Chapitre 3 : Octobre 2021

« Vous êtes sûre ? »

Je suis sûr∙e. En fait, si je devais répondre en toute objectivité je pense qu'il serait facile d'avancer que je n'ai jamais été aussi sur∙e d'une chose de toute ma vie. Je ne sais pas comment je fais, pour en être sur∙e alors que ma mère m'a dit que c'était une mauvaise idée, que mon père m'a fait une grimace et que ma grande-soeur m'a dit que j'allais ressembler à un garçon.

Oui, frangine, c'est un peu le but.

Enfin, le but n'est pas d'exprimer une identité masculine.

Le but, c'est de brouiller les pistes pour que les moins observateur∙ices se perdent dans mon genre et qu'on cesse de m'appeler systématiquement "Mademoiselle", "Madame", "Meuf".

Je veux qu'on hésite, qu'on se trompe, qu'on me donne des noms masculins un instant en croyant donner les bons. Je veux qu'on voie au delà de cette chose primaire... j'en ai assez que ce qu'on voit en premier chez moi soit une féminité dont je m'applique à ne pas suivre les codes. Je veux qu'on me voit comme un∙e humain∙e, avant tout.

Pas de rose, pas de bleu. Il y a tellement d'autres couleurs, pourquoi suis-je forcé∙e d'entrer dans l'une d'entre-elles ? Je voudrais du vert. Au lieu des deux cages, j'en voudrais une autre, une verte, que je m'appropriais pour qu'elle se change en palais. En fait, je voudrais peut-être même -quel luxe- une cage verte que je puisse ouvrir pour partir faire un tour dans les cages roses et bleues de temps en temps.

Elle a l'air de s'apprêter à commettre un crime, la coiffeuse, lorsqu'elle saisit la paire de ciseaux pour scinder mes longues mèches en deux. Elle voit la toison, vestige de ma féminité, s'échouer sur le carrelage blanc du salon de coiffure. Elle pense me priver d'une partie de ma beauté, moi j'ai la sensation qu'elle m'offre des ailes. Elle ne le sait pas, mais elle est une sauveuse.

Elle rase quasiment sur les cotés et dans la nuque, laisse des fines boucles sur le haut de la tête. Elle, semble rongée de culpabilité jusqu'à l'os alors en sortant je lui adresse de grands sourires et lui dit de garder la monnaie.

J'enfile ma veste en jean par dessus mon sweat à capuche puis ajuste mes lunettes rondes. En sortant du salon de coiffure je me regarde de nouveau dans une vitre pour vérifier que ma nouvelle image ne risque pas de s'échapper. À mon plus grand bonheur, elle est toujours là. Le sourire que j'ai adressé à la coiffeuse ne me quitte plus. C'est donc ça, ce que les autres appellent "euphorie de genre" ? Je l'ai lu un jour et je crois que je ne peux pas trouver de mot qui résonne plus en moi à cet instant.

Je suis euphorique. Je ne peux pas lâcher mon reflet des yeux alors qu'habituellement je me détourne de lui. Il est un allié alors que ce matin encore il était un ennemi. Je suis vraiment euphorique, déconnecté∙e de tout, j'ai envie de danser, là, dans la rue. Les comédies musicales sont surement créées par des personnes euphoriques. Là, maintenant, je pourrais composer des milliers de chansons, les chanter, les jouer, les danser, les brailler. Et même si je n'ai aucune imagination pour les chansons, même si je chante comme un pied, même si je danse comme un troll et même si les gens penseraient qu'il est un peu tôt pour être aussi bourré∙e, l'euphorie me ferait faire tout ça. Je me sens voler, déconnecté, mais pas déconnecté∙e comme toujours : déconnectée de la bonne façon. Capable de tout. Indifférent, pas angoissée.

Maman aussi à les cheveux courts, pourquoi pour moi cela parait si grave ? Peut-être parce qu'à mon âge, la plupart des filles ont de longs cheveux doux et lisses ? Je le sais bien, tout ça. Croyez moi, j'ai rêvé plus d'une fois de leurs caresser. J'ai perdu de ma beauté, je le sais. Mais voyez-vous, le problème avec cette "beauté" c'est qu'elle incluait la féminité.

Je n'ai pas la force de leur expliquer que la beauté est multiple, subjective, unique. La beauté qu'iels veulent me voir arborer est une beauté féminine et c'est une beauté dont je ne veux pas. Oui, il existe pour moi une autre définition de la beauté qu'iels ne saisissent pas : la beauté neutre. C'est une beauté qui n'est ni rose, ni bleue, elle est autre. Celle que je vise est verte, mais chez d'autres elle peut être jaune, violette, noire, blanche... Et tout comme les couleurs, tout comme les genres, cette beauté est infinie.

Les personnes queers maitrisent souvent cette beauté à la perfection. Sur les réseaux, j'ai déjà vu des beautés nacrées par lesquelles j'ai été obsédé. Il faut apprendre à les voir, mais elles ont autant de pouvoir que les beautés roses des filles de ma classe. En fait, elles en ont plus, parce que ses beautés là se battent pour exister.

La beauté est non seulement infinie mais en plus elle va bien au delà d'une apparence physique. Je ne dis pas que le physique ne rentre pas en compte dans mon jugement de l'esthétisme mais, il y a tellement plus. Je n'en sais rien, moi... par exemple je serais incapable de trouver une femme intolérante belle même si elle était la réincarnation de Marilyn Monroe. Et, dans la même optique, une personne hideuse s'est déjà trouvée éblouissante en ouvrant la bouche.

Alors, avec tout ça, toute cette palette, tout cet éventail de couleurs, me dire que ma nouvelle coiffure ne me vas pas et me fait paraitre à un garçon, je trouve que c'est une vision bien réductrice de ce que peuvent être la beauté et les garçons. Parce que, même chez eux, il y a des nuages de bleu. Mais passons, je me vois mal rétorquer à mes parents que je voudrais une beauté verte...

Je pose ma veste en jean sur le dossier de ma chaise, ouvre mon ordinateur négligemment posé sur mon lit et cherche un fan art à reproduire pour mon mur ainsi qu'une video à écouter pendant ce temps. J'ai le choix entre regarder pour la cinquième fois la cinquième saison de She-ra ou découvrir une nouvelle video sur les violences conjugales chez les personnes queers... Je culpabilise légèrement de sélectionner la première option, me promettant de trouver du temps pour la seconde un autre jour. Je suis trop heureux aujourd'hui pour entacher mon humeur à coup de statistiques glaçantes, même si j'ai conscience que c'est important.

Après avoir dessiné et collé ma nouvelle pièce sur mon mur blanc, je parcours mes comptes sur les réseaux. De nouveaux chapitres sont sortis, de nouveaux posts aussi. Je m'empresse de tout lire, laissant toujours les meilleurs pour la fin et sans même songer à faire mes devoirs ou à réviser mon code. Je sais que je trouverai du temps pour faire tout ça plus tard. Pour le moment, il faut vraiment que j'écrive la sensation qui m'a transporté depuis que mes cheveux ont l'apparence dont ils ont toujours rêvés. Il suffira de quelques mots. Quelques mots que je relirai quand quelque chose ou quelqu'un me fera de nouveau douter. Je suis fragile au point d'avoir besoin de quelque mots mais j'aime aussi me dire que je suis fort au point d'arriver à mettre des mots sur ces choses presque interdites.

Je me sens comme si j'avais trouvé quelque chose que j'avais toujours cherché.

J'ai écrit la même chose lorsque j'ai modifié mes pronoms dans les descriptions des comptes que auxquelles ma famille ne pourrait pas avoir accès, ou quand j'ai trouvé la solution pour dissimuler ma poitrine.

Je me sens comme si j'avais débloqué une nouvelle facette de mon identité :

any pronouns, cheveux courts, beauté verte.

On se moquera de mes pronoms, on se moquera de mon prénom, on se moquera de mes cheveux, on se moquera de ma beauté, mais, vous savez, même si je tremble comme une feuille à l'idée de parler en public, même si je suis timide à en crever avec les gens que je ne connais pas, étrangement, ressembler aux autres ne m'intéresse pas le moins du monde, et lorsqu'on me dit que je suis "bizarre", je comprends "unique" et je suis touchée. 

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