Avant l'opération
27 novembre 2014, le lendemain de la mauvaise nouvelle
Après avoir partagé cette nouvelle à mes sœurs, je passe au travail pour mettre au courant ma cheffe : pour elle aussi, c'est un choc. Je cours à la caisse-maladie afin de baisser la franchise. (Voir note 1)J'ai de la chance. Le délai pour changer la franchise échoit fin novembre. Je suis juste dans les temps.
De retour à la maison, j'accueille François, l'aumônier des aînés. Il vient pour la première fois visiter notre sœur Simone qui a fêté récemment ses 84 ans. Je reste un moment avec eux.
François demande à Simone : « Est-ce que ça vous arrive d'engueuler le Seigneur ? »
Simone : « Oui, encore ce matin. »
Je devine qu'elle pense au cancer et je l'encourage :
« Tu peux dire pourquoi. »
Elle explique. Et je réalise qu'il ne me viendrait pas à l'idée d'engueuler le Seigneur. IL N'Y PEUT RIEN ! IL EST TOUJOURS DU CÔTÉ DE LA VIE !
Plus tard, je mets encore un e-mail à François : « J'ose penser que cette tuile est peut-être aussi une chance pour revivifier ma relation à Dieu. »
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29 novembre
J'ai le cancer. Il me faut gérer les réactions autour de moi.
Quand je dis cette petite phrase, on me regarde comme si j'étais à la porte du cimetière.
Ma pauvre maman me dit au téléphone : « Ils se sont peut-être trompés. » Et elle ajoute : « J'aurais préféré que ce soit moi. »
Je n'ai pas le temps de réaliser vraiment ce qui se passe. Tout s'enchaîne. Après notre réunion communautaire de la semaine, j'écoute notre ami Jean m'expliquer pendant deux heures comment renforcer mes défenses immunitaires par la concentration mentale.
Les téléphones et les visites se succèdent. Une jeune collègue de travail m'emmène au cinéma pour me changer les idées. J'arrive encore à envoyer notre courrier d'Avent, avec les remerciements à ceux qui nous ont écrit après la mort de notre sœur Janine. Mes sœurs me proposent de jouer au scrabble ou au rummy. J'imagine qu'elles aussi veulent me distraire. Je prépare notre chapelle pour l'Avent avec les quatre bougies qui symbolisent les quatre semaines qui précèdent Noël.
OUF ! DEVANT TOI, SEIGNEUR ! Je suis là, devant Toi qui es toujours là pour moi.
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2 décembre
La journée commence difficilement. Barbara est en route, absente. Simone ne sait pas aller seule au repas de Noël des aînés : je l'accompagne. Elle a froid, des traces de café sur son visage, un air misérable. Marie-Michèle fait des démarches pour l'appartement. A midi, une de mes sœurs explose, très fâchée. Les reproches fusent. Une autre a des taches rouges sur le visage. Je pense que la nouvelle du cancer se fraie un chemin en nous et entre nous. Chacune réagit différemment, selon son tempérament : l'une explose, l'autre se tait. Et moi, je m'inquiète pour la douleur qui pointe son nez : des élancements dans le côté droit à 3 heures du matin et encore plusieurs fois au travail. Il me faudra apprivoiser la douleur qui me fait peur.
Je suis touchée par une lettre de Sœur Viviane, qui a connu l'épreuve du cancer, par un téléphone d'une sœur de ma communauté, depuis l'Italie. Tant de signes d'amitié, d'encouragement, me réchauffent le cœur.
Je rencontre ma filleule du Togo en ville. Je la mets au courant de mon état de santé. Sa réaction me surprend. « Tu es ce qui me retient ici. » Je l'avais encouragée à déménager dans une autre ville pour favoriser son avenir professionnel. Elle ajoute : « J'ai plein de projets pour toi. » Je sais qu'elle désire des enfants et compte sur moi pour les garder quand elle sera au travail. Elle me dit encore : « Tu es comme ma seconde grand-mère. » Elle avait beaucoup d'affection pour sa grand-mère qui l'a élevée et est maintenant décédée. Au-delà de ces phrases un peu sibyllines, j'entends ce qui n'est pas dit : « Il ne faut pas que tu meures : j'ai besoin de toi. »
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3 décembre
Ce soir, je suis tentée de penser comme ma maman : « Ils » se sont peut-être trompés. Après une journée de neuf heures de travail, je me sens bien.
Pourtant...
En mon corps,
La mort.
Nous sommes tous des morts en sursis. La plupart du temps, nous n'y pensons pas. Il faut un événement particulier - la mort d'un proche, le diagnostic d'un cancer - pour que ma propre mort émerge à la conscience. Alors tout prend un goût très précieux : l'air frais sur mon visage, le sourire du voisin, la cheminée qui fume et évoque la chaleur dans la maison, une fenêtre illuminée dans la nuit, l'odeur du pain frais qui s'échappe de la boulangerie, la goutte de pluie qui s'écrase sur ma joue.
Merci Père, pour LA VIE ! Merci pour le goût de LA VIE !
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4 décembre
Je suis fatiguée, après avoir passé la journée à ranger tous les papiers de la communauté et mes papiers personnels comme si j'allais mourir demain. Je n'ai pas terminé, mais c'est en bonne voie, bien organisé dans des classeurs, pour que mes sœurs s'y retrouvent facilement.
Je voudrais faire tout ce que je peux tant que j'ai des forces.
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5 décembre
Ce matin, sur le chemin, des larmes me viennent, avec la pensée : « J'ai fait tout ce que j'ai pu. » Quelqu'un m'a dit de ne pas me culpabiliser. Sur le moment, je n'ai pas compris. Maintenant, je sais. Je ne vais pas me culpabiliser. Mais je sais que je porte ma part de responsabilité dans ce qui m'arrive.
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6 décembre
Tout le monde me dit de garder l'espoir, que tout va bien se passer. Qu'est-ce qu'ils en savent ? Pour moi, c'est une façon de refuser la réalité. La réalité, c'est que je sens une douleur sourde, pas très forte, mais bien présente, du côté droit, et aujourd'hui pour la première fois, aussi à gauche. Mais cela, ils ne le savent pas. Je veux bien garder l'espoir mais je ne peux m'empêcher de penser que pendant tous ces jours avant l'opération, le mal progresse.
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9 décembre
Quelle est ma part de responsabilité dans ce qui m'arrive ? Je me suis fait trop de soucis pour ma communauté. Combien de nuits où je me suis réveillée avec une boule d'angoisse au fond du ventre, sans savoir à qui demander de l'aide ! J'ai cherché des solutions toute seule. J'ai fait avancer la situation. Une association a vu le jour. Tout n'est pas réglé, mais ça avance. Est-ce que j'aurai le temps de mener à bien tout cela ? Je ne voudrais pas laisser les soucis pour les autres.
Aujourd'hui, je n'ai pas le moral. Pourvu que je ne pèse pas trop sur les autres. La douleur revient me dire bonjour.
Ce soir, je participe à la célébration du pardon avec communion. Mon Dieu, tu es bon !
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10 décembre
Dans la liturgie d'aujourd'hui, je lis : « Nous attendons la venue de celui qui nous rendra les forces et la santé ». Et encore : « Ceux qui mettent leur espérance dans le Seigneur trouvent des forces nouvelles. » Isaïe 40,31
C'est étonnant comme un texte écrit il y a si longtemps peut être encore actuel pour moi aujourd'hui.
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11 décembre
Je ne sais pas vers quoi je vais. Je sais vers Qui je vais : le Dieu de vie.
* Mon Père, notre Père
* Jésus, mon frère et mon ami
* L'Esprit de Vie, de création, de recréation.
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12 décembre
Marie-Michèle m'accompagne à l'hôpital universitaire où nous passons presque 3 heures pour la préparation de l'opération. Je vois une infirmière, une gynécologue, une anesthésiste. Et j'attends beaucoup entre les différents examens : prise de sang, urine, poids, tension artérielle, examen gynécologique, échographie des reins et des poumons, contrôle du cœur. On me décrit toutes les complications possibles. Cela m'impressionne. Quand on me dit que je pourrais me réveiller après l'opération avec un anus artificiel, je pense : « Stop ! C'est pour se protéger, eux, qu'ils me disent le pire. » Je dois compter avec une narcose complète, une heure et demie d'opération, si tout va bien, plus, si nécessaire, et probablement trois à cinq jours d'hôpital.
On me parle comme à une femme qui a le cancer. Je suis encore étonnée que c'est moi, je ne me sens pas malade.
Pourtant, le soir, je peine à m'asseoir. La gynécologue m'a fait mal : frottis, prélèvements. Pourquoi ? Je saigne de nouveau.
Une parole me revient souvent ces jours-ci : « Nul d'entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur. » Lettre de Paul aux Romains 14, 7-8
Il y a bien longtemps, j'ai fait un cauchemar. Mon vagin grouillait de petites bêtes qui remontaient vers l'intérieur en me grignotant. Horrible ! Pourquoi j'établis maintenant un lien entre ce cauchemar et le cancer qui me ronge peut-être déjà ? Je voudrais bien penser positivement, mais la douleur qui revient - même légère - me dit que ce n'est pas anodin.
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14 décembre
Je regarde le grand arbre devant notre balcon. Il a perdu presque toutes ses feuilles. Un arbre nu. Un squelette ! La vie est dans ses racines. Elle se manifestera à nouveau au printemps.
Je dois raser mes poils pubiens avant l'opération. Impression bizarre. Je vais me retrouver toute nue, comme cet arbre. Nue, vulnérable, comme le bébé qui sort du ventre de sa mère. Nue, livrée à des inconnus qui pourront faire à mon corps tout ce qu'ils voudront. Où sont mes racines ?
Dans la liturgie d'aujourd'hui je lis : « Soyez toujours dans la joie, priez sans cesse, rendez grâce en toute circonstance : c'est la volonté de Dieu sur vous dans le Christ Jésus. » Lettre de Paul aux Thessaloniciens 5,16
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15 décembre
Mes intestins sont vidés. J'ai rasé le pubis. Je suis prête, paisible, portée par l'amitié et la prière de beaucoup. A la grâce de Dieu !
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Note explicative
(1) Dans mon pays, il n'y a pas de sécurité sociale comme en France, mais une caisse-maladie obligatoire. La franchise est la somme que l'assuré doit payer de sa poche pour les frais médicaux. Si je suis en bonne santé, je choisis une franchise élevée et je paie des cotisations mensuelles modestes. Si je suis souvent malade, je choisis une franchise basse mais les cotisations mensuelles sont plus élevées.
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