Chapitre 4 : Septembre 2021
Tw : Troubles alimentaires
Je voulais n'être que pur esprit, en fait je me sens corps vidé d'âme. De la classe supérieure, ma grande soeur me fait un signe de la main pour me souhaiter bon courage pour cette nouvelle année scolaire. L'année du bac de français. Je lui répond en agissant comme si mon corps effectuait sans concerter mon esprit. Dans ma tête, je suis à mille lieues de la rentrée. Je n'ai pas lu la liste de classe ni observé le visage du prof principal.
Il y a quelque chose qui me taraude plus que ces paroles.
Hier, j'ai découvert quelque chose que je ne connaissais pas. Et quelque chose a brisé la coquille de détresse dans laquelle j'étais nichée. Pour la première fois depuis un bon bout de temps, j'ai perçu de l'espoir dans autre chose que l'autodestruction.
Je connaissais ce mot vaguement, mais je ne le comprenais pas. Maintenant il est clair... et je ne peux m'empêcher de questionner mon esprit :
Est-ce que c'est ça, que tu as toujours essayé de me dire ?
C'était ça, cette rébellion contre notre corps ?
Je connaissais les filles assigné∙es garçons et les garçons assigné∙es filles, mais je ne savais pas qu'il existait autre chose. Enfin... peut-être que je le savais. Mais je ne m'y étais jamais confrontée. Je me sens bien en temps que fille, vous savez ? L'une de mes certitudes étaient d'en être une, c'est même l'une des premières choses par lesquelles je me suis toujours décrite. Je suis une fille. Je suis une fille qui aime les filles, en plus. Je ne connais rien d'autre que la féminité, car je ne me suis jamais intéressé au garçon ni pour les courtiser ni pour leur ressembler. Alors pourquoi serais-je autre chose qu'une fille ?
Et pourtant il revient à moi les vêtements larges dans lesquels je m'épanouis, le petit nuage sur lequel j'ai été transporté quand on m'a genré au masculin sans connaître mon visage, les rôles de garçons que j'aimais avoir au théâtre.
Et si c'était ça ?
J'ai détesté mon corps, détesté ses formes. Parce qu'elles s'étaient forgées trop tôt... ou peut-être seulement parce qu'elles s'étaient forgées tout simplement ? On dit que les personnes ayant des troubles alimentaires éprouvent le désir de rester des enfants. Mais entre être enfant et avoir un genre neutre, la limite est floue dans ce qui est de l'apparence. Et si je ne savais pas qu'être ni fille ni garçon était possible, alors le désir de rester enfant faisait sens... hors maintenant je le sais et cette pensée m'habite.
Le prof m'interpelle. Je sursaute et me rends compte que ma tête fixait le vide depuis de très longues minutes, entendant sans écouter ce qu'il racontait. À quelques places de moi, je me rends compte que Fatima détourne le regard. Elle fait mine de m'ignorer tout en ayant prêté attention à moi plus qu'à tous∙tes. Je connais cela, je l'ai longtemps fait, surtout l'année dernière après notre rupture. Je ne comprenais pas pourquoi elle m'avait quitté.
Elle disait que je n'allais pas assez bien. Que j'étais malade.
Mais moi, je ne le savais pas. Alors je ne la croyais pas. Et nos conversations sont devenues des dialogues de sourdes où les arguments résonnaient dans le vide jusqu'à ce que je ne veuille même plus les écouter et qu'elle en ait assez de les avancer.
Aujourd'hui il est trop tard pour que j'aille lui avouer qu'elle avait juste, parce que ce qu'il y avait a été brisé de toute évidence.
« Salut. me dit-elle à l'heure de la cantine alors que je me trouve au CDI.
- Salut. je réponds.
- Ça va ?
- Oui et toi ? »
J'ajoute un sourire. Je sens dans son regard qu'elle pense que je ment mais je me surprends à dire au contraire la vérité. Je me sens plutôt bien.
Elle s'assieds doucement à mes cotés. Sa peau a une couleur proche de celle du caramel, ses cheveux ondulent dans des anglaises très fines qui tombent sous ses épaules en milliers de petits tourbillons. Ses yeux sont presque en amandes, elle a un visage plein de grâce et symétrique. À mon contraire, elle rentre assez bien dans les codes de ce que la société considère comme féminin. J'imagine que lorsque nous étions en couple, on devait dire de nous que j'étais le "garçon manqué". De nouveau, mes préoccupations débarquent. Elle est habillé d'un pull marron, d'un pantalon noir, d'un manteau blanc et elle garde autour du cou le hijab dont elle couvre généralement ses cheveux. Elle est obligée de l'enlever dès qu'elle entre dans le lycée.
Son sourire est toujours si bienveillant, elle tend une main aux ongles impeccables vers moi et s'apprête à poser une main sur mon épaule avant de se souvenir que je n'aime pas être touchée.
« Ça va, elle répond. Tu veux venir manger avec nous ?
- Ça dépend qui est le "nous". »
Le "nous", c'est le groupe qui se tient derrière elle. Suffisamment loin pour que je ne note pas leurs présence mais suffisamment proches pour pouvoir entendre ce que nous disons. Il contient deux garçons dont l'un aux cheveux bleus et aux ongles vernis et deux filles que j'ai déjà vu en cours d'art-plastique.
« Ouais, je veux bien si ça vous dérange pas.
- Si je te demande, c'est que ça nous dérange pas. sourit Fatima. »
Je me lève, prend mon sac, mais m'interromps une seconde plus tard. Fatima fait un triste sourire et ajoute comme si elle avait lu dans mes pensées :
« Enfin, tu ne sera pas obligée de manger. »
Une fois sur la table, mon plateau devant moi, le flux des conversations se brouille et je ne peux plus me concentrer que sur la menace que je regarde ou plutôt qui me regarde depuis l'assiette blanche. Il n'y a pas de légumes et manger des féculents m'angoisse, surtout devant tout le monde.
Je n'ai pas le droit de manger le midi.
Je jette mon dévolu sur la pomme qui traîne dans le coin droit du plateau. Je la croque. On ne me demandera pas pourquoi je ne mange pas si je prends suffisamment de temps pour manger cette pomme. Je tente d'intercepter la conversation.
Fatima parle avec l'une des filles du cours d'art, les trois autres se sont lancés dans un débat houleux.
« Mais iels ne l'entendent pas dans dans ce sens là ! soupire le garçons aux cheveux bleus qui se tient juste face à moi et s'adresse à mon voisin de table.
Je suis surprise par le "iels" employé.
- Dans quel sens, alors ? soupire celui qui est à coté de moi et qui à l'air de dire avec son expression faciale qu'il n'est pas un ignorant et que son ami dit n'importe quoi.
- C'est un prof de philo, dit celui aux cheveux bleus, il parle d'un point de vue philosophique. Scientifiquement, évidement que les êtres humains sont des animaux ! Nous sommes des primates, des sortes de singes, bien sur, nous faisons partit du règne animal. Mais philosophiquement nous avons une conscience et une raison que les animaux n'ont pas ! C'est ce que Rousseau dit dans le texte qu'on étudie : les êtres humains ne parlent pas parce qu'ils peuvent parler, il peuvent parler parce qu'ils ont des choses à dire. Et si on ne pouvait pas parler les choses que les humain∙es ont crée∙es auraient quand même existé parce que nous aurions trouvé un autre moyen de communiquer nos idées entre nous. Tu vois ?
- Mais ont a jamais été dans la tête des animaux ! proteste celui assis à mes cotés, Je trouve ça hyper prétentieux de suggérer que les êtres humains sont ceux qui ont une vie intérieure tellement riche qu'ils ont besoin de l'exprimer alors que les autres non !
- Hé ! Calme toi, mec, j'ai pas dit le contraire. Je fais que résumer le cours, moi. Temporise le garçon aux cheveux bleus.
- Franchement je pensais que tu serais de mon coté, boude l'autre en croisant les bras. Tu défends toujours les causes justes d'habitude. C'est toi qui a dit au prof de sport qu'il était transphobe ! Ou alors c'est juste quand ça te concerne que tu te révoltes.
- Wow ! se fâche légèrement le concerné... qui n'est peut-être pas un garçon maintenant que j'y réfléchis. Pas besoin de recommencer à faire ton ronchon.
- Je fais pas mon ronchon. sourit l'autre malgré lui, se forçant à avoir l'air toujours vexé.
- Tu es transgenre ? je ne peux m'empêcher de demander à la personne aux cheveux bleus.
Iel me dévisage un peu, parce que c'est la première fois que je parle et que ma question est probablement un peu indiscrète.
- Oui, je suis non-binaire. Je m'appelle Théo. Pronoms iel / ellui. Pourquoi ?
- Eu... Parce que je me pose des questions et... »
Je m'interromps. Ce n'est probablement pas le moment d'en parler, avec des personnes que je ne connais à peine en plus. Je m'empêche de continuer et je crois que je deviens rouge de honte. Celui qui est assit à coté de moi me sauve sans même s'en apercevoir :
« On a quoi après ? il demande.
- Espagnol, répond Théo, mais t'en fais pas on a encore trente minutes. »
Je tente de me fondre dans la masse et mets du temps à me rendre compte que Théo me pose une nouvelle question :
« Tu as pris quoi comme options ?
- Littérature Anglaise, SES et art-plastique... et toi ?
- Pareil, sauf que je fais philo, comme tu pouvais t'en douter. À la place de Littérature Anglaise. »
Je ne veux pas l'harceler avec la non-binarité, iel n'existe pas que par ça et n'a surement pas envie de trop en parler, alors je me promets d'aller chercher sur internet ce soir pour en savoir plus...
Et je me rends compte à la fin de la journée que je n'ai pas pensé à mon poids une seule fois.
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