De retour à l'appartement, Ken est le premier à nous ouvrir. Il nous demande brièvement si tout s'est bien passé. Je lui confirme que oui par un hochement de tête. Sa mine sérieuse se détend et un léger sourire naît sur son visage, faisant apparaître ses fossettes qui font toujours autant craquer les fans.

Hakim nous attend dans le canapé avec son ordinateur portable. Je lui tends la clé qu'il s'empresse d'installer. Ken se place à sa droite. Quant à moi, je reste debout, derrière lui,  pour avoir une vue d'ensemble. 

Théo (avec qui je me suis battue pour qu'il enlève sa perruque avant de rentrer) murmure quelque chose à l'oreille d'Idriss qui se met à rire en me regardant droit dans les yeux de l'autre côté de la pièce. 

C'est ça, fous toi de moi. 

Il semble si détendu. Je n'ai jamais été aussi stressée que durant la dernière heure alors ça me rend dingue.  Il prend toujours tout à la légère. On vient de faire ça pour lui et il réagit à peine. 

C'est pourquoi, lorsque je l'aborde, je m'étonne, moi-même,  du ton que j'emploie : 

- Idriss, t'as pas envie de bouger tes fesses ici ? C'est pour toi qu'on a fait ça je te signale !

-  Fous lui la paix, t'as rien à lui dire. Si c'est une médaille que t'attendais, tu peux dégager.

Hakim a pris la défense de son frère sans la moindre hésitation. La mâchoire crispée, sa jambe tremblante, il regarde attentivement le dossier de la police qui se télécharge enfin. 

Au moins, on a réussi à l'avoir cet enregistrement. 

Je n'éprouve aucune satisfaction à notre réussite. Je me sens, soudainement vide. J'en ai marre de toujours me faire attaquer par Hakim, de devoir me justifier. J'ai risqué gros aujourd'hui et aucun d'entre eux ne m'a remercié, à l'exception de Théo. 

J'attendais au moins ça du principal concerné. Mais non, il est toujours planté là, comme si tout allait bien dans sa vie. 

Je n'ai même pas envie de m'énerver sur eux,  alors je me dirige vers la porte d'entrée. 

- Lana, tu fais quoi là ? Tu me laisses ainsi après notre superbe mission ?

Théo essaye de rattraper le coche mais c'est trop tard. Je n'ai plus envie de me battre pour un gamin et son bouledogue de grand frère. 

- C'était cool mais je vais rentrer. Ma mission est accomplie. Je pense que vous pouvez terminer cette histoire sans moi .

Idriss ne bouge toujours pas, j'ai l'impression qu'il ne me prend pas au sérieux. Au moins maintenant, c'est réciproque.

 Je le regarde droit dans les yeux quand je déclare : 

- Ken et Théo, ce fut un réel plaisir de faire votre connaissance. J'espère vous croiser un de ces jours.

Sur ces mots, je quitte la pièce sans attendre mon reste et presse le pas jusqu'à ma voiture. 

***

La route jusque chez moi est bien trop courte et ne suffit pas à me calmer. Quand je trouve enfin une place de parking, je n'hésite pas très longtemps avant de coller mon poing contre le volant de ma Ford. 

Putain. Je suis ridicule. Pourquoi je me mets dans un état pareil pour des imbéciles de rappeur ? Moi qui prône toujours le calme et la méditation en classe. 

Depuis que je m'implique dans cette histoire, je bafoue toutes mes valeurs.  

Je monte les escaliers et pénètre dans mon appartement avant de prendre la direction de mon lit avec une bouteille de vodka qui trainait encore dans mon armoire. Il n'est que 15h mais je me sens épuisée comme jamais.

 Cette mission avec Théo ? Beaucoup trop stressante. 

Mais les autres, ils ne peuvent pas le savoir, ils n'étaient pas là. 

Je finis par m'endormir avec mes chaussures aux pieds et un verre à la main. 

Et dans mon rêve, je revois tout... Moi qui refuse d'aller chercher le paquet de pâtes qu'il manque pour le diner, Léo qui propose gentiment d'aller à ma place, mon père qui est appelé pour un braquage qui tourne mal, la dépouille de mon petit frère de dix-sept ans...

Je me réveille en sursaut, les larmes ne cessent de couler sur mes joues. On tambourine à ma porte, il est 19h. Je ne prends pas la peine d'essuyer mon visage pour aller ouvrir, c'est surement une  erreur. 

Mais c'est moi qui me suis trompée, ce n'est pas une erreur. Idriss se tient juste devant ma porte. 

Il porte une casquette noire à l'effigie de son label, un blaser gris et un t-shirt blanc, un sac plastique qu'il tient fermement. 

Son sourire disparait lorsqu'il me voit.

- Lana ?

Il s'avance mais j'ai un geste de recul. 

- Je suis juste fatiguée. Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je suis venu m'excuser pour la réaction de Mekra.

- "C'est pas à toi de le faire. Et ne mets pas tout sur le dos de ton frère."

Je m'apprête à lui fermer la porte au nez mais il force le passage.

- "Attends, s'te plait. Je suis désolé, ok ? "

Je ne suis vraiment pas d'humeur à faire des efforts ce soir.

- "Arrête Idriss.  Tu ne te rends pas compte... Tout à l'heure, si je me faisais prendre, j'étais bonne pour dire au revoir à mon métier d'enseignante. Tout ça pour toi qui ne prends même pas au sérieux ton affaire !"

- "Je sais. Et je suis comme ça, je suis pas du genre à pleurer sur mon sort !  Surtout que depuis que t'es arrivée, j'ai l'impression qu'on peut s'en sortir. Alors, j'ai un cadeau pour te remercier."

Il sort un drôle de boitier de son sac avant d'ajouter :

-" Dis moi que t'es encore le genre de personne à posséder un lecteur DVD ? "

- "Ouais, pas le choix pour les gosses. Qu'est-ce que c'est ?"

-"Un moyen de pression sur Mekra s'il te fait encore chier. Sur moi aussi d'ailleurs. Puis, t'as pas l'air très en forme et ça peut te faire du bien."

- "Tu éveilles ma curiosité."

Il sourit, satisfait et ça m'agace. Alors je me retourne et l'invite à me suivre jusqu'au canapé. Je lui pointe le lecteur du doigt. Il y place son disque puis vient  s'installer à mes côtés. 

- "Avant que je te montre ça, tu veux parler ?"

-" Surement pas."

- "Ok..."

Il se gratte la nuque avant de reprendre : 

- "Pour commencer, en douceur, je te présente un de nos premiers clips."

Il actionne le premier fichier. Un clip musical se met en route, on retrouve les quatre garçons. Ils balancent leur tête au rythme de la musique. 

- "C'est quoi ça ?"

-"Ho, ça ne date pas tant que ça tu sais. "

-" Ken ressemble à un enfant."

-" Lui dis jamais ça, il va trop mal le prendre."

- "2er a beaucoup trop la confiance. "

-" T'es méchante."

J'écarquille les yeux au fur et à mesure. 

- "Vous pensiez sincèrement être classe en faisant ce geste avec vos coudes ?"

- " Mais ! C'est toujours cool ça."

-" Pas du tout..."

Je plaque ma main sur la bouche. 

-" Ton frère... Ho mon dieu..."

- "Je sais, il y a pas de mot."

Et là tout d'un coup, c'est à son tour d'apparaitre. Un horrible bonnet sur la tête, des cheveux beaucoup trop courts. Il est si sûr de lui que ça en devient ridicule. 

-" Ho non Idriss..." 

Je lui souris et passe ma main sur ses pointes qui ondulent légèrement dans sa nuque. 

-" Ne te coupe plus les cheveux comme ça."

-" Heureusement que tu  me le dis, je comptais le faire demain."

Encore ce petit rictus. Sauf que là, moi aussi je ris. Mes larmes se sont volatilisées. La musique s'achève, il appuie sur pause. Il est fière de son coup. 

Je me rends compte à cet instant que je n'ai pas cesser de passer ma main dans ses cheveux. Je la retire immédiatement. Il détourne son regard de l'écran lorsqu'il me sent bouger. 

-" Tu peux le dire qu'on était déjà des beaux gosses !"

Son rire est si communicatif. 

Et c'est à ce moment là que je me rappelle, aussi, pourquoi, je les ai aidés. Parce qu'Idriss a ce pouvoir sur moi. Il arrive à me faire oublier tous les problèmes juste par sa bonne humeur. 

Alors serte, elle n'est pas requise à chaque instant. Mais pour le moment, je n'ai besoin de rien d'autre. 

Lorsque le clip se termine, je réclame comme une enfant :

- "Encore ! Encore !"

-" J'ai de vrais dossiers mais si je te les montre, les gars vont me tuer !"

Son regard est plein de malice. Je sais qu'il souhaite juste que je le supplie. Je décide de rentrer dans son jeu.

- "Je t'en supplie Idriss. Puis, tu m'as promis un moyen de pression sur ton frère. Alors que ce clip est sur youtube..."

- "Ok, mais attention, c'est du lourd. Ne t'évanouie pas devant tant de talent !"

Il cherche dans ses dossiers avant de lancer une vidéo intitulée : "S-Crew (2005)". 

Théo n'était pas encore avec eux mais les trois autres garçons sont en pleine séance de rap au milieu d'un salon.

C'est mauvais, très mauvais. ils ne sont pas du tout dans le rythme, les paroles n'ont aucun sens. Ils devaient avoir quatorze ans, tout au plus. 

Leurs cheveux sont plaqués sur leur tête avec une tonne de gèle et leurs  vêtements sont bien trop moulants. 

Le jeune Idriss s'adresse à la caméra. Sa voix a tellement changé, elle est beaucoup plus rauque aujourd'hui. Je me demande s'il y a une explication derrière tout ça. 

Quand je me retourne vers le jeune homme qui est à côté de moi, je réalise qu'en réalité, il est toujours ce garçon qu'on peut qualifier de bon vivant.

La vidéo se termine par un petit Nekfeu qui nous gratifie d'un magnifique doigt d'honneur. 

-" T'es une privilégiée maintenant." déclare-t-il alors qu'il s'apprête à éteindre le lecteur. 

-" Qu'est-ce que tu fais ?"

-" Je t'ai promis un moyen de pression, c'est fait."

Je pointe la télévision. Sur l'écran, il y a une longue liste de dossiers.

- "Et tout ça ?"

- "Je ne suis pas certain..."

-" S'il te plait... Idriss."

-" Les gars vont vraiment me tuer."

Mais il finit par céder...Et nous regardons une vidéo, puis deux, puis trois... Nous rions à en avoir mal au ventre.

- "Lana ?" Finit-il par me demander au bout d'un moment.

J'attends qu'il termine sa phrase. 

Il dépose, délicatement, sa main sur ma joue. Elle est si froide que je frissonne. Il me regarde dans les yeux et je remarque que ses pupilles sont, particulièrement, dilatées. Il cherche ses mots. 

Je vois qu'il n'est pas très alaise lorsqu'il finit par m'avouer : 

-" On a besoin de toi sur cette affaire."

Ho non, pas ça. 

-" Je ne peux plus rien faire pour vous."

-"Si, justement..."

Idriss récupère un petit objet dans sa poche : ma clé USB. 

-" Ecoute ça s'te plait."

Je concède et allume mon ordinateur. Ma curiosité a pris le dessus sur mon orgueil. 

C'est une voix métallique qui prend la parole : 

-" Oui bonjour, je vous appelle à propos du décès du jeune garçon de l'école Albert Camus.Je sais qui est derrière tout ça, derrière ces ventes. J'ai réussi à appeler discrètement sans qu'il me voit alors le temps est compté."

Un adolescent est décédé et personne n'en a parlé... 

La réceptionniste tente de l'interroger :

-" Comment êtes-vous au courant de cela Monsieur ?"

La voix se tait durant quelques instants. On entend quelqu'un qui parle en arrière plan. Cependant, on ne comprend pas grand chose à l'exception des mots :  "Merci", "tournée" et "2001". 

-" Enfin bref, celui que vous cherchez s'appelle Idriss Akrour. Si vous allez à son studio d'enregistrement, vous allez retrouver une petite partie de sa réserve personnelle dans son casier."

Il donne l'adresse et raccroche. Fin de l'enregistrement. 

Idriss soupire. Il est complètement recroquevillé sur lui-même, ses avant-bras reposent sur ses genoux. Il ne compte pas prendre la parole alors je prends les devants : 

-" Tu sais qui c'est ?"

-" Evidemment que non, mais je sais quand et où l'appel a eu lieu."

-" Je t'écoute."

-" Tu entends le bruit derrière ?"

-" Ouais, on dirait qu'il est à une fête et que quelqu'un fait un discours."

-" Exactement. C'était au studio, deux jours avant la descente. On entend Ken qui remercie les gars. On avait organisé une fête avec nos frères pour fêter le succès de l'album. Tout le monde pouvait ramener quelqu'un alors t'imagines le nombre d'invités..."

-" Oui... Je suis désolée, l'enregistrement n'a servi à rien ."

-"Enfaite... On a eu une idée. Mais on a besoin de toi."

-" Idriss..."

Je ne veux plus faire ça. 

- "Lana...On va réorganiser cette soirée avec les mêmes invités. On a besoin de toi car tu seras objective si tu remarques quoi que ce soit de bizarre dans les comportements de nos potes. Ils auront pas de soupçon sur toi, tu sais les cuisinier comme tu veux."

-" Je ne sais pas trop..."

-" On a déjà été trahi et on l'est une seconde fois. Si tu trouves le coupable, on te foutra la paix à jamais. T'as pas envie que tout ça s'arrête ?"

Si. De plus, j'ai vraiment envie de connaitre la vérité. 

-"Très bien. Organisons cette petite fête alors."