Uno
Michaela
Le matin se lève doucement sur Venise. Tandis que les rues pavées et étroites commencent à accueillir les premiers visiteurs, le clapotis de l'eau contre les gondoles amarrées nous offre sa plus belle mélodie. Les restaurants ouvrent leurs volets et l'arôme du café fraîchement moulu embaume déjà l'air environnant.
Enveloppée dans ma veste, j'emprunte le pont Rialto qui offre une vue imprenable sur les pêcheurs qui viennent de rentrer.
— Buongiorno Michaela, lance la voix si familière de Nonna Maria Rossi.
Elle sort de sa pâtisserie pour m'offrir une tranche de Panettone, comme tous les lundis matins depuis que j'ai ouvert mon magasin de fleurs à Venise.
Une perle cette Maria.
J'arrive à la boutique et ouvre le rideau en ferraille, puis entre, prête à m'attaquer à cette dernière semaine avant des vacances bien méritées.
Une fois les plantes arrosées, une livraison de matériel réceptionnée et quelques clients servis, j'arrive à me trouver un peu de temps pour honorer une commande ; un bouquet de roses rouges, pivoines roses, lys blancs et gypsophile.
Je découpe soigneusement les tiges à la bonne longueur et en diagonale, pour qu'elles puissent mieux absorber l'eau. Je commence par trier les fleurs les plus grandes, que je place au centre de la composition. Ensuite, j'ajoute les pivoines autour, en les positionnant de manière à créer du volume et de la profondeur.
Mon téléphone vibre sur le plan de travail. Je décroche et coince le portable entre mon oreille et mon épaule afin de garder les mains disponibles pour ma création.
— Cappone ripieno ou agnello al forno pour Noël ? demande la voix de ma mère à l'autre bout du fil.
— Peu importe, Mama. Tout ce que tu fais est toujours délicieux, tu le sais bien !
Elle soupire.
— Enzo adore le chapon, mais j'ai appris qu'il ne viendra pas cette année encore... Je ne sais plus quoi faire, ajoute-t-elle, déçue.
Je m'arrête un instant. Enzo, toujours lui.
Je suis la petite dernière d'une fratrie de cinq enfants : Alessandro, Matteo, Allegra, Enzo et moi. Et, bien sûr, je suis la seule à réellement me soucier des parents et à leur rendre visite régulièrement.
Enzo, lui, c'est une toute autre histoire.
Mon frère est totalement absorbé par son boulot. Il travaille dans un grand cabinet d'avocats à Milan, spécialisé dans les fusions et acquisitions. Un travail qui ne lui laisse que très peu de répit, sans parler des semaines de 70 heures. C'est simple : il ne prend jamais de vacances. Ce type est une machine, obsédée par une seule chose — monter les échelons et décrocher le poste d'associé.
Je comprends qu'il soit ambitieux, mais zut, il pourrait quand même se souvenir qu'il a une famille !
— J'ai réfléchi à mon cadeau cette année...
Sa voix tremble.
— Je veux simplement que ma famille soit réunie. C'est tout. Juste... mes enfants près de moi.
— Oh, Mama... Je...je vais parler à Enzo. Je te le promets.
Et nous raccrochons sur cette promesse.
Convaincre Enzo... Facile à dire. Mon frère est aussi têtu qu'un âne.
Je reprends mon travail, mais mes pensées continuent de tourner. Je pourrais l'appeler, mais je connais déjà sa réponse. Ça ferait une énième dispute.
Il est hors de question qu'il rate encore Noël. Pas cette année !
Je serre un peu plus fort le sécateur entre mes doigts. Un plan commence à germer dans ma tête, une idée un peu folle.
— Et si je le forçais à venir ? murmuré-je à moi-même.
Mon regard se perd sur les fleurs devant moi.
— Ouais... Peut-être que cette fois, il n'aura pas le choix.
Je souris. Je pourrais très bien lui tendre un piège.
— Mais le faire monter dans la voiture sans son consentement ?
— Tu parles toute seule maintenant, sœurette ?
Je lève les yeux vers la voix familière qui vient de résonner. Mon deuxième frère, Matteo, se tient contre le chambranle de la porte, les bras croisés sur son torse et dans son costume trois pièce parfaitement bien repassé.
Il retire ses lunettes de soleil pour révéler ses beaux yeux bleus perçants. Il se retrouve face à moi en deux longues enjambées puis, il dépose un baiser sur mon front.
— Tu savais qu'Enzo ne venait pas à Noël ?
Il hausse les épaules, s'approche de mon bouquet et l'observe.
— Je serai surpris le jour où l'on nous dira le contraire. Ça fait quoi, quatre ans qu'il n'est pas venu ?
Son nez s'écrase contre une rose rouge qu'il renifle avant d'ajouter :
— Tu es aussi talentueuse que Mama. Ton bouquet est réussi.
Ce compliment me touche en plein cœur. Maman était véritablement passionnée par les fleurs, et c'est elle qui m'a transmis cet amour pour leur beauté ainsi que leurs messages.
— Tu as une idée de cadeau pour eux, d'ailleurs ? Je pensais à...
Je lève la main pour l'interrompre.
— Je te coupe... Mama m'a dit ce qu'ils voulaient ; nous tous. Enzo également.
Une petite ride du lion apparaît lorsqu'il fronce ses sourcils.
— C'est impossible, Mika.
Matteo ne veut pas m'aider ? Tant pis. Heureusement, j'ai deux autres copines prêtes à cacher un corps dans leur jardin pour moi si nécessaire.
Je ris doucement à cette idée, mais je me demande si on n'a pas un peu trop poussé notre plan trop loin. Je crois qu'on est partit en cacahuète... On a peut-être un peu trop bu avant-hier soir en l'élaborant. Maintenant que je suis assise ici, dans ce bar chic, je commence sérieusement à douter du plan B.
Je jette un coup d'œil autour de moi, mes doigts croisés sous la table.
Plan A, tu ferais bien de fonctionner...
Soudain, une ombre passe derrière moi. C'est Enzo qui s'installe avec élégance. Je fais signe au serveur de m'apporter un whisky.
— Alors, dit-il en arquant un sourcil, où est-il ?
Je le vois scruter la salle pour trouver l'homme imaginaire que j'ai inventé. Pour faire venir Enzo en urgence, il me fallait une excuse. Et quoi de mieux que de lui annoncer que je voulais lui présenter l'homme avec qui je suis en couple depuis quelques semaines ?
Je connais mon frère par cœur. Il est du genre à passer n'importe quel prétendant au crible, un vrai interrogatoire digne d'un flic. Voilà pourquoi je lui ai toujours caché mes relations amoureuses. Enfin, toutes sauf une : Lorenzo.
Mon ex. Commissaire de police respecté, et il était parfait aux yeux d'Enzo. Nous sommes restés ensemble pendant deux ans. Mais au bout du compte, on a compris que l'amour n'était pas au rendez-vous. Plus potes qu'amants.
— Enzo, écoute...
Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase que le serveur dépose un verre de whisky devant mon frère. Son regard noir ne me lâche pas, il pourrait me fusiller sur place. Je prends une grande inspiration.
Ne te laisse pas démonter, c'est pour Mama.
— J'ai appris que tu ne venais pas pour Noël... Je pensais pouvoir te faire changer d'avis.
Je tente de garder un ton léger, mais je sens bien que je marche sur des œufs.
— Maintenant que tu es là, on peut discuter ?
Enzo grince des dents. Mauvais signe. C'est ce qu'il fait quand il est à deux doigts d'exploser. Sans un mot, il attrape son verre de whisky et le vide d'un coup sec. Je me prépare à l'orage.
— Tu m'as sérieusement fait venir ici, un vendredi soir, pour ça ? Pour Noël ? Un coup de fil, ou un SMS, ça aurait été réglé en moins de quelques minutes !
J'ouvre la bouche pour répliquer, mais il ne m'en laisse pas le temps, car il enchaîne :
— Michaela, Noël, c'est quoi ? Des sapins, des cadeaux, des chants ringards. Une fête commerciale, voilà tout.
Ouch. Je savais qu'il ne voyait pas d'intérêt particulier à cette période de l'année, mais le dégoût dans sa voix me surprend.
— On en fait tout un cirque pour rien. Si tu veux vraiment un prétexte pour rassembler la famille, trouve autre chose que cette mascarade consumériste.
Il s'enfonce dans sa chaise, son regard aussi glacé que ses paroles.
— Et puis, mes projets, eux, n'attendent pas. J'ai des clients pressants, des échéances serrées. Si je prends du retard, tout s'écroule. Les clients, tu crois qu'ils en ont quelque chose à faire de Noël ?
Chaque mot claque comme une porte qu'il ferme définitivement. Pour lui, Noël n'a jamais été autre chose qu'une pause inutile dans son emploi du temps surchargé.
— Je ne suis pas comme toi. J'ai pas ma petite entreprise que je peux fermer quand et comme je le veux.
Dénigrant. Voilà le sentiment qui transpire dans ses mots. J'ai envie de me justifier, de lui expliquer que cette année je m'accorde une pause de dix jours. J'ai le droit non ? Je bosse comme une acharnée depuis trois ans afin de stabiliser financièrement mon entreprise. J'ai le droit à des vacances !
Il m'agace et c'est pour ça que je sors en trombe du bar sans le saluer alors qu'il est parti aux toilettes.
Quel con. Plan B, à toi de jouer !
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