Chapitre 28 ( 15 ans)

J'avais continué mes cours de piano envers et contre tout. Eléah aussi avait continué. Pas par envie, mais juste pour ne pas être chez elle avec son « infernale » petite sœur, Clothilde. C'était une échappatoire pour elle, pas du tout une passion.

En fait, elle m'avait expliqué qu'elle s'en moquait de la musique, du solfège et du piano. Pourtant, elle excellait. Comment pouvait-elle être aussi bonne dans une discipline alors qu'elle suivait le cours juste par dépit ?

Moi, j'avais la musique dans la peau. Avant, je jouais avec dextérité, car je respirais "musique", je rêvais "musique", je vivais "musique". Seul hic, je manquais de confiance en moi et me produire en public me terrifiait.

Puis, un jour, Eléah avait débarqué à mon cours de piano. Elle avait joué avec un talent fou et elle s'était mise à se moquer de nos erreurs avec un malin plaisir. Elle avait tout gâché, comme à son habitude.

Je savais que je jouais bien et pourtant, je doutais. Les doutes n'avaient cessé de se multiplier. Quelque chose me retenait, me paralysait. Peut-être était-ce Eléah qui se moquait ouvertement de moi dès que je faisais une fausse note ? Lorsque cela m'arrivait, elle avait le don d'en parler pendant des semaines et des semaines. Cela devenait l'évènement de l'année.

La « fausse note » de Sloann.

Dépitée, je subissais ses railleries en me demandant si je préférais qu'on parle de ma « fausse note » pendant des semaines ou qu'on me traite de « tricheuse ».

Lorsque les rires de la classe de musique rebondissaient sur les murs et que madame Carter élevait la voix pour faire taire Eléah, j'avais une pensée pour Salomé qui avait abandonné les cours de piano depuis longtemps. Je comprenais pourquoi elle avait fui. Elle avait sûrement pris la bonne décision.

Fuir.

Partir le plus loin possible.

N'était-ce pas la seule solution pour échapper à Eléah ?

Je comprenais de mieux en mieux pourquoi Salomé avait tout plaqué. Parfois, j'avais aussi envie de m'enfuir. Tout ce que je souhaitais, c'était oublier.

Était-ce trop demander ?

Puis, il y avait eu le récital de piano.

En fait, Eléah n'avait pas seulement gâché le concours d'art de Salomé, elle avait aussi gâché mon récital. Celui que j'avais attendu pendant de longs mois et pour lequel je m'étais évertuée à répéter pendant des heures.

Madame Carter nous avait un jour annoncé qu'elle organisait un concert. Pas n'importe lequel, nous jouerions devant un public qui paierait pour écouter nos performances.

Je choisis un morceau qui me touchait émotionnellement même si j'avais très peur de ne pas parvenir à le reproduire. C'était le prélude et la fugue en la mineur de Jean-Sébastien Bach (BW 543). À la base, c'était une pièce pour orgue, mais elle avait été adaptée plus tard par Franz Liszt pour le piano. J'avais eu instantanément le coup de cœur pour ce morceau.

Jouer devant un public me tétanisait, mais j'avais envie de réussir. Madame Carter comptait sur moi. Les élèves sélectionnés étaient capables de donner une belle prestation. J'en étais donc capable, moi aussi, n'arrêtait-elle pas de me répéter inlassablement lorsque je m'exerçais à ses côtés.

Le jour du récital finit par arriver.

Je me souviens que j'étais postée derrière la scène, juste derrière les gros rideaux épais. J'observais les élèves qui jouaient avant moi. Mon tour approchait et je me sentais défaillir de peur. J'allais vomir sur place la piètre biscotte mangée à midi, j'étais à deux doigts de faire un malaise.

Puis, je croisai le regard bienveillant de madame Carter qui me fixait avec confiance. Aussitôt, cela me calma et les nausées disparurent. Tout allait bien se passer. Je connaissais mon morceau sur le bout des doigts. Je n'avais même pas besoin de partition. Le morceau était en moi, comme s'il faisait partie de mon ADN.

Sans prévenir, Eléah avait surgi derrière moi et posé la main sur mon épaule. Je ne ressentis pas de bonté dans son attitude. Sa main était lourde sur mon épaule et son regard était glacial.

Quelque chose clochait.

-C'est bientôt ton tour ?

-Oui. Dans quelques minutes, murmurai-je, anxieuse.

-T'es pas morte de trouille ?

-Si. Et toi ?

-Ça va, je connais bien mon morceau.

-Tes parents seront là ?

-Non, Clothilde a son premier spectacle de danse. Ils vont la voir, elle.

-Oh. Tu dois être déçue.

-Je m'en moque complètement.

-Ah bon ? Vraiment ?

-Tu dois être morte de peur  ?

-Oui, j'ai vraiment la trouille.

-Normal, tu as choisi un morceau compliqué. Le plus compliqué de toute la classe.

-Je ne l'ai pas choisi parce qu'il était compliqué. C'est mon coup de cœur du moment.

-Avoue que tu veux faire ta maligne.

-Pas du tout.

-De toute façon, avec un morceau pareil, tu ne peux que te planter devant tout le monde. Tu n'y arriveras jamais.

-Tu crois vraiment que je vais me planter ?

-C'est évident, dit-elle avec aplomb.

En quelques mots, Eléah brisa le peu de confiance que j'avais en moi.

En quelques mots, elle me broya sur place.

Je n'avais jamais réalisé à quel point les mots pouvaient vous anéantir d'un seul coup. La peur s'empara de moi brusquement alors que je devais aller m'installer au piano pour jouer devant une salle bondée.

Tremblante, je commençai mon morceau péniblement. Je n'étais pas dans le rythme, mais au moins, je parvenais à jouer puis tout se brouilla, tout se mit à danser autour de moi. Les notes de musique s'envolèrent de mon esprit, mes doigts devinrent rigides et engourdis. Toute mon agilité disparut en un clin d'œil, ce fut comme si j'étais retombée à la case départ, comme si j'étais de nouveau une débutante.

Mon récital fut un massacre.

Dans la loge, je fus malade comme un chien. Ce fut maman qui me consola sans vraiment comprendre pourquoi je m'étais mise dans un état pareil.

Le trac peut-être ?

Le stress ?

Trop de pression ?

Cet échec me traumatisa tellement que j'abandonnai le piano cette année-là, au grand damne de mes parents et de madame Carter.

Je venais d'avoir 15 ans.

Eléah était plus forte que les autres, elle avait su m'enlever la joie que j'avais toujours ressentie en jouant. Cette joie s'était transformée en anxiété chronique.

Elle avait brisé mon rêve, elle avait piétiné ma passion sans état d'âme. Chaque fois que je commençais à jouer un morceau, les images de mon échec cuisant se fracassaient dans mon esprit et m'empêchaient d'aller plus loin.

Je n'y arrivais plus.

Des partitions qui m'avaient fait tant voyager autrefois, il ne restait plus que des confettis.

Tout comme avaient fini les dessins de Salomé. Le résultat était le même.

Des confettis, juste des milliers de confettis.

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