Patates, carottes et boule de poils
Cerise
Maintenant
En route pour l'appartement de Prodige, je ne sais toujours pas quoi penser de cette rencontre avec ses parents. Il s'est endormi la tête posée contre mon bras droit. Cette altercation aura eu le mérite de nous rapprocher. Je n'arrive pas à croire que je vais me dire ça : nous pourrions être amis. Mon estomac se barbouille et mon ventre se serre. Mouais, mes entrailles ne sont pas convaincues. On établit juste une trêve, nous ne hissons pas le drapeau blanc.
J'analyse Monsieur Parfait et ses traits détendus par le sommeil. La phrase de son père heurte une nouvelle fois mon cerveau. Elle tourne en boucle depuis que je suis sortie de ce manoir hanté.
Mon fils est mort quand il a tué sa sœur !
Je n'imagine pas Prodige tuer quelqu'un. Néanmoins, nous ne nous connaissons pas vraiment. Et surtout, je ne croyais pas que les échanges de corps étaient possibles. Comme quoi, tout arrive. Mais, le meurtre ? Prodige est un crétin je-sais-tout. Pas un assassin. Il doit y avoir une explication. Quand l'Opéra se rapproche, je gesticule et tente de faire à nouveau circuler le sang dans mon bras engourdi. Un grognement de cochon s'échappe de mon voisin. Il s'étire, sa nuque craque et il baille. Toujours en silence, on quitte la voiture et nous nous dirigeons vers l'immeuble.
Comment est morte sa sœur ? Pourquoi son père dit que c'est lui qui l'a tué ? Et si j'avais tout faux depuis le début ? Si je côtoyais un tueur en série ou un psychopathe ? Si je le déteste autant, c'est qu'il y a une raison, non ? Peut-être que j'ai un très bon instinct ?
Prodige soupire et nous entrons dans l'ascenseur. Se doute-il des mauvais tours que me joue mon inconscient ? Des questions qui me taraudent l'esprit ?
Nous traversons le couloir, entrons chez nous et patientons dans le salon. Je ne sais pas ce que nous attendons, nous ne bougeons pas. Prodige lève la tête, souffle et dissèque le plafond. Puis, il secoue la tête et s'en va. Il me laisse planter là, les bras ballants. Quelques minutes après, la porte de sa chambre claque.
Peu de temps après, c'est la mienne qui frappe.
***
Nous nous sommes ignorés tout le reste de la journée. Puis, je me suis écroulée avec un livre sur le torse, la lumière de la table de chevet tamisée. Je perçois des murmures et autres cliquetis, je n'y prête pas attention. Ce sont sûrement les voisins ou tout simplement Paris qui s'éveille. Les lumières de l'aube transpercent mes rideaux. Semi-consciente, je plonge et replonge dans les méandres de mes songes. Quelque chose me chatouille les pieds, je les secoue, espérant éloigner le moustique qui me dérange. La seconde d'après, une entrave m'entoure la cheville. Je me lève, cogne de plus belle ma tête contre ces foutues étagères qui décorent la tête de lit, et hurle à la mort. Une ombre se tient au bout de mon lit. Je suis de nouveau cette petite fille effrayée par les monstres dans son placard. La silhouette me serre une fois de plus les pieds. Je les amène vers mon corps et entoure mes genoux de mes bras pour me protéger. Je ne m'époumone plus, mon corps est enseveli par les tremblements.
Un rayon de soleil éclaire la pièce et je distingue mon cauchemar.
Prodige. Bah oui, qui d'autre ?
Les yeux dans le vague, nu, et voûté, il ressemble à une de ces personnes possédée dans les films d'horreur. J'en ai la chair de poule.
— J'ai besoin de carottes pour faire des patates.
— Pardon ?
Qu'est-ce qu'il me raconte ?
— J'ai besoin de carottes pour faire des patates, répète-il.
— Prodige, tu me fais peur. C'est pas drôle.
Et s'il faisait un AVC ou une sorte de démence précoce ? Il faut que j'appelle le 15. Je tente de récupérer mon téléphone laissé sur la table à ma droite. je suis interrompue par Prodige. Il se jette dans le lit. Ses seins percute mon visage. Mon nez me lance, mais ne saigne pas.
— Saint Gabriel, qu'est-ce qui te prend ?
Il rumine sans cesse la même phrase sur les légumes, ses cheveux dans ma bouche et ses cuisses contre les miennes.
— Saint Gabriel ?
Je gesticule, essaye de me frayer un chemin et de me déloger.
— Saint Gabriel, m'écrié-je.
Ses membres se relâchent, les tensions dans sa nuque s'évaporent et... il ronfle.
Il se moque de moi ?
Je repousse mon petit mètre soixante sur le côté et y appose la couette. Certes, c'est mon corps, mais je suis pudique.
Qu'est-ce qui vient de se passer ?
Le sommeil revient me cueillir, mes paupières deviennent lourdes, et je finis ma nuit dans le calme.
***
Du calme, j'avais dit ?
J'ai chaud. La température des chauffages a été augmentée ? Non, ce n'est pas ça. Une bouillotte s'est logée contre mon flanc et se répand partout dans mon corps. Encore ensommeillée, j'identifie un reniflement et une caresse sur mon torse. Comment ça, une caresse ? J'ouvre grand les yeux, me relève d'un coup sec et me reprend cette étagère sur la tête. C'est vidéo gag le truc ! J'ai bientôt plus de bosses que de cheveux sur le crâne.
Prodige sursaute à peine, se frotte la bouche et se tourne de l'autre côté en emportant toute la couverture.
Ah ouais, tu crois vraiment que tu vas rester pépère ?
Je saisis un bout et l'arrache. Sa main cherche dans le vide de quoi se vêtir. Ne trouvant rien, il s'assoit, se gratte les oreilles et m'inspecte.
— Minier ? Attends, qu'est-ce que tu fous dans ma chambre ?
Je serre les dents. Il me réveille au milieu de la nuit. Il m'oblige à dormir avec lui. Puis, il oublie tout, et m'accuse ? Alors, là mon bonhomme, tu ne sais pas à qui tu as à faire.
— C'est le pompon sur la Garonne ! C'est ma chambre !
J'insiste bien sur le "ma" et lance mon bras dans la pièce. Il analyse la pièce, joue avec ses cheveux et me lance :
— Ah oui ?
Plus laconique, tu meurs. Il fronce les sourcils et se gratte la joue. Puis semble remarquer sa nudité.
— Pourquoi je suis à poil ? Attends, on n'a rien fait toi et moi ?
Sa voix chevrote, il devient blanc.
— Comment ça, rien fait ?
Il secoue la tête.
— J'avais oublié que je parlais à Minier, la bonne sœur. On n'a pas joué au docteur, forniqué, ou trituré le bouton ?
— Beurk. Pourquoi tu parles comme ça ?
— Comme ça quoi ?
— Comme si j'étais une demeurée. On n'a pas baisé.
Je fais la maligne, mais je ne reviens pas que j'ai réussi à sortir ce mot. Je ne sais pas si je dois être fière ou vomir.
— Par contre, enchaîné-je, tu m'as mis tes seins dans la bouche.
Il se fige.
— Je ne me souviens de rien.
— Tu m'as demandé un million de fois de te ramener des carottes pour faire des patates. J'aurais dû te filmer. Zut, pourquoi je n'y ai pas pensé ?
— Tu m'as drogué avant qu'on aille se coucher.
— La seule chose dont je suis coupable, c'est de m'être moquée de toi. Pas de quoi aller en prison. T'es bizarre, c'est tout. Ou somnambule.
Dès que je prononce ce dernier mot, tout s'éclaire.
— Putain, oui ! Je le suis depuis l'enfance. Ça faisait des années que je n'avais pas eu de crises. Elles se déclenchent uniquement quand je suis stressé.
La rencontre avec ses parents l'a beaucoup plus secoué que ce que je pensais. Il n'est pas nécessaire d'évoquer le sujet maintenant. Surtout, si l'initiative ne vient pas de lui. Devant la porte, dos à lui, je change de sujet.
— Je vais faire du café. Je te conseille de t'habiller. J'aimerais que tes voisins n'aient pas connaissance de la circonférence de mes fesses.
— Au moins, ils auraient le plaisir de bien commencer la journée.
Je discerne le sourire dans sa voix. Étrangement, sa remarque me procure le même effet.
***
— Putain de bordel de merde !
Saint Gabriel n'a rien d'un ange. Il jure comme un charretier. Il hurle, puis un vacarme traverse les murs de la salle de bain. Il s'y est enfermé il y a plus d'une heure. Nous sommes donc officiellement en retard pour le travail. On a déjà échappé à nos engagements respectifs la veille, hors de question de louper une journée supplémentaire de salaire.
J'effleure le bois de ma main et émet des coups afin de signaler ma présence.
— Tout va bien là-dedans ?
La seule réponse que j'obtiens semble être des objets se fracassant contre le sol. De l'extérieur, on pourrait croire qu'une bagarre a éclaté.
Bruissement. Hurlement.
Ç'en est trop pour moi. J'enclenche la poignée et... je ne m'attendais certainement pas à tomber sur ça.
Assis sur le bord de la baignoire, nu, les jambes écartées, Prodige se débat avec ce qu'il ressemble à des bandes de cire.
— Pourquoi exhibes-tu ma fleur ?
Il arrache la bande et vrille mes tympans.
Les cheveux en bataille, il repousse une mèche tombée devant ses yeux et souffle dessus à pleins poumons. Il respire par saccades et frotte son front de son avant-bras. Il souffre. Pourtant, c'est incontrôlable. D'abord silencieux, les éclats sortent de mon ventre et deviennent assourdissants. Mes zygomatiques sont douloureux et mon ventre se contracte.
— Tu parles de ta chatte ? Ce n'est pas un champ ou un jardin. Le seul truc que tu y cultives se sont les poils. Et ces machins, tu dois les arracher pour qu'ils se barrent.
Je continue de rire par dessus ses inepties et essaye de me calmer afin d'y répondre.
— Pourquoi tu fais ça ?
— Tu as un rencard ce soir. Je pensais bien faire.
— Alors, arrête de penser. Ça ne donne rien de bon. Déjà, il ne verra pas l'ombre de ma culotte. Je veux dire, de ta culotte. Ensuite, qui a dit que nous devions enlever nos poils pour batifoler ?
Il reste de marbre, la bande de cire couverte de poils dans une main.
Touché, Saint Gabriel.
— Faut vraiment que tu revoies ton vocabulaire.
— Et toi, tes priorités. La pilosité de mon corps n'en fait pas partie. Et cela ne m'empêche de m'octroyer les simples plaisirs de la vie, soit de merveilleuses parties de jambes en l'air. C'est quoi le problème avec les poils ? Ça te répugne ?
— Pas du tout ! répond-il du tac au tac. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit. C'est juste que... je sais pas ! Je pensais que c'était ce que faisait toutes les filles avant un date.
— Je vais t'apprendre quelque chose, Saint Gabriel.
Je m'approche de lui, récupère la bande de cire, la jette dans la poubelle et continue :
— Toutes les femmes ne s'épilent pas. Si on avait échangés de corps en hiver, tu serais tombé sur mes jambes de yéti.
Je lui lance un clin d'œil.
— Maintenant, habille-toi. On est en retard.
Il se lève, passe un coup d'eau sur mon intimité et enfile une culotte.
J'explose de rire quand je comprends.
— Tu... tu n'as... épilé que la moitié.
Je m'écroule de rire, puis ajoute :
— Là, c'est sûr, Cadenas ne verra pas ce qu'il se cache sous ta culotte sans hurler de rire.
Je m'étouffe tant je suis prise par l'hilarité. Prodige passe à côté de moi, me donne un coup d'épaule.
— T'es chiante, Minier.
Je m'apprête à quitter la pièce, puis m'interromps.
— Au fait, Prodige. Ne t'approche plus de cette zone de mon corps armé d'une bande de cire, d'un rasoir ou autre instrument de torture.
— Je n'ai pas fini !
— M'en fiche. C'est ta punition pour avoir tenté de faire n'importe quoi.
Il ne proteste pas.
Coulé.
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