J'ai dix-huit ans et je manque de souffle.

Sur la piste de course les autres font des échauffements. Ils étirent leurs jambes, plient leurs genoux, font tourner leurs chevilles. Ils font ça avec application. Moi aussi. C'est important de bien s'échauffer avant de courir. Si on ne s'échauffe pas assez on peut se blesser. Je n'ai pas envie de me blesser. Eux non plus. Même si le temps est couvert il n'a pas plu et la piste n'est pas mouillée. On peut dire qu'on a de la chance. Ou pas. J'aime bien courir mais je manque de souffle. Je suis vite à bout. Essoufflé.

Pour s'échauffer on fait une course sur huit cent mètres. Deux tours de piste. En séparant les garçons et les filles. Il faut arriver premier. Dépasser les autres. Être meilleur. On dit que le sport, c'est le dépassement de soi. C'est vrai. Mes parents disent que je n'ai pas assez l'envie de gagner. Je suis mauvais pour dépasser les autres. Mais je peux me dépasser. Des fois. La semaine dernière j'ai couru neuf tours avec deux minutes, vingt secondes par tour de piste. Et là je fais deux minutes, dix secondes. Enfin j'essaye. J'avoue que j'en suis fier. Un peu. Ça me rassure au fond de moi. Je me dis que je suis capable. Que je peux faire des choses. Moi aussi. Pourtant c'est rien. C'est vraiment rien. Ou si peu. Le dicton dit « quand on veut, on peut ». Je ne sais pas si je peux. Mais quand je vise le peu, je peux.

La semaine dernière pendant la course de huit cent mètres j'ai fini deuxième des garçons. Derrière un grand balèze qui fait du rugby. Quand on le voit courir on sait que c'est un sportif. Quand je le vois courir je sais que je l'aime pas. C'est l'amoureux de la fille que j'aime. Quand il court on voit qu'il se prend pour un sportif. Il sait qu'il est sportif et il le montre Mais c'est vrai qu'il court vite. Les gens m'ont regardé bizarrement après cette course. Comme si c'était bizarre que je finisse deuxième. Sur le moment j'étais content. Finir deuxième c'est déjà un bon résultat. Derrière le grand sportif en plus. Je dénigre souvent ce que je fais. C'est une mauvaise habitude. Je ne sais pas si c'est parce que je cherche à ce qu'on me contredise. Comme la fille avec ses nouveaux bracelets qui veut qu'on les remarque. C'est peut-être ça. Peut-être que je veux juste qu'on me remarque. On ne me remarque pas quand je fais quelque chose. Quelque chose de bien. Ou pas d'ailleurs. Dans les deux cas on ne me remarque pas. Quand j'ai fini deuxième on ne m'a pas fait de remarques. Ou si peu. Peut-être que ça n'intéresse pas les gens. Ce que je fais. Ou peut-être que je n'arrive pas à me rendre intéressant. Quand quelqu'un est heureux et partage son bonheur ça intéresse. J'aime quand quelqu'un partage son bonheur avec moi mais je ne partage pas assez le mien. Comme si c'était un bien précieux. Le bonheur ça ne peut pas se garder pour soi. Ça se partage. Quand j'ai fini deuxième j'étais content, et même si j'étais fatigué j'avais le sourire. Quand des garçons ont su que j'avais fini deuxième ils m'ont félicité. Je me souviens de quels garçons. Ceux qui ont fini juste derrière moi. Le troisième et le quatrième. Je me souviens de la façon dont je les ai dépassés. J'avais fait un départ plutôt lent. J'étais dans la fin du peloton après le premier tour de piste. Je suis souvent dans la fin du peloton après le premier tour de piste. J'ai du mal à démarrer. Le premier tour est toujours difficile. Et puis j'ai accéléré. J'ai espacé mes foulées et j'ai respiré à pleins poumons. Je regardais droit devant moi, je regardais le coureur juste devant moi. Et je me disais « tu dois le dépasser ». Et je le dépassais. Je les dépassais un par un. J'ai remonté le peloton comme ça. C'est ça la difficulté du huit cent mètres. Il ne faut pas partir trop vite sinon le deuxième tour est difficile. Quand je suis arrivé au dernier virage j'ai peiné pour garder ma cadence. Je sentais mon cœur qui tambourinait dans ma poitrine. J'ai vu qu'il restait deux personnes devant moi et j'ai accéléré encore un peu. J'en ai dépassé un à la fin du virage en le contournant parce qu'il était resté proche de la ligne intérieure. Ça rallonge la distance mais je n'avais pas le choix. Et là j'étais derrière le deuxième. Il avançait vite mais j'ai vu qu'il montrait des signes de fatigue. Comme moi. J'ai hésité sur le coup. Je me suis demandé si j'étais capable de le dépasser. J'ai fait un écart parce que lui aussi était proche de la ligne intérieure. Et je l'ai dépassé. Je ne sais pas comment j'ai fait. Après la course il m'a dit qu'il m'avait vu juste derrière lui et qu'il ne pensait pas que j'arriverai à le dépasser. Mais je l'ai fait. Il m'a félicité. L'autre aussi. Mais les autres non. Quand la prof a donné les résultats les autres savaient que le grand sportif avait fini premier. Il finit toujours premier. En allant vers les toilettes pour aller boire de l'eau et m'essuyer le visage, je suis passé devant les filles. Elles étaient sur les gradins et avaient observé la course. Et quand elles m'ont vu passer j'en ai entendu une dire à une autre "Il a fini deuxième". En entendant mon nom j'ai pas pu m'empêcher de tourner la tête vers elles. Elles me regardaient. J'étais encore essoufflé, je les ai regardé rapidement l'air de rien. Pour ne pas montrer mon intérêt. Elles avaient un drôle de regard. C'était pas de l'admiration. Ou de la curiosité. C'était comme si elles me voyaient vraiment. J'ai eu l'impression qu'elles s'étaient rendues compte de ma présence. Et moi à travers leur regard je me rendais compte de moi-même.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top