plus tard, nous voilà à essayer de rentrer parfaitement dans la peau de l'autre. Nous sommes d'abord passés par notre appartement afin de récupérer deux ou trois petites choses.
On a commencé par se confier les mots de passe de nos téléphones. D'ailleurs, quand j'y pense, nous devrions mettre en place des règles. Je n'ai rien à cacher, mais ce n'est pas pour autant que j'ai envie que Prodige puisse pénétrer mon intimité aussi facilement qu'avec une série de chiffres.
Nous voilà maintenant à imiter la démarche de l'autre.
Prodige a enfilé une paire de talons et se trémousse dans le salon. Trémousser est un bien grand mot. On croirait plutôt qu'il a des hémorroïdes. Ou des verres au cul comme dirait Myrtille.
Sa cheville gauche vrille et le talon de mes escarpins vert sapin casse. Il a tout juste le temps de se rattraper au meuble télé avant de chuter.
— Dis-moi que tu as des baskets.
— J'ai des baskets.
Je contiens un rire et mord ma lèvre inférieure.
— Pourquoi tu te marres ?
Lui, il n'a jamais prêté attention à mes pieds. Il m'arrive de porter des tennis assez régulièrement. Plus souvent que des escarpins d'ailleurs. Mais le faire souffrir en talons aiguilles était bien trop tentant. Ce qu'il va avoir du mal à assumer ce sont mes chaussettes. Mais pour ça, je lui laisse la surprise.
— Pour rien ! resté-je évasive. Et si on se briefait sur notre vie privée. Ça nous évitera des ennuis.
Je me saisis d'une feuille et d'un stylo et annote : "la vie sulfureuse de Saint Gabriel".
— Est-ce qu'il y a des chances pour qu'une ex toque à ta porte pour remettre le couvert ?
— Ça m'étonnerait. La dernière a déménagé en Australie.
— Purée, elle a carrément changé de pays pour te fuir.
Il roule des yeux.
— Elle s'y est rendue pour le boulot. Puis, ça ne te regarde pas.
— Maintenant, si. Bon, tu t'appelles Prodige Saint Gabriel. Pas de deuxième et troisième prénoms ?
Les secondes défilent sans qu'aucune réponse ne me parvienne. Je relève la tête et croise le regard fuyard de mon collègue.
— C'est de la honte que je perçois ? J'ai encore plus hâte de le connaître !
Je m'esclaffe quand sa mine défaite s'affaisse.
— Allez Saint Gabriel. On n'a pas toute la nuit.
Il prend une grande inspiration et annonce :
— Prodige Parfait Valdemar Saint Gabriel.
Je retiens aussi longtemps que possible ma respiration. Si je prends un bouffée, je sais que je serais incontrôlable. Mes joues sont gonflées, mes yeux pleurent, mon ventre se contracte. Je ne peux plus me retenir. Je suis ce mentos que l'on introduit dans une bouteille de coca. J'explose. C'est incontrôlable. Je ris à en avoir mal aux zygomatiques. Je me tords sous mon diaphragme ankylosé. Je meurs. Demain, je ferais la Une des faits divers : morte d'avoir trop ri.
Après de longues minutes d'hilarité, je reviens à moi petit à petit. Des soubresauts m'accompagnent encore, mais c'est beaucoup plus tolérable.
— C'est un canular. Tes parents ont perdu un pari ?
Il souffle, et l'amusement m'accapare à nouveau. Mon cœur bat si vite que j'ai la sensation d'avoir pris une décharge.
— Tu as de quoi te foutre de ma gueule pendant au moins dix ans. À mon tour.
— Cerise Prune Framboise Minier.
Je relève le menton. Je le défis de ridiculiser cet hommage aux deux personnes les plus chères à mon cœur.
Il sifflote et chantonne, mais je ne saisis pas les paroles.
— Si jamais tu ne veux plus être rédactrice, tu pourras toujours te reconvertir en maraîchère. Ou bosser dans les vergers.
Je le regarde de travers.
— Bah quoi ? Ton prénom, on dirait une recette de salade de fruits.
— Dixit Monsieur Parfait. Bref, revenons-en à nos moutons.
J'annote ces nouvelles infos sur ma feuille et poursuis :
— Bon, ta date de naissance et ton âge ?
— Comment ça ? Tu ne les connais pas ?
— Parce que toi, oui ? Ne me fais pas rire. On passe notre temps à nous pourrir l'un l'autre, pas à tricoter une écharpe en parfaite harmonie.
— Tu as 28 ans. Tu es Taureau et tu es née le 18 mai. On ne partage pas le thé, mais je suis passé maître en espionnage de cafétéria, je te rappelle.
Je ne sais pas si je dois être bluffée ou inquiète. Qu'a-t-il pu entendre d'autre ?
— Désolée, je n'ai pas développé cette capacité.
Le stylo en l'air, j'attends sa réponse.
— J'ai 32 ans. Je suis Scorpion. Et je suis né le 8 novembre.
Je note :
— Obsédé par l'astrologie, stalker professionnel...
— Mais t'es folle ? N'importe quoi !
— Et menteur compulsif.
— Tu ne penses pas que tu exagères un peu ?
— Non, je me prépare juste à entrer dans ta peau.
— Dans ce cas, tu vas avoir un problème.
Je ne comprends pas de quoi il parle. Il éclaire ma lanterne quand il annonce, fier de lui :
— Je suis gaucher.
Je ferme les yeux de désespoir.
— Crotte...
Je change mon crayon de main et reprend la suite.
Ça s'annonce plus difficile que ce que je pensais.
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