Quattordici

Mikaëla

La serveuse dépose nos boissons, et Lorenzo pousse un long soupir tout en pinçant l'arête de son nez avant de me fixer, une grimace déforme son visage. Sa jambe remue sous la table. Elle provoque de légères secousses.

Quelque chose cloche. Lorenzo n'est pas du genre à stresser ni à tourner autour du pot. Sa nervosité est contagieuse, et mon ventre se noue. Il a quelque chose d'important à me dire, mais il semble chercher comment le formuler.

Je m'apprête à briser le silence pour le rassurer, mais il me devance :

— Tu sais que je t'aime...

Mon cœur rate un battement. Lorenzo a toujours été présent dans ma vie, et si nous avons des sentiments l'un pour l'autre, ils sont plus amicaux que passionnels. Mais lorsqu'il ouvre ainsi la conversation, c'est rarement bon signe.

— Notre relation, on le sait, elle est plus amicale qu'autre chose... donc, tu comprends bien que ce que je vais dire, ce n'est pas de la jalousie, d'accord ?

J'acquiesce en silence. Il est rare que je sois sans voix, et pourtant, ces derniers temps, j'ai l'impression que cela m'arrive de plus en plus souvent.

— Ton mec, Valentino, tu l'as rencontré comment ?

Je fronce les sourcils, déconcertée. La panique grimpe en moi. Pourquoi me demande-t-il ça ? Est-ce qu'il sait quelque chose ? Dois-je tout lui raconter... ou esquiver la question ?

Lorenzo semble lire mon trouble, car il poursuit.

— Je te pose la question parce que...

— À l'extérieur d'un bar... coup de foudre, lâché-je rapidement.

Je fixe ma tasse, incapable de croiser son regard. Je crains qu'il devine que je cache la vérité. Je triture la peau de mon pouce nerveusement, puis bois une gorgée de mon café pour me donner une contenance.

Lorenzo prend une inspiration. Il frotte son front.

— Mika, je me dois d'être transparent avec toi. Je te jure que je n'avais pas l'intention de creuser... mais l'autre jour, je l'ai vu. Il discutait avec un gars pas très nette, connu des services de police. J'allais le saluer, mais je me suis ravisé.

Je reste figée.

— Le gars lui a peut-être demandé son chemin ...

Je ne connais pas Valentino, mais je ne l'imagine pas traîner avec les mauvaises personnes.

— Il l'a serré dans ses bras, Mika ... Et ... le seul Valentino Bellasio que j'ai trouvé est un retraité de 58 ans, qui vit tranquillement à Madère.

Je le fixe, abasourdie, mon esprit en alerte. Lorenzo me scrute. Il cherche visiblement une réaction.

— Tu as osé le stalker ? C'est pas vrai !

Ma main se pose sur la sienne, pour le rassurer.

— Écoute... Ne te fais pas de soucis pour moi. Tu n'as sûrement pas toutes les infos le concernant et voilà ! L'orthographe n'était peut être pas la bonne et...

— C'est mon métier quand même, je sais ce que je fais...

J'imagine que Valentino a juste souhaité garder son anonymat, qu'il a peut être juste tenté de se protéger de la folle qui l'a ligoté dans sa camionnette. Valentino, si c'est son prénom, joue un rôle, celui de mon prétendu petit ami, seulement parce qu'il a besoin d'un toit pendant quelques jours. C'est. Tout.

Mais je ne peux pas le dire à Lorenzo, c'est impossible.

Je n'ai qu'une seule envie, m'allonger au chaud dans mon lit, mais lorsque j'arrive au niveau de la porte, j'entends la voix grave de Valentino passer la cloison. Il doit encore travailler. J'ai promis de ne pas le déranger si c'était le cas. Sauf que ma curiosité me pousse à coller mon oreille contre le bois, à retenir ma respiration pour capter chacun des mots qui sortent de sa bouche.

—... Je vais m'en charger.

Une pause, puis il reprend, plus bas mais tout aussi autoritaire :

—... Pas besoin d'impliquer les autres, c'est mon combat.

Un silence. Puis sa voix s'élève, plus glaciale cette fois.

— Combien de fois faut-il te dire ? Je ne veux pas de morts inutiles...

Mon cœur fait un bond. Morts inutiles ?! Je sens la sueur froide couler entre mes omoplates, mes jambes hésitent entre avancer ou fuir. Qu'est-ce que ça veut dire, bon sang ?

Lorenzo a dit que ... Merde, non... C'est impossible.

Je me redresse rapidement, prête à m'éclipser discrètement. Mais à peine ai-je bougé qu'un grincement sinistre retentit. La porte s'ouvre brusquement. Valentino se tient là, le téléphone toujours à la main.

— Mikaëla ?

Je sursaute, bouche entrouverte, prise en flagrant délit. Je bafouille quelques mots :

— Oh, Valentino ! Tu es là ! Je veux dire, évidemment que tu es là, c'est notre chambre... Je... euh, enfin... Tu étais au téléphone ? Pour le travail ? C'est ça, pour le travail, hein ? Je... je crois que j'ai oublié... euh... mes lunettes!

Son regard descend lentement, et il pointe son doigt entre mes deux yeux.

— Tes lunettes, elles sont là.

Coup de panique. Je suis une piètre menteuse, c'est dingue !

— Oh ! Oui ! C'est fou, hein ? Je les avais sur le nez. Enfin, évidemment, c'est là qu'elles vont normalement. Je ne les ai même pas senties. C'est dingue ! Un peu comme quand tu cherches ton téléphone partout alors qu'il est littéralement à ton oreille car tu es en pleine conversation. Tu sais, ça t'es déjà arrivé, non ?

Ferme ta bouche...

— Non.

Il range son portable dans la poche arrière de son jeans et croise les bras sur son torse.

— T'écoutes souvent aux portes ?

Merde.

Un rire nerveux s'échappe de ma gorge, mais Valentino reste immobile, sérieux, son sourcil arqué, attendant visiblement une réponse. Et pas une pirouette, cette fois. Une vraie réponse.

Je soupire, la tête basse, mes yeux fuyant les siens pour fixer le carrelage. Génial. Me voilà réduite à une ado prise en flagrant délit, prête à me noyer dans ma propre honte.

Mais avant que je puisse lancer mes excuses, ses doigts viennent sous mon menton, fermes mais étrangement doux, et il relève mon visage jusqu'à ce que je n'aie d'autre choix que de croiser son regard.

Ses yeux sombres captent les miens, intenses, envoûtants, et un frisson parcourt ma colonne vertébrale.

— Ne baisse jamais les yeux, Fiorina.

Sa voix est basse, un murmure qui glisse sur ma peau, presque trop intime. Mon cœur rate un battement, mais il continue :

— Tu ne dois jamais montrer ta gêne ou ta honte. Ne laisse personne te déstabiliser ou te rabaisser.

Il s'approche encore, si près que je peux sentir l'air qu'il respire. Sa bouche est à quelques millimètres de la mienne.

Je ferme les yeux, je ne sais même pas pourquoi. Une impulsion, une attraction que je ne maîtrise pas. Mon visage s'avance légèrement, comme magnétisé par le sien.

— Tu as le pouvoir de faire tout ce que tu veux. Ce n'est pas en s'excusant qu'on atteint ses objectifs, mais en fonçant.

Je sens ses doigts quitter mon menton, mais la chaleur de son contact me brûle encore. Je suis là, paralysée, incapable de formuler une pensée, de bouger, même de respirer correctement. Ses yeux plongent dans les miens, comme s'il savait exactement ce que j'éprouve.

Un sourire effleure ses lèvres, presque invisible, mais pourtant il est là. Puis il s'en va. Me laissant là, devant la porte de notre chambre, ouverte. Je l'entend descendre les escaliers et complimenter ma mère sur les roulées à la cannelle qu'elle semble lui avoir apportées pendant qu'il travaillait. Et moi je me rends compte que, merde, ce gars vient de me faire oublié tous les doutes que j'avais sur lui en l'espace d'un rapprochement. D'un stupide rapprochement. J'étais prête à le bombarder de questions, à le confronter à ce que j'avais entendu au téléphone, à creuser pour comprendre. Mais non. Rien. Je suis restée planté là, comme une idiote, à le regarder, éblouie par ses mots, sa chaleur, sa voix.

C'est absurde. Non, pire, c'est ridicule. Je suis ridicule. Mais sérieusement, comment il fait ça ? Un sourire à peine esquissé, deux phrases bien placées, sa peau en contact avec le mienne, et pouf, cerveau hors-service.

Je descends à mon tour, rejoins tout le monde dans le salon et me cale dans le canapé, Pepperoni confortablement installé sur mes jambes. Mais mes yeux, eux, restent accrochés à Valentino, qui discute avec mon frère. Ils parlent de voitures. Classique. Rien de bien inquiétant là-dedans.

Et pourtant, je n'arrive pas à détacher mon regard de lui, perdue dans mes pensées.

Morts inutiles.

Qu'est-ce qu'il a bien voulu dire par là ? Ces deux mots tournent en boucle dans ma tête, sans que je puisse leur donner un sens clair.

Lorenzo m'a demandé de me méfier de lui, de rester sur mes gardes. Mais putain... comment je suis censée faire ça ? Ce mec, je ne le connais pas. Pas vraiment. Pourtant, il est là, doux, affectueux, presque rieur avec ma mère et mon frère. Ils débattent de moteurs et de cylindrées avec Alessandro comme s'ils étaient les meilleurs potes du monde. Où est le danger dans tout ça ?

Je scrute chacun de ses gestes, chaque infime expression sur son visage, à l'affût d'un indice, quelque chose qui trahirait ses intentions. Rien. Juste cet air décontracté et ce foutu sourire en coin qui semble capable de désamorcer toutes mes inquiétudes.

S'il avait accepté de rester pour profiter de nous ? Ça n'a pas de sens. Nous voler ? Voler quoi, notre machine à pain et nos mugs dépareillés aux couleurs de noël ? S'il était vraiment dangereux, il aurait déjà montré un signe, un mot déplacé, un geste brusque...

Valentino s'approche, une tasse à la main. Il dépose le chocolat fumant sur la petite table, puis s'installe à mes côtés, son épaule effleure la mienne.

— Tu n'as pas arrêté de me fixer. J'ai un truc entre les dents ?

Valentino sourit. Il connaît déjà la réponse. Il plaisante.

— Si tu veux manger ton mec, faudra éviter le canapé, petite sœur, lance Alessandro avec un éclat de rire.

Sa femme débarque derrière lui, pose ses mains sur ses épaules et l'embrasse, un sourire complice sur le visage. Elle murmure quelque chose que je ne peux pas entendre, mais vu la manière dont Alessandro mordille sa lèvre en jetant un coup d'œil autour de lui, je devine.

Sans attendre, il attrape sa femme et la fait basculer sur son épaule comme un sac de pommes de terre.

— Maman ! Garde Lylia pendant vingt minutes, s'il te plaît ! On redescend... enfin, peut-être.

Et ils disparaissent à l'étage, leurs rires résonnent dans la maison.

— On devrait faire pareil, murmure Valentino, amusé, une étincelle espiègle dans le regard.

— Proposition refusée !

Pepperoni s'étire, bâille, saute de mes cuisses, et trottine vers sa gamelle.

— Tu n'as plus rien à caresser ? Je peux me porter volontaire.

Je rougis. Encore. Bordel.

D'une impulsion stupide, mes mains se tendent vers lui, hésitantes, puis je glisse mes doigts sous sa chemise grise. La chaleur de sa peau me frappe, brûlante, alors que mes paumes s'écrasent doucement contre son ventre.

Il se fige. Une fraction de seconde. Puis il grogne, un son rauque, avant de bondir hors du canapé comme si je l'avais électrocuté.

— Tes mains sont gelées !

J'éclate de rire suivi par Valentino qui me balance un coussin en forme de citrouille dans la tête. 

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