Les brunes ne comptent pas pour des prunes
Cerise
Je suis installée devant mon ordinateur depuis une bonne heure. Pourtant, je n'ai pas aligné un mot de mon article. Je bloque ; j'écris, puis efface, puis réécris et efface à nouveau. Pourtant j'ai le titre.
Trouver son bookboyfriend dans la vie réelle : mythe ou réalité ?
Prodige Saint Gabriel est l'exemple parfait pour cet article. Il est mon sujet d'étude. Malgré ça, je n'arrive pas à exprimer mes pensées. Pourquoi je lis ? Pour échapper à la réalité. Pourquoi les femmes ont-elles autant d'attentes concernant les hommes ? Parce que les auteurices ont placé la barre bien trop haute. Dorénavant, nous voulons toutes ces personnes de papier, ces hommes "capables", ceux qui se battent pour la femme qu'ils aiment. Ils nous font tant rêver qu'on en est à se demander s'ils peuvent réellement exister.
Je perds patience, quitte l'onglet et cherche une pomme dans mon sac. La feuille sur laquelle nous avons énuméré nos règles tombe au moment où je me saisis du fruit.
Plan échapper au daron et projet secret fruité :
Règle numéro 1 : pas de contacts physiques (sauf se tenir les mains et toucher les cheveux).
Règle numéro 2 : communiquer (aucuns secrets).
Règle numéro 3 : ne plus frapper Prodige (ni lui planter des fourchettes).
Règle numéro 4 : se soutenir (prendre toujours la défense de l'autre, même si on n'est pas d'accord, et surtout face à papa Prodige).
Règle numéro 5 : faire des activités de couple (à déterminer).
Règle numéro 6 : continuer en parallèle à retrouver nos corps (ça reste la priorité numéro une).
Règle numéro 7 : s'appeler par des petits surnoms ridiculement mignons (sauf mon canard en sucre et autres atrocités).
Règle numéro 8 : ne plus se faire de crasses au travail (ou juste une de temps en temps, sinon, ça va se savoir).
Règle numéro 9 : ne pas en parler au travail, ni aux collègues (personne ne doit savoir, sinon, on est foutus).
Règle numéro 10 : ne rien faire d'embarrassant, stupide ou mettant en péril le plan (oui, c'est à toi que je parle, Saint Gabriel).
Signé Cerise Minier et Prodige Saint Gabriel.
PS : règle 11 : ne dire à personne que nous avons échangé de corps (pas même à Delmar. Myrtille doit être la seule).
J'ai peut-être pris un peu trop au sérieux cette histoire de faux-couple. Je ne veux pas que ça me porte préjudice pour ma place en tant que directrice, ni pour mes relations personnelles une fois que j'aurais retrouvé mon corps. Je fais ça pour moi, mais aussi Prune dans un certain sens. Prodige est le seul à pouvoir m'aider, et ce n'est pas de gaieté de cœur. Coopérer ne veut pas dire abdiquer. J'ai pardonné ses derniers éclats de voix. Je n'ai pas oublié. Nous ne sommes pas faits pour travailler en cohésion, mais nous n'avons pas le choix. Il ne nous appartient plus.
Quand j'y réfléchis, son défi ne devait durer que le temps d'un repas. Je me suis fait avoir dans les grandes largeurs.
***
Je retrouve mon coloc affalé dans la cuisine, son ordinateur portable face à lui. Il le ferme dès que j'entre dans la pièce, mes clés teintant dans ma main. J'avise ses cheveux roux amassés en une queue de cheval et ses multiples bagues qu'il n'arrive pas à retirer. Je soupire : mon corps me manque. Nous devons aller à New York nous renseigner. Avant ça, il y a quelque chose que j'aimerais faire. Et pour ça, j'ai besoin du courage et de la folie de Prodige.
— Saint Gabriel, tu te souviens des règles ?
— Comment les oublier ? Tu les as placardées sur le frigo, dans nos chambres, au-dessus de la télé... Je continue ?
— Je voulais juste être sûre que nous ne les oublions pas.
— Là, ça ne risque pas !
Il se lève, ouvre les placards et sort une poêle.
— J'ai une activité de couple à te proposer.
Je triture mes doigts, et me lance lorsque je le vois bloqué avec sa spatule dans les mains.
— Quand j'étais petite, nous avions un chat. Caramel. Je sais, le nom n'est pas très original, mais c'est tout ce que nos cerveaux de petites filles avaient trouvé sur l'instant. C'était censé être le chat de la famille, mais il avait sa préférence. Il adorait Prune. Il dormait avec elle, il la suivait partout, et elle était la seule qui échappait à ses bêtises. Il ne pissait jamais sur le manteau préféré de Prune. Ils s'aiment d'un amour inconditionnel.
Je lève légèrement la tête et aperçois Prodige s'installer sur l'un des tabourets de la cuisine. J'ai attisé sa curiosité. Il me lance un mouvement du menton, m'invitant à poursuivre.
— Nous avons dû euthanasier Caramel quand nous avons appris qu'il avait un cancer incurable. Prune s'est effondrée. Elle ne sait jamais remise de la perte de son chat. Quand j'y réfléchis, je trouve ça dingue qu'elle soit morte de la même maladie. Un peu comme s'ils étaient liés ; par la maladie et la mort.
Ma voix tremble, une boule bloque ma respiration et remonte jusque dans ma gorge. Les sanglots se bousculent. Me bousculent. Et bientôt, c'est tout mon corps qui est percuté par le poids du chagrin. Sous ma peau le tonnerre gronde, la pluie s'abat, la tempête rage. Dans mon cœur, la nostalgie se mêle à la détresse.
— Nous avons enterré Caramel dans le jardin familial. Nous n'avons jamais repris de chat. Prune ne voulait pas trahir son meilleur ami. Elle pleurait tous les jours, elle restait cloitrer dans sa chambre. En mourant, Caramel a emporté une partie de ma sœur avec lui. Deux ans plus tard, les médecins diagnostiquaient un cancer agressif du sein à Prune.
Prodige ne moufte pas. Je lève la tête et croise ses yeux exorbités, son souffle coupé, ses mains crispées. C'est quand je pense qu'il n'ajoutera rien qu'il prend la parole dans un filet de voix.
— C'est pour ça que tu détestes les chats, que tu détestes Minier.
— Prune est morte à cause de Caramel. Elle avait toute la vie devant elle, mais elle s'est laissée abattre après la mort de cet animal. Pour moi, il représentait la perte, la souffrance. Il était l'image que je me faisais de l'ange de la mort.
— Tu en parles au passé, les choses ont changé ?
— Tout a changé. On a échangé de corps, Prodige. Une part de moi, me dit que ce n'est pas par hasard. Une part me dit que ma grande sœur souhaite me faire passer un message. Ça fait des années que je vis avec la colère, la rancune et la peur. Être dans ta peau, me faire vivre ces émotions au centuple. C'est nouveau, c'est effrayant, c'est vivifiant. J'ai peur Prodige. J'ai une trouille bleue. Mais, ces derniers jours m'ont rappelé que c'est Prune qui est morte. Pas moi.
Je murmure ces derniers mots. J'avais honte de continuer à vivre alors que ma grande sœur, mon pilier, n'était plus parmi nous. J'avais honte de vivre.
— Que souhaites-tu faire ? C'est quoi l'activité de couple que tu proposes ?
Il fronce les sourcils et ne comprend pas où je veux en venir. À sa place, je ne saisirais rien de la situation non plus. Je pense à ma soeur et souris en pour la première fois depuis son décès.
— As-tu peur des fantômes, Saint Gabriel ?
***
Nous roulons depuis une heure et atteignons les Yvelines assez rapidement. Ma maison familiale n'a pas changé. Sa façade toute en pierres beiges n'est plus visible, grignotée par le lierre et cachée par la lune. La structure reste intacte, debout, malgré les intempéries de la vie. Ma famille a déménagé un an plus tôt, après la mort de Prune. Depuis, la demeure n'a pas trouvé de repreneur.
Le vent fouette le panneau "À vendre" qui claque contre la froide devanture. Nous accédons au jardin, en silence. Prodige n'a pas prononcé un seul mot depuis que nous avons quitté son appartement.
La végétation engloutit la cour et s'incorpore avec ma balançoire de petite fille. Pendant un instant je me revois sur la balancelle poussée par Prune. Mon cœur se comprime, mon pouls pulse plus fort dans mes veines et mes yeux piquent sous le mélange des bourrasques et des larmes. Le coup de grâce, c'est le vélo de ma sœur que les différentes plantes ont voulu enterrées et que mes parents n'ont pas embarqué. Sans tous ces envahisseurs, on pourrait croire qu'une famille vit encore ici. Le cliquetis des pelles me ramène au présent, aux côtés de mon collègue.
—Je t'avoue que je ne saisis pas encore la raison de notre présence dans une maison hantée, me chuchote-il.
Je ricane et ce son redouble face au silence de la nuit.
— Rien d'autre que des souvenirs ne hantent cette maison. J'ai grandi ici.
— C'est pas vrai ? On dirait une ruine. Que s'est-il passé ?
— Le deuil ne l'a jamais quitté. Et elle a pourri.
J'essaye de me souvenir de où on l'a laissé. Je voyage, longe les différents arbres : le bouleau, le peuplier, le grand chêne... Là ! J'arrache une pelle des mains de mon coéquipier et le traîne jusqu'à la zone. Et je creuse. La tombe n'est pas très profonde. Je m'agenouille et déloge la boîte des derniers résidus terreux.
— Qu'est-ce que c'est ? me demande Prodige en inclinant la tête afin de deviner ce qui se trouve à l'intérieur.
Je lui tends la boîte lorsque qu'une goutte de pluie trace un sillon dessus. Je lève la tête vers le ciel, il est dégagé. C'est moi. Les larmes inondent mon visage et finissent leur course effrénée sur la tombe improvisée.
— Prodige, je te présente Caramel. Caramel, voici Prodige, mon insupportable et délinquant collègue.
— Peux-tu me dire pourquoi on déterre le chat de ta sœur ?
— Pour lui faire un cadeau. Dans moins d'une semaine, ça fera un an qu'elle nous a quitté. Un an de rage, de désespoir, de larmes. Aujourd'hui, je suis prête à la laisser partir.
Son front se plisse et ses sourcils suivent le mouvement.
— C'est quoi le rapport avec le cadavre ?
Il effectue plusieurs allers-retours entre moi et la boîte. Sa bouche s'entrouvre jusqu'à devenir un gouffre, ses yeux deviennent aussi grands que la lune qui nous veille en cette nuit particulière.
— Minier... Que comptes-tu faire de Caramel ?
***
Nous garons notre voiture deux pâtés de maison plus loin et sortons de l'habitacle. Devant l'immense grille qui s'offre à nous, j'hésite. Vais-je réellement entrer par effraction dans un cimetière en pleine nuit ? Avec Saint Gabriel comme complice ?
— Quand je parlais de te lâcher un peu plus, je parlais d'activités légales, Minier.
Ai-je commis un impair en embarquant Prodige dans mes projets loufoques ?
— Là, tu m'impressionnes ! J'ai l'impression d'être dans une de ses séries où un démon va apparaître au coin d'une pierre tombale.
Des étoiles brillent dans ses yeux et je souffle de soulagement.
Je tremble de partout et frotte mes bras devant l'entrée fermée du cimetière. Mon sang se réchauffe face à la froideur de la nuit. Au loin, une chouette hulule, les feuilles brassent dans le vent et mon pouls cogne contre ma carotide. J'ai un mouvement de recule. Mon cerveau me crie de prendre mes jambes à mon cou et de rentrer à la maison. Mon palpitant me hurle d'escalader ce fichue grillage et de rendre un dernier hommage à ma sœur. Ma tête ne fait pas le poids. Je me retourne, flanque le cercueil du chat dans les bras de Prodige et commence à escalader la grille. J'ai à peine réalisé deux pas que je me retrouve les fesses par terre. J'époussète mon jeans et recommence. Après cinq tentatives, je hurle vers le ciel étoilé et provoque la fuite des oiseaux nichés dans l'arbre à proximité. Je fixe la clôture, les babines retroussées, de la fumée s'échappant des narines. Puis, je le vois. Ma tête s'arcqueboute, je détaille la grille, puis le vide derrière moi. J'exécute ce geste plusieurs fois, cherchant à résoudre une équation impossible.
Prodige se trouve derrière la grille en compagnie des deux pelles et de Caramel. Sans l'avoir escaladée. Sinon, je l'aurais vu ! Mon dieu, je suis en colocation avec un mec que je connais à peine. Si ça se trouve, il a des pouvoirs ou c'est un extra-terrestre et il cherche à envahir notre planète. La transpiration perle dans mon dos et je suffoque. Tout s'explique, c'est lui qui a inversé nos corps afin de me déstabiliser. Il avance de quelques pas, se dirige vers la droite et pousse une alcôve en fer forgée.
— C'était ouvert. Je trouvais ça bien plus drôle de te regarder te vautrer. T'en fais une tête. T'as vu un fantôme ?
Jamais, ô grand jamais, je ne lui avouerai ce qui s'est tramé dans ma tête. La panique me rend nerveuse.
Je m'éclaircis la gorge et rougis. Les extra-terrestres... puis quoi encore ? Des zombies vont débarquer pour nous dévorer ?
Reprends tes esprits, Cerise.
— J'ai du mal avec les cimetières.
— Dis celle qui va y entrer par effraction pour profaner une tombe.
Je lève les yeux au ciel.
— On ne va rien profaner, on va compléter une tombe.
Je ferme la porte derrière moi qui grince comme une craie sur un tableau noir. Ce son strident me donne mal aux dents. Des chauves-souris nous tournent autour et je pousse des hurlements à en faire vriller mes tympans. Ma voix grave me transperce, puis une main se pose sur mes lèvres.
— Bordel, Cerise. Ferme-la, tu vas nous faire repérer !
Sa main est chaude, douce et sent légèrement le savon à la rose de notre cuisine. Derrière tout ça, je perçois l'odeur de Prodige. Et ça me percute. Comment peut-il sentir lui alors qu'il est moi ? C'est mon odeur qui devrait asticoter mes narines. Pourtant Prodige accapare mes sens et me rassure par sa présence, son effluve. Je me détends, et me crispe à nouveau. Suis-je sur le point de baisser ma garde et de commencer à apprécier Prodige Saint Gabriel ? Après toutes les crasses, les coups bas et les trahisons ? Comment lui faire confiance ?
Je secoue la tête et reprends mes esprits.
— Suis-moi.
Nous slalomons entre les diverses stèles, passons vivement devant la parcelle dédiée aux enfants et arrivons face à celle de ma sœur. Elle est surplombée par l'ange Raphael, le guérisseur. Une idée de ma mère.
Prune Minier
1988-2023
Même les bonnes histoires ont une fin
La meilleure maîtresse du monde
Je dépose mes doigts grelottant sur les quelques mots qui décorent sa pierre et m'effondre contre l'herbe. Des tulipes, des jasmins, des hortensias et autres fleurs colorées forment un arc-en-ciel. Le deuil trouve une porte de sortie et je me disloque en mille morceaux devant ma sœur. Je vomis ma perte, j'expulse ma désolation et déserte tout contrôle. Ma grande soeur est morte. Elle ne reviendra jamais. Un énième sanglot m'empêche de respirer. Je renifle comme je peux, ma détresse se déversant par tous mes pores. Mon désespoir s'accumulent dans mes glandes lacrymal depuis bien trop longtemps. Je me roule en boule sur sa tombe, mes bras m'entourent afin de me réconforter. Mon corps sursaute, ma peau me brûle, mes larmes sont intarissables. J'ai l'impression que je vais mourir sous la pression de ma souffrance. Sous la charge trop importante de cette agonie. Puis, je le sens. Cette chaleur qui émane de sa paume. Il frotte le plat de sa main contre mon dos, et mes pleurs redoublent. Plus il me console et plus mes sanglots déchirent le ciel, réveillent les morts et atteignent ces anges qui m'ont arrachés ma soeur. Au bout d'un temps hors du temps, mon âme s'apaise. Je ressens le vent séchant mon désarroi et la présence de Prodige réchauffant ma peau.
Quand je me sens prête, je me relève, me saisis d'une pelle et creuse un trou à côté de la pierre de Prune. Prodige me suit et creuse à mes côtés. Après avoir déblayé un mètre de terre, je m'essuie le front et renifle. Prodige me tend la boîte, un léger sourire décore ses lèvres. Je m'allonge contre l'herbe, tend mes bras dans le trou et y dépose, le plus délicatement possible, Caramel. Nous finissons par recouvrir la boîte de terre et comblons le puit. Une fois notre devoir accompli, nous laissons les pelles sur le sol, nous nous allongeons sur Prune et fixons les étoiles.
— Ta sœur serait fière de toi, Cerise.
Sa tête est posé contre la mienne. Il s'exprime face à la voute céleste.
— J'ai plutôt l'impression d'être une déception constante, ne puis-je m'empêcher de chuchoter.
— Ça, je connais. Et crois-moi, n'importe qui serait honoré de t'avoir pour sœur. Je ne connais personne capable de faire irruption dans un cimetière en pleine nuit pour enterrer un chat pour faire plaisir à sa défunte soeur.
Je pouffe, d'abord doucement, puis ce sont des éclats contagieux qui touchent Prodige en plein coeur. Nos rires nous secouent, nos corps s'effleurent, les étoiles paraissent encore plus scintillantes. Je n'aurais jamais cru que la lumière se cachait dans les recoins les plus sombres. Notre amusement me donne un point de côté que je peine à contrôler. Une fois passé, nos sourires sont les seuls résultats de cette soirée atypique. Prodige se lève sur un coude, parcourt mon visage et approche sa main.
— Tu as une brindille dans les cheveux et de la terre plein le visage.
Il frotte de la pulpe de ses doigts les stigmates de notre rendez-vous. Je ne respire plus, en apnée face à son geste d'une tendresse infinie. Je viens à la rencontre de sa main, et il appose la deuxième sur ma taille. Il y trace des cercles et se rapproche jusqu'à être si près que je perçois son haleine teintée de fraise. Lui non plus ne respire plus. Il me maintient, de peur que je m'échappe ou de franchir la barrière qui nous sépare ? Il frissonne, je m'affole. J'ai autant envie de le repousser que de l'embrasser. Mon ventre se réchauffe, le désir tournoie et secoue mes reins. Mais c'est Prodige. Je suis en compétition face à lui, il a cassé ma tasse préférée. Peut-être, est-ce encore un de ces jeux afin d'obtenir le dessus sur moi ? Je ne dois pas le laisser faire. Je recule afin de mettre le plus de distance entre nous. Je suis tant collée à la stèle de ma sœur que je ressens sa présence.
— Nous ne parlerons plus de ce moment. On rentre à la maison et c'est comme si rien ne s'était passé. C'est bien compris ? Si tu parles à qui que ce soit de ça, appuyé-je en montrant le cimetière de la main, je ferais de ta vie un enfer.
Ce soir, je lui ai donné de moi bien trop. Trop de confidences, trop de rapprochements, trop de confiance. Je me sens si stupide à présent. Je lui ai donné toutes les armes pour m'anéantir.
— Très bien, Minier. Comme tu voudras.
Sur ce, il se lève, frotte les derniers débris de terre de son pantalon à pinces et se dirige vers la sortie.
***
Je cherche mes clés depuis dix minutes. Je soupçonne Prodige de les avoir cachées pour le simple plaisir de me torturer. À l'entrée, un pile de courriers sens dessus-dessous attire mon attention. Peut-être que les clés sont sous ce tas de lettres ? Ou tombées derrière le meuble ? Je m'en saisis, et dévoile un grand vide. Je désespère de les retrouver à temps pour me rendre au travail. Je songe à prendre le RER à la place de la voiture et à partir sans fermer l'appartement quand une feuille tombe d'une enveloppe ouverte.
— Oh flûte...
Je tends le bras et récupère le papier derrière la console. Je m'apprête à refermer la feuille et à la ranger quand je remarque ce qu'elle contient.
C'est la fiche de paie de Prodige.
Et là, c'est la douche froide. Je rêve de me laver les yeux à la Javel. Ça m'aurait éviter de froisser la feuille dans mes poings, de grincer des dents et de fixer ce montant jusqu'à ce que mes orifices saignent.
— Quoi ? hurlé-je. Saint Gabriel, ramène ta fraise, tout de suite.
Je suis sûre qu'on m'entend jusqu'en haut de la Tour Eiffel.
— Mais qu'est-ce qui te prend ? demande mon collègue en brossant ses cheveux.
Il essaye de les attacher avec un élastique, mais n'obtient que des nœuds et des mèches arrachées. Il opte pour une nouvelle tentative, tout aussi infructueuse et balance le chouchou sur le sol, essoufflé.
Je lui plaque la fiche contre la poitrine, me rend dans ma chambre chercher la mienne et la pointe du doigt face à lui :
— Tu vois, ça, c'est le salaire que je gagne à chaque début de mois. Tu ne remarques rien d'anormal ?
Il louche sur le papier pendant que mon cœur pète un plomb.
— Non, pourquoi ? Je devrais ?
Je pince les lèvres, il se gratte la tempe.
— Ah si ! Je vois !
Vaut mieux tard que jamais !
— Il est écrit paiement en chèque à la place de virement.
Je serre les poings et réalise une boule avec la feuille avant de la défroisser.
— Regarde le montant du salaire.
Ma voix gronde. Pourquoi a-t-on aboli la guillotine déjà ? Je rêve de têtes coupées et de sang. Juste Prodige. Un fois, pas plus. Quelqu'un peut réaliser mon souhait ?
— Oh, ça. C'est pas si grave.
— Pas si grave ? Tu as vraiment osé prononcer ces mots-là ? Tu gagnes deux cents euros de plus que moi, chaque mois, pour un poste identique, mais ce n'est pas si grave ?
Je sens une veine palpiter sur ma tempe. Je montre les crocs.
— Je mérite un salaire conforme au tien !
— Ce sont ton orgueil et ta fierté qui parlent. T'es vraiment à deux cents euros près ?
— Ce n'est pas une question d'argent, mais de principe. Pourquoi mériterais-je moins que toi à travail égal ?
Il réfléchit à la question, l'index sur la bouche. Puis, il fouille dans les tiroirs de la console à l'entrée et trouve enfin ce qu'il cherche. Il se retourne et me tend un chèque. Un chèque de cent euros.
— Voilà, à partir de maintenant, on gagne un salaire similaire.
— Je ne t'ai rien demandé. Et ce n'est pas pour ça que je t'en parle.
— Oui, mais c'est la seule chose que je peux faire dans l'immédiat.
Je ne sais pas trop quoi penser de son geste. Il a raison, il ne peut rien faire. Ce n'est pas lui qui me paye, qui crée les fiches de paie ou qui négocie mon salaire.
Il secoue ses clés de voiture devant mon nez et me propose :
— Je te conduis ou tu préfères ruminer dans ton coin ?
— Je vais prendre le RER, voilà à quel point je ne souhaite pas passer plus de temps à tes côtés.
Puis, je déchire le chèque sous son rictus et ses sourcils relevés.
À quoi bon me contenter d'un chèque quand j'ai accès à sa carte bancaire ?
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